namkhai norbu

Barcelone, fin octobre 2012, dans un vaste gymnase proche de la plage de Mar Bella : il est dix heures et près de cinq cent étudiants venus des quatre coins de l’Europe attendent l’arrrivée du maître. Ponctuel, celui-ci fait son entrée marquée d’un joyeux et sonore : « Good day everybody in everywhere ! » et s’installe sur le siège surmonté d’un A blanc dans une sphère quinticolore, symbole de l’enseignement Dzogchen. Longs cheveux argentés coiffés en chignon à la manière des yogis, la silhouette massive, imposant, les pommettes saillantes et le regard pénétrant, il balaye la salle du regard et commence à parler. Son enseignement se poursuivra deux heures durant, long fleuve impétueux. Sa présence est saisissante, majestueuse et généreuse. On le sent animé d’une volonté inébranlable et d’une indépendance farouche, et l’on se surprend à l’imaginer tel un tigre de montagne. Chögyal Namkhaï Norbu n’a pourtant rien d’inquiétant...

Maître accompli de la tradition bouddhiste tibétaine, il s’est attelé à la tâche de transmettre l’enseignement Dzogchen à des étudiants des quatre coins du monde réunis dans ce qu’il nomme « la Communauté Dzogchen ». Son parcours est original à plus d’un titre. Né en 1938 à Dergué (Tibet oriental), Namkhai Norbu, « Joyau de l’Espace », est très tôt reconnu comme l’incarnation d’Adzom Droukpa, un maître nyingmapa réputé. Il n’a que cinq ans quand

le Karmapa reconnaît aussi en lui l’émanation d’un autre maître, kagyüpa cette fois. À neuf ans, il entre au monastère sakyapa de Dergué où il étudie la philosophie bouddhiste, les tantras, la médecine et l’astrologie. Il profite des vacances pour rejoindre ses deux oncles, un abbé, Khyèntsé Chökyi Wangchuk, et un yogi pratiquant le Dzogchen, Tokden Urgyen Tenzin. À quatorze ans il rencontre Ayou Khandro (1839-1953), une grande pratiquante très âgée (113 ans), détentrice des enseignement sur les « dâkinîs » (êtres éveillés féminins) et sur les retraites dzogchen dans l’obscurité. Elle marquera durablement l’esprit de son jeune disciple. En 1954, l’adolescent quitte le collège monastique doté d’une solide érudition. Mais la situation du Tibet s’est détériorée, et l’est du pays est occupé par les troupes chinoises. Nommé représentant de la jeunesse tibétaine, Namkhaï Norbu est envoyé en Chine pour enseigner à l’université des minorités. Il en profite pour apprendre le chinois et le mongol et rencontre Gangkar Rinpoché, un maître tibétain résidant en Chine. De retour au pays en 1956, c’est à la suite d’un rêve prémonitoire qu’il rencontre son maître principal, Nyak la Changchoub Dordjé. Disciple direct d’Adzom Droukpa mais aussi de Nyak la Péma Düdül et de Shardza Rinpoché, deux maîtres dzogchen ayant accompli le fameux « corps d’arc-en-ciel », il exerce la médecine, entouré de laïcs et de moines organisés en communauté autarcique (un « gar »). La rencontre est décisive entre ce maître aux allures de paysan fruste et le jeune homme encore imbu de son savoir intellectuel. Réalisant enfin la profonde simplicité de la nature de l’esprit, il sert son maître pendant un an puis part en retraites et en pèlerinages. Mais les conditions politiques étant très critiques, il doit bientôt fuir Dergué en proie à la répression chinoise et se réfugie au Sikkim en 1958.


L’Italie, terre d’accueil

À Gangtok, il travaille en qualité d’auteur et d’éditeur des textes tibétains mais en 1960, il part en Italie sur l’invitation du professeur Giuseppe Tucci, le grand tibétologue italien. Attaché de recherche à l’IsMEO à Rome et boursier de la Rockfeller Foundation, il collabore avec Tucci et rédige quelques ouvrages d’anthropologie sur le Tibet. En 1964, il s’installe définitivement en Italie. Nommé professeur à l’IsMEO à Naples pour y enseigner le tibétain, le mongol et la culture tibétaine, il accueillera en 1983 le premier congrès international sur la médecine tibétaine à Venise. Voilà pour la façade publique. Mais en privé, Namkhaï Norbu, marié à une Italienne qui lui donne deux enfants, est aussi un pratiquant confirmé du Dzogchen et un visionnaire qui reçoit la transmission de textes-trésors (tib. terma) en rêve. Vers 1975, quelques étudiants italiens se réunissent autour de lui pour lui demander l’enseignement : la Communauté Dzogchen est née.


Un enseignement non sectaire

Il fonde son premier centre, Mérigar (« le camp du volcan ») près du mont Amiata en Toscane. Bientôt des étudiants affluent de toute l’Europe. Durant les vacances universitaires, il voyage régulièrement en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Etats-Unis où il donne de courtes retraites. Conscient des dérives partisanes de certains centres tibétains, il développe un style d’enseignement original. Sans se réclamer d’une école bouddhiste tibétaine particulière, il propose une approche dzogchen au-delà de toute limitation. Il transmet les enseignements de ses maîtres et ses propres termas et met au point une pratique puissante et essentielle, intégrant le corps (yantra-yoga, danse du vajra, danses Khaïta), la parole (chant du vajra, mantras) et esprit (contemplation). Après Mérigar, d’autres centres ou « gar » vont voir le jour : Tashigar nord et sud (Vénézuela et Argentine), Tségyalgar (USA) et Namgyalgar (Australie), Kunzangar (Russie) et dans les autres pays, les étudiants sont coordonnés par des organes locaux ou gakyil dont les responsables tournent régulièrement. Soucieux de former des enseignants parmi ses étudiants, Namkhaï Norbu crée en 1986 Santi Mahâ Sangha, un programme complet de pratique et d’étude approfondie. À l’Institut Shang Shung où il tente de préserver la culture tibétaine, il forme des traducteurs de textes tibétains, dont le travail est publié par les Éditions Shang Shung. La « Communauté Dzogchen » se fonde sur la collaboration entre les pratiquants et le maître, une entraide qui facilite la pratique de chacun et la diffusion de l’enseignement vers tous ceux qui le souhaitent. Son principe est défini en ces termes par Namkhaï Norbu : « La base ou la racine de la Communauté Dzogchen réside uniquement dans la compréhension de l'état primordial, notre propre état naturel, et la voie consiste à appliquer cette connaissance dans la vie. »


Une œuvre humanitaire en Asie

Retraité de l’université depuis 1992, Namkhaï Norbu a aussi enseigné en Bouriatie, en Mongolie et même en Chine et au Tibet où apparaît une autre facette de son travail : grâce aux liens qu’il a su garder avec des responsables chinois, il a pu créer A.S.I.A., une ONG à but humanitaire et culturel. Ses réalisations, création d’écoles, d’hôpitaux, programmes éducatifs, restauration de monuments et de monastères au Tibet et en Mongolie intérieure, sont financées aussi bien par des fonds privés que par les Ministères des Affaires étrangères italiens et français et l’Union Européenne.

Midi, l’enseignement s’achève : « O.K., we finished ! » tonne le maître, mais il restera là encore une bonne heure à recevoir ses étudiants un par un pour répondre à leurs questions.

Ce texte, je l’ai écrit en 2012, alors que Rinpoché donnait encore de nombreuses retraites de par le monde, retransmises par webcast à sa communauté. Il était le premier maître tibétain à proposer ce genre de retraites en distantiel pour ceux qui vivaient loin des lieux de retraites. Depuis, beaucoup l’ont imité après bien des hésitations, et la crise récente de la COVID a montré combien ce mode d’enseignement était précieux dans cette période troublée. Après 2012, Rinpoché a fondé à Ténériffe son Gar principal, Dzamling Gar, centre international où il centralise toutes les activités d’enseignement, la recherche tibétologique et la traduction au sein de la Shang Shung Foundation (2015) qui reprend toutes les activités de l’ancien International Shang Shung Institute, de la maison d’édition attenante, la Shang Shung Publication, et les programmes d’aide d’A.S.I.A.

Malheureusement, à la suite d’une mauvaise grippe contractée lors d’une retraite d’hiver, Chögyal Namkhai Norbu Rinpoche nous a quittés à l’âge de 79 ans, rendant son dernier souffle le 27 septembre 2018 en sa résidence de Gadelin à Mérigar, en Toscane. Il laisse derrière lui une importante communauté de pratiquants laïcs qui maintient sa transmission en poursuivant la pratique et les activités préconisées par le maître.


Petit encadré : Le Dzogchen

Le Dzogchen ou « Grande Perfection » est l’enseignement et la pratique qui dévoilent la perfection naturelle de notre véritable nature, la Présence éveillée (rigpa) ou nature de Bouddha. Cette voie directe enseignée dans les écoles tibétaines Nyingmapa et Bönpo repose sur la transmission du maître qui « présente » à ses disciples la nature de leur esprit. Une fois celle-ci reconnue, le pratiquant doit stabiliser cet état par la méditation puis y libère progressivement toutes les passions qui le conditionnent. Il pourra alors intégrer tous les aspects de son existence à cette dimension non-duelle de l’Éveil. Namkhaï Norbu Rinpoché fut l’un des rares maîtres soucieux de préserver cet enseignement dans toute sa richesse. Il en enseigna tous les aspects et encouragea l’étude des tantras à la source de cette tradition bien souvent considérée comme la cime du bouddhisme tibétain.