Emblématiques de la pratique tantrique, surtout dans sa dimension non conventionnelle, les "Grands Accomplis" - Mahāsiddha - sont des maîtres indiens qui ont vécu entre le VIIe et le XIIe siècle. Instruits dans les pratiques par de grands bodhisattva comme Mañjuśrī ou Vajrapāṇi, ils ont souvent donnés naissance à des lignées de transmission du Vajrayāna et sont, pour certains d'entre eux, directement à l'origine des différentes lignées actuelles du bouddhisme tantrique, tibétain ou japonais 
Populaires et souvent vénérés, particulièrement au Tibet, ce sont des personnages dont on peine à savoir s’ils ont eu une existence historique réelle, amplifiée ultérieurement par la tradition, ou s’il s’agit de personnages avant tout archétypiques. En effet, tout comme on évoque les 84.000 enseignements du Buddha - autant qu’il y a de "cas" psychologiques singuliers pris en compte par le Buddha dans ses enseignements - la tradition la plus répandue compte 84 Mahāsiddha. Ce nombre, symbole de complétude dans la tradition indienne, permet de considérer chacun d’entre eux comme un exemple paradigmatique de pratique et de perfectionnement ; ainsi chacun pourra envisager, selon ses caractéristiques propres - illustrées par l’un ou l’autre de ces Mahāsiddha -, de s’engager sur la Voie tantrique en ayant bon espoir de réussite !
Leurs biographies – compilées notamment par le maître indien Abhayadatta – offrent un florilège haut en couleurs de personnages atypiques, en raison des "grands (mahā) pouvoirs (siddhi)" qu’ils ont développés, mais aussi étonnamment familiers puisque tous manifestent des caractéristiques, des passions ou des défauts communs à chaque membre de l'humanité ! Aussi, qu’on soit avare, joueur, paresseux, moine érudit, chasseur, forgeron, roi, mendiant ou décortiqueur de riz, l’un d’entre eux aura forcément un point commun avec chacun des hommes… ou des femmes – car on compte aussi 4 femmes parmi les Mahāsiddha !
Nous vous proposons d’en découvrir quelques-un(e)s…

Les Mahasiddha 01A partir du Ve siècle, le bouddhisme du Mahāyāna se développa durant plusieurs siècles au sein de grands monastères et d'universités prestigieuses, telle Nālandā. Devenu un mouvement d'érudits et de logiciens, il provoqua une réaction contre les études et les débats scolastiques. Un certain nombre de pratiquants "hors normes" apparurent, en dehors des institutions, en prônant l'usage des "moyens habiles" (upāya) unis à la connaissance (prajñā) afin de faire l'expérience directe des enseignements et d'accomplir au plus vite leurs fruits. ils allaient ainsi donner naissance au Vajrayāna, le "Véhicule de la foudre", aux résultats rapides comme l'éclair, mais aussi pur que le diamant (autre traduction possible du terme vajra).


Ces Mahāsiddha se firent ainsi connaître pour les méthodes diverses et pour le moins inhabituelles dont ils usèrent pour atteindre l'Eveil. Leurs histoires extraordinaires et souvent savoureuses ont été transmises à travers leurs biographies mais aussi de nombreuses représentations iconographiques qui rappellent leur particularité.


En marge de l'orthodoxie, ils étaient souvent issus de basse caste ou exerçaient les métiers les plus divers - parfois même les plus répréhensibles ! Tous surent utiliser leur condition particulière comme "moyen habile" afin d'atteindre les accomplissements. Leur maître - ou les ḍākinī (instructrices célestes des tantra) - qui les enseignaient cherchaient à mettre à profit ces conditions particulières...

Les Mahasiddha 02       Les Mahasiddha 03

Ainsi d'Ajohi, "le paresseux" [ci-dessus à gauche], qui reçut l'instruction de faire le cadavre dans les charniers pour inspirer le sentiment de l'impermanence aux méditants ; Gorura, "l'attrapeur d'oiseaux" [ci-dessus à droite], qui apprit à unifier sa perception de tous les gazouillis et cris d'oiseaux ; Kamaripa, le forgeron, qui pratiqua le yoga des canaux et des souffles en se considérant lui-même comme une forge ; Ṥalipa, terrorisé par les loups, qui reçu l'instruction de considérer tous les sons comme étant identique au hurlement du loup ; Tandhepa, joueur invétéré [ci-dessous à gauche], qui perdit toute sa fortune aux dés mais qui s'éveilla lorsqu'il reconnut que le monde entier était tout aussi "vide"... que sa bourse ! Ou encore Mīnapa, un pêcheur [ci-dessous à droite], qui fut avalé par une baleine et médita dans son estomac pendant douze ans...

Les Mahasiddha 04       Les Mahasiddha 05

Voici quelques autres histoires, plus développées, de certains de ces personnages hors du commun.
Et, pour commencer, honneur à des femmes... extraordinaires !

 

Mekhala et Kanakhala

Les Mahasiddha 06Makhalā et Kanakhalā sont connues comme "les sœurs sans tête". Ces deux filles d’un homme âgé et veuf étaient célèbres pour leur malice et leur caractère espiègle. Mariées à des pêcheurs de condition misérable, la plus jeune des deux, Kanakhalā, suggéra un jour à son aînée de s’enfuir de leur foyer ; mais l’aînée eut cette réflexion : "Je pense que nous méritons ce que nous subissons car cela vient de nous-mêmes. Je regrette d’avoir à dire cela, mais nous allons devoir rester ! Rien ne sera différent ailleurs car, où que nous allions, nous serons toujours en notre propre compagnie !"
A ce moment-là, le gourou Krisnacārya passait par là accompagné de 700 dakas et dakinis. Les deux sœurs se jetèrent à ses pieds et lui demandèrent de recevoir ses instructions. Krisnacārya les instruisit alors dans la voie de Vajra Varahi, qui unit la vision et l'action.
Les deux sœurs pratiquèrent assidûment durant douze années et réussirent à atteindre leur objectif. Elles décidèrent alors de rendre visite à leur gourou afin d’obtenir d'autres instructions. Quand elles l’eurent trouvé, elles se prosternèrent humblement à ses pieds et l’honorèrent. Mais si le gourou les reçut avec bonté, il était évident qu'il ne se souvenait pas de qui elles étaient ! Elles lui dirent alors qu’elles étaient les deux sœurs mariées et malheureuses qu'il avait initiées douze ans auparavant...
Alors le gourou s’écria : "Je vous ai transmis une initiation et vous venez devant moi sans offrande !?!" Les deux sœurs répliquèrent alors qu'elles étaient tout à son service et lui demandèrent ce qu’il souhaitait. Et Krisnacārya de répondre aussitôt "Vos têtes !""
Sans aucune hésitation, les sœurs manifestèrent une épée de pure conscience et se décapitèrent pour lui offrir leur tête en offrande, en chantant. Krisnacārya les replaça aussitôt sur leur torse, comme si elles n’avaient jamais été tranchées… En signe de gratitude, les deux sœurs se jetèrent à ses genoux et touchèrent ses pieds de leur tête, en signe de révérence. A l’instant même, elles obtinrent la réalisation du Mahāmudrā-siddhi.
Pendant de nombreuses années, elles poursuivirent leur perfectionnement avec abnégation, pour le bien de tous les êtres, et ont finalement pris corps dans le paradis des ḍākinī.

 

Nāgabodhi

Les Mahasiddha 07Il y a de cela fort longtemps, Nāgārjuna résidait au monastère de Suvarna. Chaque soir, une fête était organisée en son honneur et on le servait dans de magnifiques plats en or pur. Un brahmane, ayant vu cela, décida de le voler. Mais, avant même qu’il ait eu le temps de mettre son plan à exécution, un plat d’or massif s’éleva dans les airs et atterrit dans sa main ! Pensant qu’il avait bien de la chance, il s’en saisit et se tint à l’écart. Durant la nuit, alors qu’il s’apprêtait à retourner voler autre chose, un autre plat lui parvint par la voie des airs… et, un peu plus tard, c’est toute la vaisselle d’or qui vient d’elle-même s’empiler devant lui !
Nāgārjuna lui dit alors : "Ma fortune est à vous, vous n’avez nul besoin de voler quoi que ce soit... Restez donc avec moi aussi longtemps que vous le souhaitez et, quand vous partirez, prenez ce que vous voulez !" Abasourdi, Nāgabodhi prit son repas avec le saint, mais la conversation avait éveillé sa foi. En fin de compte, tout ce qu'il emporta avec lui fut "l'instruction d'or" du gourou sur la façon de méditer sur la cupidité et comment trouver le chemin de l'auto-libération.
Il pratiqua durant douze ans mais une énorme corne rouge se mit à pousser sur le sommet de son crâne. Nāgārjuna lui apparut alors et lui donna de nouvelles instructions grâce auxquelles Nāgabodhi réalisa la vacuité de toutes choses. Profondément absorbé dans cette méditation durant six mois, sa corne rouge disparut et il atteint la libération.
Nommé successeur et maître de la lignée de Nāgārjuna, Nāgabodhi devait rester sur la montagne de Ṥri Parvata pour œuvrer avec compassion au profit de tous les êtres, jusqu'à ce qu'il reçoive la révélation de l'arrivée du buddha Maitreya. Il est considéré comme le quatrième patriarche de la tradition tantrique sino-japonaise du Shingon.

 

Virūpa


Né dans une caste royale, Virūpa renonça au pouvoir temporel pour s'engager dans la voie monastique. Ses qualités exceptionnelles lui permirent de devenir un brillant érudit du Mahāyāna et il obtint le poste prestigieux d'abbé de la plus célèbre université-monastère de l'Inde bouddhique de l'époque : Nālandā.
Bien qu'il se soit dédié pendant soixante-dix ans, en secret, la nuit, à la pratique des tantra, il ne parvint à aucune réalisation ! Il finit par jeter son chapelet dans les latrines du monastère et, la nuit même, une ḍākinī lui apparut en rêve. Elle le conjura de ne pas abandonner et, accompagnées d'autres ḍākinī, occupa les jours qui suivirent à lui transmettre quatorze "transmissions de pouvoir" qui permirent à Virūpa d'atteindre rapidement les premiers stades de la Réalisation spirituelle des bodhisattva... Ses progrès furent si rapides que son comportement en fut profondément modifié et devint même suspect aux yeux des autres moines ! Virūpa décida alors de quitter Nālandā et se retira dans une forêt près du Gange, dont on dit qu'il l'aurait traversé en divisant les eaux. Sa réputation grandit et le souverain de la région en prit ombrage au point de chercher à l'éliminer... projet qui échoua plusieurs fois, au point que le roi, convaincu de sa valeur exceptionnelle, devint son disciple.

Les Mahasiddha 08Parmi les nombreuses anecdotes et miracles qui émaillent sa vie, un épisode est tout à fait caractéristique du comportement pour le moins inhabituel des mahāsiddha : un jour qu'il se trouvait dans une taverne à boire de la bière en abondance, il promit à l'aubergiste de le payer au coucher du soleil... mais le soleil, ce jour-là, ne se coucha pas et le yogi continua à boire longtemps ! Inquiet de la chaleur qui persistait et de la sécheresse qui menaçait le pays (tandis que Virūpa, lui, s'abreuvait !), le souverain finit par payer lui-même la facture et le soleil put enfin se coucher... [illustration ci-contre]
D'un point de vue plus traditionnel pour un maître spirituel, Virūpa fut aussi un grand enseignant des tantra, notamment de la collection d'Hevajra qui donnera naissance au Lamdré, la pratique tantrique centrale de l'école tibétaine des Sakya. Il composa aussi, d'après la tradition, un grand traité sur la "Vue profonde". Parvenu au terme de sa carrière, on dit qu'il résorba son apparence dans une statue à son image, mais n'en continua pas moins à enseigner, bien plus tard, sous la forme de visions.

 

Tilopa


Les Mahasiddha 09Tilopa naquit dans une famille de brahmanes du Bengale oriental, en Inde. Son nom signifie "graine de sésame" car il gagnait sa vie en broyant du sésame pour en extraire l'huile. Quand il était encore jeune berger, il rencontra le grand bodhisattva Nāgārjuna qui lui donna les enseignements préliminaires sur la voie du Mahāyāna et parvient à le faire nommer souverain du royaume de Bhalènta. Après avoir vécu un certain nombre d'années dans le luxe royal, las de cette vie intutile, Tilopa décida de renoncer au trône et devint moine. Il prit ses vœux d'ordination au temple tantrique de Somapouri, au Bengale, et commença sa formation monastique.
Là, Tilopa eut la vision d'une dakini dont il reçut la transmission du tantra de Chakrasamvara. Il reçut aussi plusieurs enseignements et transmissions de grands maîtres tantriques comme le traducteur érudit Acharya Charyawa et le siddha Lawapa. De ces gourous, il assimila l'instruction et la pratique du bardo (l'état intermédiaire entre la mort et la vie), powa (le transfert de conscience), toumo (la pratique de la chaleur) et de nombreuses autres instructions orales essentielles. Bien que Tilopa eût plusieurs maîtres humains éveillés, son gourou "racine" ne fut autre que le buddha Vajradhara qui lui transmit notamment la pratique du Mahāmudrā.
Pendant douze ans, Tilopa s'adonna à la pratique de ces enseignements, et il prit une yogini comme parèdre secrète. Mais il fut alors expulsé du monastère pour avoir une relation avec une femme. Tilopa passa le reste de sa vie dans la solitude, mais il était un maître renommé et forma de nombreux disciples.
Parmi ceux-ci, Naropa est sans doute le plus célèbre ; c’est lui qui fut choisi pour continuer sa lignée qu’il transmit ensuite à son propre disciple, le tibétain Marpa, "le traducteur", fondateur de la lignée Kagyüpa.

 


Pour en savoir plus ...


En librairie :

Il existe deux traductions françaises de l'oeuvre de référence d'Abhayadhatta :

AbhayadattaLa Vie merveilleuse de 84 grands sages de l'Inde ancienne, Abhayadatta, traduit du tibétain par Djamyang Khandro Ahni, éd. du Seuil, Paris, 2005.

Ce livre est disponible à la Bibliothèque du CIDEB (bibliothèque de l'IEB)

 

 


MahasiddhasMahasiddhas : La Vie de 84 sages de l'Inde, Abhayadatta, traduit par le Comité Padmakara, éd. Padmakara, 2003.

 

 

 

 

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Sur Internet :

On pourra consulter le site de Tsem Rinpoché (en anglais : www.tsemtulku.com) qui, sur une page unique - mais longue... - présente une illustration et la biographie de chacun des 84 Mahāsiddha !

 

 

 

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