Nombreux sont ceux qui s'interrogent sur le message que le bouddhisme peut apporter dans notre monde occidental moderne sur des problèmes qui n'étaient guère d'actualité dans l'Inde du Ve siècle avant Jésus-Christ : l'économie, la politique, les Droits de l'Homme, l'éthique scientifique, l'écologie...
Si les textes canoniques ne peuvent guère apporter de réponses précises (hormis quelques principes de base toujours utilisables, cela va de soi !), certains auteurs contemporains ont tenté, sinon de répondre, au moins de réfléchir "en bouddhistes" à de telles questions. Nous vous proposons de prendre connaissance d'un texte déjà relativement "ancien" (il date des années 60...) qui propose une application pratique des principes bouddhiques dans le monde du travail. Ce texte a été rédigé par un prince de la famille royale Thaïlandaise, Subha Svasti, responsable d'une vaste exploitation agricole. Il offre un témoignage fort intéressant de la lecture "traditionnelle" des enseignements bouddhiques appliqués au monde économique moderne !  [Nous ne présentons ici que quelques extraits significatifs de ce texte]

D'autres se sont essayé à cet exercice difficile...
Dans le numéro 5 des "Cahiers bouddhiques", rappelons que Stéphane Arguillère et Raphaël Liogier propose leurs réflexions sur le thème de la politique.
Quant au domaine de l'économie, on lira avec intérêt, sans nul doute, plusieurs articles de David Loy, bouddhiste américain qui publie régulièrement des articles sur ces thèmes. On pourra notamment consulter, sur le site de "Un Zen Occidental", plusieurs textes consacrés à l'économie, au sens très général du terme : Bouddhisme et pauvreté (traduction française de Georges Toullat), La religion du marché (traduction française de Jean Delpech et d'Éric Rommeluère), Le bouddhisme et l'argent : Le refoulement actuel du vide (traduction française de Michel Proulx).
Autre exemple, différent : l’auteur du site « Darshan », propose de son côté une approche du thème "Bouddhisme et économie" en s'appuyant sur l’exemple du japonais Sazo Idemitsu (1885-1981) fondateur en 1911 de Idemitsu Shôkai, plus tard nommé Idemitsu Kôsan (1940), une compagnie pétrolière spécialisée dans les huiles industrielles. Il s'agit d'une réflexion personnelle qui pourra contribuer à alimenter la vôtre...
On pourra aussi consulter, sur le "site des Adhérents" de l'UBE, un article de Serge-Christophe Kolm, "La philosophie bouddhiste et les hommes économiques", une confrontation - étonnante, mais éclairante... - entre la vision bouddhiste de l'homme et celle qui prévaut généralement dans l'Occident "moderne", celle d'homo oeconomicus, largement utilisé, notamment, en sociologie.
En librairie ou en bibliothèque, sur les aspects historiques du bouddhisme et de ses rapports à l'économie, l'ouvrage de Jacques Gernet, " Les aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise du Ve au Xe siècle" (éd. PEFEO, volume 39, Paris, 1956) est un incontournable...
Pour de plus modernes points de vue... signalons deux livres récents : de Lama Jigmé : "Etre serein et efficace au travail" et de Frans Goetghebeur, président de l'Union Boudhdiste Belge, "Tout change" qui évoque la question du bouddhisme en entreprise.

Ce ne sont que quelques exemples parmi d'autres...

Philosophie d'un Fermier :
comment appliquer le bouddhisme au monde du travail actuel


d’après le texte du Prince Subha Svasti : "Philosophy of a Farmer -
Seing Buddhism Applied to Modern Working Life" (Bangkok, Prachandra Press, 1962).

Texte traduit par Jean Herbert (titre original : "Une exploitation agricole") publié dans
"Bouddhas et bouddhisme - Panorama du bouddhisme en Asie au XXe siècle"
(éd. Rombaldi - Pierre de Tartas, Paris-Bièvres, 1973).
 


En étudiant et en analysant les enseignements du Bouddha et les vies des grands hommes, je suis arrivé à la conclusion que la première condition essentielle pour réussir dans ce que l’on entreprend, c’est de rester impersonnel et de ne pas être égoïste. Ensuite puisqu’aucun être humain ne peut décider quelles seront les conséquences de son action, il faut accepter sans condition et sans y opposer de résistance les circonstances déterminées par la force karmique. Pour ces raisons, il ne faut pas faire de projets trop rigides, mais prévoir des réserves matérielles et spirituelles suffisantes pour faire face aux nouvelles circonstances que pourra faire naître la force karmique.
Or, le Bouddha a énuméré dix conditions qu’il est essentiel d’observer pour se débarrasser de tout égoïsme et pour réussir dans le monde. Nous allons les examiner en détail.


Première condition - cultiver la croyance en anatta (absence d’identité)

Pour commencer, il faut réfléchir cinq minutes chaque jour sur le fait que, depuis notre conception, notre croissance et notre bien-être ont toujours dépendu de notre entourage, de la bonne volonté et de l’amour de notre prochain, et même, indirectement, de tous les êtres qui vivent dans l’univers. Vu dans cette perspective, l’ego devient insignifiant. Si nous analysons notre « moi », nous constatons qu’il fait partie des autres « moi » et qu’il est formé par eux ; il n’existe pas de « moi » séparé des autres « moi ». Or on a soutenu que, pour progresser dans un travail quelconque, nous devons fournir un stimulant à notre ego. Qu’arrive-t-il donc si notre ego n’existe pas ? La réponse, c’est qu’il faut travailler pour notre vrai Moi et faire ce que nous a attribué la loi du karma, pour le bien de tous, en d’autres termes pour le Moi universel. Dans ces conditions notre travail devient le centre de notre existence. Lorsque nous n’avons consciemment aucun désir de gain personnel, notre mental est invariablement aidé par la Sagesse universelle, paññâ [skt. prajñâ], qui fait des miracles. Nous acquérons aussi la faculté de voir nos problèmes dans leur véritable perspective, et nous avons la force de tous les résoudre, ce que nous ne pourrions jamais faire - de façon durable tout au moins - si nous nous laissions arrêter par les trois feux de l’avidité, de la passion et de l’ignorance. Et nous travaillons dans la joie, à la fois détendus et concentrés sur notre travail. Rappelons-nous que du bon travail apporte de gros profits, et que le désir de gros profits n’améliore pas le travail.


Deuxième condition - se rappeler que nous ne pouvons pas créer des résultats mais seulement des causes

Il faut d’abord développer en nous la capacité mentale qui pousse l’esprit et le corps à rechercher la perfection dans notre travail et ensuite parvenir à cette perfection. Un bon résultat suivra automatiquement. Tandis que si nous nous concentrons sur les résultats, notre capacité mentale faiblira et les résultats ne seront pas bons. C’est une des raisons pour lesquelles la plupart des imitateurs, généralement poussés par un esprit de lucre, ne réussissent guère.

[Cette deuxième condition fait l'objet d'un très long développement argumenté - plus de 50% du texte complet ! - que nous ne pouvons reproduire ici.]


Troisième condition - prendre refuge en notre propre moi

Pour pouvoir profiter de toutes nos potentialités, il nous faut cultiver la confiance en nous-même et cesser d’imiter autrui. En face de difficultés, nous devons chercher à les résoudre nous-même sans nous faire aider ; c’est ainsi que notre caractère se renforcera. Le Bouddha nous enseigne qu’il ne faut pas solliciter d’aide extérieure, car nul ne peut véritablement aider son prochain à parvenir au succès.


Quatrième condition - accepter les lois de la nature et coopérer avec elle

Dans tous les domaines, nous sommes soumis aux diverses lois de la Nature, mais la loi suprême, dont dépendent toutes les autres, est la loi de causalité, le karma. Si nous acceptons les autres lois et travaillons avec elles, ce doit être le cas bien plus encore pour le karma. Le Bouddha nous enjoint d’appliquer sans restriction aucune les Cinq Préceptes [note], parce qu’il ne veut pas que nous enfreignions la Loi suprême de la Nature et que nous subissions les conséquences de nos transgressions. Dans nos entreprises, la coopération avec cette loi réduit nos frais de construction et de production, et aussi les efforts que nous avons à déployer. Quand notre vanité nous fait croire que nous pouvons lutter contre la Nature, nous courons à un échec certain.


Cinquième condition - triompher de la colère et de la mauvaise volonté

Colère et mauvaise volonté sont deux forces néfastes qui nous retardent sur le chemin du salut et entravent nos progrès dans nos activités quotidiennes. En général elles ont pour cause notre égoïsme, notre impatience, notre intolérance et la croyance que ce qui nous irrite a été intentionnellement provoqué par autrui - alors que c’est une conséquence de notre propre karma. Pour en triompher, il faut cultiver :
a) Les quatre Brahma-vihâras, c’est-à-dire l’amour, la compassion, la joie de voir les succès d’autrui et l’équanimité. Nous verrons alors que ce que nous appelons notre « moi » n’est que la somme de conséquences karmiques chez nous-même et chez les autres, ces « autres » grâce à qui nous existons et à qui nous devons donc être reconnaissants. S’irriter contre quelqu’un, c’est en réalité s’irriter contre soi-même.
b) La patience et la force d’âme (kshânti). Nous devons nous comporter dans la vie comme à un banquet : attendre que l’on nous serve à notre tour et ne rien demander. Entraînons-nous à savoir que n’arrive que ce qui doit arriver. Nous devons cultiver la patience pour ne pas nous apitoyer sur nous-même, car nous réduirions notre pouvoir de concentration et tout notre travail en souffrirait.


Sixième condition - ne jamais essayer d’être ce que nous ne sommes pas

Si nous essayons d’être autre chose que ce que veut la force karmique, nous allons tout droit au désastre, car nous ne sommes pas de taille à lutter contre la Loi suprême du karma. Nous n’avons pas à envier ceux qui sont mieux placés que nous, puisque c’est le résultat de leur propre karma ; nous devons plutôt leur offrir notre coopération. Une telle coopération devrait régner en permanence au sein de chaque métier ou profession. Et, accessoirement, nous ne devrions pas nous mêler des affaires d’autrui.


Septième condition - Ne jamais nous vanter de ce que nous avons fait ; ne jamais nous donner pour but de rechercher les louanges ou d’éviter les critiques

Travaillons uniquement par amour pour notre travail. Si nous aspirons à des louanges ou craignons des critiques, cela signifie que nous sommes encore très attachés aux résultats, que nous tenons à la façade plus qu’à l’essentiel, que nous hésitons à courir des risques, que notre ego prend le dessus.
Travaillons tranquillement, humblement, sans nous vanter, car celui qui se vante est la risée de tous, et son succès ne peut être qu’éphémère. A celui qui évite ce piège viendront honneurs et richesses.


Huitième condition - triompher des soucis ; ne pas rendre autrui responsable de nos insuffisances ; assumer nos responsabilités, etc.

Ne cherchons pas à nous justifier pour nos erreurs, à les dissimuler, à en rejeter la faute sur autrui - d’autant plus qu’en général on ne nous croira pas, que des accusations injustifiées provoquent de violentes oppositions et que de toute façon ces erreurs sont le résultat de notre karma. Ne passons pas notre temps à nous lamenter sur les difficultés que nous rencontrons, mais faisons immédiatement ce qu’il faut faire. Ne soyons pas jaloux des succès de nos subordonnés et n’en revendiquons pas le mérite, mais récompensons-les. Ne mendions pas la faveur de nos supérieurs. N’encourageons pas les gens à chanter nos louanges. Si quelqu’un nous fait du mal, ne laissons pas voir que nous en avons souffert, mais pardonnons et donnons en retour de l’amour, sachant que tout ce que nous subissons n’est pas provoqué par autrui, mais est l’effet de notre karma.


Neuvième condition - triompher de l’orgueil et du pharisaïsme

Essayons de comprendre la vertu d’humilité. L’eau, qui peut éroder les roches les plus dures, creuser des vallées, porter les plus grands bateaux sans se soucier des frontières, fait preuve d’une parfaite humilité en cherchant toujours les lieux les plus bas. L’homme doit en faire autant, et, au lieu de se mettre en avant, respecter les autres et leurs opinions, s’avouer vaincu lorsqu’il l’est, être généreux et modeste lorsqu’il est vainqueur, car ainsi il se laisse porter par le courant du karma, et il apporte à tous sans discrimination la paix, la fraîcheur, la pureté, comme le fait la rivière.


Dixième condition - triompher de la peur et en particulier de la peur de la mort

N’ayons jamais peur de rien, excepté du mal. Dans notre travail et dans l’accomplissement de notre devoir, soyons prêt à prendre les risques nécessaires. Dégageons-nous de l’illusion que les cinq fourreaux [agrégats] (skandhas) qui constituent notre corps forment un « moi », une entité distincte des autres « moi » . En fait notre corps n’est qu’un outil dont se sert la Loi du karma pour assurer l’équilibre de la Vie dans son ensemble, et sa tâche est précise et limitée. Nous devrions donc nous réjouir de notre mort, car elle est un sacrifice suprême dont a besoin la Loi du karma et qui profitera à toute l’humanité dans sa lutte contre les forces du mal. Sans la Mort la race humaine se multiplierait à l’infini et nul progrès ne serait possible. Si j’étais moi-même immortel, à la tête de mon exploitation, je ne laisserais jamais personne me remplacer et faire mieux que moi. Lorsque l’heure arrivera, la Nature m’ordonnera de mourir pour sauver la situation et poursuivre l’évolution. Aussi n’ai-je qu’à m’incliner sans le moindre regret.
Et il se peut fort bien que l’accueil qui nous attend après la mort soit plus agréable que celui que nous avons eu en naissant. Tout comme la naissance, la mort est donc une aventure excitante et anodine.

Pour le Sage, l’action plonge ses racines dans l’inaction, c’est-à-dire qu’il agit sans aucun attachement à son ego. Il se met à l’arrière-plan, mais il est toujours à l’avant-garde. Et il atteint toujours à ce qu’il veut parce qu’il ne cherche jamais rien pour lui-même.
Dans la pratique, c’est à peu près la même méthode que nous suivons si nous remplissons les dix conditions énumérées ci-dessus. Prenons donc l’habitude bouddhique de la méditation, car elle nous permettra de nous concentrer sur toutes ces qualités et de les assimiler dans notre subconscient, d’où elles s’enracineront solidement dans notre caractère. Dans un sens, c’est un genre d’autosuggestion, mais, nous a dit le Bouddha, nous sommes ce que nous pensons que nous sommes, notre « moi » d’aujourd’hui n’est qu’un composé de toutes les idées qui se sont installées dans notre esprit depuis notre naissance. Et si nous voulons créer dans notre subconscient ces Dix Conditions essentielles pour parvenir au succès, il n’y a pas d’autre moyen scientifique que celui indiqué par le Bouddha : concentration et méditation - dont la forme élémentaire est l’auto­suggestion.
Essayons de méditer chaque jour sur l’une de ces Conditions essentielles et un jour ou l’autre nous verrons soudain qu’elles se sont remplies en nous et qu’elles nous aident à résoudre tous les problèmes dans la force, la paix et la joie. Si nous remplissons ces Dix Conditions, nous serons comme le boucher dont le couteau en vingt ans ne s’était pas émoussé parce qu’au lieu de couper des os il glissait le couteau dans l’espace vide qui toujours les sépare : nous trouverons l’espace que prévoit toujours secrètement la Nature et nous y passerons sans difficulté. C’est ce qu’enseigne le Bouddha.


Prince Subha Svasti

note :

Les cinq préceptes sont :
"Je m'engage à m'exercer [spirituellement] en m'abstenant de
1) toute violence à l'égard des êtres sensibles
2) prendre ce qui n'a pas été donné
3) tout excès dans la satisfaction des désirs sensuels
4) toute parole inappropriée : mensongère, blessante, inutile ou frivole
5) tout intoxicant qui fait perdre la maîtrise de soi"