Numéro spécial : Bouddhisme et philosophie

  • Quelles philosophies pour quels bouddhismes ?
         Bernard Stevens
  • Identité et vacuité
         Françoise Bonardel
         Pierre Nakimovitch
  • La phénoménologie, point de rencontre privilégié
    entre bouddhisme et philosophie occidentale
         Fabrice Midal
         Pierre Jacerme
  • Comment penser la pratique : enjeux et impasses
         Natalie Depraz
         Stéphane Arguillère
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Présentation des articles

Quelles philosophies pour quels bouddhismes ?

Bouddhisme et philosophie dans l'histoire : l'art comme illustration
Bernard Stevens

L'exposé part d'un rappel de la vision hégélienne de l'histoire, centrée sur l'Europe comme porteuse de la raison et de la liberté, et dirige l'attention sur la dimension esthétique de ces écrits. Deux faiblesses sont alors soulignées dans cette systématique téléologique: la difficulté à intégrer le bouddhisme, et singulièrement le bouddhisme japonais (zen) ; l'ignorance de la tradition picturale sino-japonaise. Cette double faiblesse est alors utilisée comme levier pour opérer une torsion dans la vision historique de Hegel : la peinture japonaise, intégrant des éléments de la sensibilité bouddhique zen, permet de mettre en évidence certaines dimensions de la quête philosophique que la modernité occidentale, dont Hegel propose l'achèvement, aurait manqué (notamment une attention portée à l'incarnation de la pensée et l'enracinement de celle-ci dans la nature). Sur cette trajectoire est privilégié le moment de la rencontre entre les esthétiques d'Occident et d'Extrême-Orient, depuis l'impressionnisme jusqu'à la peinture abstraite. Les principaux auteurs convoqués sont: Malraux, D.T. Suzuki, Imamichi et Nishida.

Identité et vacuité

Le bodhisattva, héros du non-soi : un défi pour l'Occident philosophique ?
Françoise Bonardel

Quoi de plus inintelligible au fond que l'Eveil bouddhique au regard de la tradition philosophique occidentale, se donnant quant à elle pour mission d'éveiller  les consciences demeurées assoupies ? C'est qu'il n'est guère pour la rationalité de prise réelle sur ce « noud »qu'on ne saurait même plus dire paradoxal entre une  identité - reconnue pour  non substantielle (anatman) - et la réalisation non conceptuelle de la vacuité (sunyata), qui seule vraiment  délie. Or, si le Bouddha incarne cette déliaison même, enfin aboutie, le bodhisattva lui fait escorte et travaille sans relâche à rendre pour tous possible le grand passage. Aussi est-ce  dans le « héros pour l'éveil », plus encore que dans le Bouddha, que l'on peut  entrevoir les derniers linéaments de ce que l'Occident nomme individu, personne, sujet ; des liens très ténus d'ores et déjà rompus par le vou prononcé (pranidhana) mais indispensables pour que  l'humanité puisse s'arrimer au radeau conduisant à la bouddhéité.
Comment dès lors ne pas immédiatement traduire l'audacieuse intrépidité du bodhisattva en terme d'héroïsme quasi guerrier, ou le gratifier d'une « sainteté » comparable à celle des martyrs, chrétiens en particulier ? Que devient  à son contact le personnage du sage façonné par des siècles de philosophie ? Il se pourrait néanmoins que dans son effort pour donner consistance à la notion de sujet, puis pour la déconstruire, la philosophie ait elle aussi parfois rêvé à une sorte de héros  du non savoir libérateur - un « génie du coeur », dira Nietzsche - dont le courage se révélerait  comparable à celui d'un berger, d'un passeur et d'un roi, tel celui du bodhisattva dans le Mahayana. C'est à recueillir les bribes de ce songe, et à le confronter aux enseignements bouddhiques, que sera consacré cet exposé.

L'identité est vacuité
Pierre Nakimovitch

Martin Heidegger et Chögyam Trungpa se sont tous deux défiés de la pensée conceptuelle qui vise à maîtriser le plus vaste ensemble de connaissances sans pouvoir, pour autant, en faire l'épreuve. Ils ont ainsi ouvert le chemin d'une toute autre expérience de la pensée à même de prendre le risque d'une désorientation où rien de déjà connu ne subsiste simplement parce qu'il est bien connu. Ils ont parlé une langue autre, une langue à même de s'adresser à chacun d'une manière inouïe. La distinction que fait Heidegger entre la dimension catégoriale et celle de l'existentiale permet de comprendre le sens de ce « saut » pour une parole libérée de cette saisie qui montre aujourd'hui l'inquiétant visage de l'uniformisation standardisée. C'est l'entente de cette dévastation propre à notre temps, comme de la chance que celui-ci recèle, qui a appelé  Chögyam Trungpa et Martin Heidegger à un tel engagement dans la pensée. En ce sens, pour qui est prêt à les suivre, la rencontre du bouddhisme et de l'Occident, loin d'avoir eu lieu, reste à venir comme une ressource féconde, historiale.

La phénoménologie, point de rencontre privilégié entre bouddhisme et philosophie occidentale

La rencontre du bouddhisme et de l'Occident peut-elle se déployer
sans une méditation de l'oeuvre de Chögyam Trungpa et de Martin Heidegger ?
Fabrice Midal

Martin Heidegger et Chögyam Trungpa se sont tous deux défiés de la pensée conceptuelle qui vise à maîtriser le plus vaste ensemble de connaissances sans pouvoir, pour autant, en faire l'épreuve. Ils ont ainsi ouvert le chemin d'une toute autre expérience de la pensée à même de prendre le risque d'une désorientation où rien de déjà connu ne subsiste simplement parce qu'il est bien connu. Ils ont parlé une langue autre, une langue à même de s'adresser à chacun d'une manière inouïe. La distinction que fait Heidegger entre la dimension catégoriale et celle de l'existentiale permet de comprendre le sens de ce « saut » pour une parole libérée de cette saisie qui montre aujourd'hui l'inquiétant visage de l'uniformisation standardisée. C'est l'entente de cette dévastation propre à notre temps, comme de la chance que celui-ci recèle, qui a appelé Chögyam Trungpa et Martin Heidegger à un tel engagement dans la pensée. En ce sens, pour qui est prêt à les suivre, la rencontre du bouddhisme et de l'Occident, loin d'avoir eu lieu, reste à venir comme une ressource féconde, historiale.

La quotidienneté comme lieu de rencontre du bouddhisme et de la phénoménologie
Pierre Jacerme

A l'époque de la « fin » de la philosophie, et d'une certaine faillite de la métaphysique occidentale, interpréter le bouddhisme métaphysiquement reviendrait à méconnaître ce qu'il apporte de complètement autre. En revanche, la possibilité qu'offre la pensée phénoménologique de toujours pouvoir commencer à neuf permettrait une rupture inaugurale avec un idéal de maîtrise total. Et une rencontre avec le bouddhisme deviendrait possible à condition qu'elle ait lieu ici et maintenant, dans notre situation de vie quotidienne, là où nous éprouvons les limites d'une théorisation à sens unique - situation quotidienne analysée par M. Heidegger et C. Trungpa.

Comment penser la pratique : enjeux et impasses

Etre présent à l'instant de la mort : ressources scientifiques, phénoménologiques et bouddhistes
Natalie Depraz

Je compte partir de l'expérimentation neurodynamique d'Antoine Lutz (qui fut l'élève de Francisco Varela) sur l'émergence de la forme stéréoscopique pour montrer comment elle procure un éclairage scientifique extrêmement concret et accessible du travail avec l'esprit (l'émergence des pensées) dans le cadre de la pratique de la méditation, et comment elle peut à son tour se trouver étayée par la réflexion fine et détaillée de Husserl sur l'expérience de l'anticipation. La méthodologie transdisciplinaire mise en ouvre s'efforcera de tressser ensemble expérimentation scientifique en troisième personne, expérience pratique bouddhiste et expérience philosophique phénoménologique en première personne. Je voudrais en réalité travailler ce bout d'expérience de la présence à ce qui va immédiatement survenir (ce que le phénoménologue nomme la "protention") comme un travail quotidien de la présence à la mort (la nôtre ou celle des autres). L'enjeu philosophique de cette présentation consiste à faire le pari que l'on ne pense la pratique qu'en agissant, c'est-à-dire en considérant toute prise de parole comme la description en acte d'une expérience singulière.

Labyrinthe de verre
Stéphane Arguillère  

Le bouddhisme se distingue d'autres spiritualités par son refus d'envisager l'itinéraire vers la perfection comme une aventure mystérieuse. Tout au contraire, du moins dans son discours dominant, la voie est donnée comme un développement intelligible, fondé sur une méthode qui serait à peu de chose près déduite de la nature du but visé et de l'analyse des obstacles qui nous en séparent; ses étapes sont censées s'enchaîner avec un ordre et une nécessité transparents pour la pensée. Or, le paradoxe est que la méthode telle qu'elle est effectivement enseignée et mise en ouvre paraît, dans son détail sinon dans son armature générale, plutôt opaque, en dépit de certaines rationalisations. Le motif plus général qui se dégage de la considération de cette obscurité de la pratique est celui du type d'intelligence du réel proposé par le bouddhisme: la formule algébrique, si l'on peut dire, de la coproduction conditionnée est intelligible, mais son processus concret "dépasse l'intelligence des mondains", c'est-à-dire, est du seul ressort de l'omniscience des Eveillés. La pratique n'est pas ici adjointe à la théorie comme une technique à une science, mais tout au plus comme un art qui ne tire de cette science que des principes trop généraux pour en fonder tout le détail.