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Grégory Kourilsky est maître de conférences à l’École française d’Extrême-Orient. Ses recherches portent sur les sociétés bouddhiques de l’Asie du Sud-Est péninsulaire. Ses publications explorent un large éventail de sujets tels que la piété filiale et le culte des ancêtres, la littérature religieuse palie et vernaculaire, les formes locales de méditation, les calendriers et les traditions hémérologiques, ou encore l’informatisation des écritures traditionnelles.

Auteur d’une thèse de doctorat en Histoire des religions et Anthropologie religieuse, soutenue à l’École Pratique des Hautes Études en 2015

 

Dans un exposé présenté en 2004 l, Peter Skilling jetait un pavé dans la mare des études bouddhiques en questionnant la pertinence de l'usage du terme «theravada » pour désigner la forme du bouddhisme systématisé sur l'île de Ceylan au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne et qui fut transmis en Asie du Sud-Est par le truchement de ses textes et de sa langue, le pali. Quoiqu'aujourd'hui universellement admis, le terme ne semble apparaître dans cette acception que dans les sources occidentales, et ce au cours d'une période qui n'est pas antérieure à la fin de l'ère coloniale ; il n'est à fortiori jamais employé dans le sens de «secte » ou d'«école » dans les textes religieux de l'Asie méridionale, orientale et sud-orientale. L'expression «bouddhisme theravada (ou theravadin ) », concluait Peter Skilling, est donc une invention des orientalistes européens du xxe siècle, progressivement adoptée en Asie par les bouddhistes eux-mêmes.

Un certain nombre d'usages terminologiques fallacieux avaient déjà été révélés par des travaux ponctuels. Oskar von Hiniiber avait ainsi avancé que si le mot «pali » renvoyait désormais à une langue, c'était par abus de langage - dont l'origine remonte à l'envoi par Louis XIV d'une ambassade à la cour du Siam - pour ce qui désignait au départ les textes sacrés 2. Plus récemment, Louis Gabaude a battu en brèche certaines expressions d'usage désormais courant dans les études bouddhiques, comme celle de «secte » ou d'«ordination », qui se révèlent, dans l'absolu, tout à fait impropres 3. Peter Skilling, Jason A. Carbine, Claudio Cicuzza et Santi Pakdeekham, qui ont dirigé l'édition de How Theravada is Theravada ? Exploring Buddhist Identities, s'inscrivent dans cette démarche épistémologique en proposant un tour d'horizon du monde bouddhiste afin de comprendre comment le terme theravada en est venu à désigner un «courant » ou une «école » et dans quelle mesure celui-ci peut continuer d'être utilisé en toute rigueur.

L'ouvrage se présente comme un volumineux recueil d'articles composés par des spécialistes renommés et dont les champs d'étude respectifs sont suffisamment hétérogènes pour embrasser un large spectre géographique et historique. Le haut degré de spécialisation de l'ensemble de ces travaux souvent très érudits ne sacrifie pas à l'agrément puisque le livre, loin d'être austère, est au contraire superbement illustré par une riche iconographie en couleur - faisant la part belle aux fresques et aux miniatures -, savamment commentée par Peter Skilling en fin de volume. La plupart des illustrations sont inédites. On se réjouira aussi de la présence d'un index thématique, le cas échéant compartimenté par langues, tout à fait bienvenu au vu de l'abondance des termes vernaculaires, parfois très techniques, auxquels les auteurs font appel dans leurs contributions. Néanmoins, c'est de toute évidence le contenu de ces dernières qui importe le plus dans cette publication, qui ne se présente pas comme une synthèse mais comme un compendium de recherches originales. Le caractère éclectique des contributions permet d'embrasser un large champ qui va des plus anciennes sources écrites du bouddhisme primitif jusqu'aux publications orientalistes du xxe siècle. Si une large part, en toute logique, est consacrée aux régions dans lesquelles est pratiqué le bouddhisme dit «du theravada », le point de vue des Mahayanistes, on le verra, n'est pas pour autant négligé. Malgré l'extrême diversité des faits observés, c'est sur un fil chronologique que les éditeurs ont choisi de structurer l'ensemble. Malgré tout, et mise à part l'introduction de Peter Skilling qui reprend brièvement les interrogations de son article de 2009 (cf. supra, note 1), les douze articles qui constituent How Theravada is Theravada ? peuvent être regroupés selon leur thématique et leur méthodologie, ce que nous choisissons de faire ici afin de mettre en relief la cohérence de cet ouvrage collectif.

Parmi ceux-ci, trois d'entre eux, peut-être les plus fidèles à la lettre de la problématique affichée, se concentrent sur l'usage du terme theravada à travers les âges. L'article de Rupert Gethin ouvre les festivités en passant en revue les occurrences de certains usages terminologiques dans la littérature pali, canonique et paracanonique, lorsqu'il s'agit pour les bouddhistes de Lanka de se définir en tant que tels. Le verdict est sans appel : il ne se trouve qu'une seule occurrence du terme dans tout le Tripitaka  et une dizaine tout au plus dans les Commentaires (p. 10) -et en tout état de cause, jamais dans le sens d'«école » ou de «secte ». Tout comme les désignations theriya ou theravamsa qui en sont sémantiquement proches, celle de theravada n'est par ailleurs employée que pour souligner un rattachement symbolique aux «Anciens » (thera en pâli), i.e. aux cinq cents disciples du Buddha historique, et se prévaloir ainsi de l'authenticité de leur enseignement. L'emploi de ces expressions en référence à un lignage ou à un groupement religieux (par opposition à un autre) n'est pas attesté dans la littérature pali. L'article de Max Deeg permet d'examiner ces questionnements «vus de l'est», puisque son étude propose d'explorer la manière dont les sources chinoises évoquent ce que nous avons l'habitude d'appeler les bouddhistes du «Petit véhicule » (hïnayana ). Il est significatif que Max Deeg, à partir de sources complètement distinctes, tire des conclusions analogues à celles de Rupert Gethin : il n'existe pas, selon lui, d'équivalent en chinois du terme sanskrit sthavira-vàda (pali thera-vàda ) (p. 157). Le mot shangzuo, traduction en vernaculaire de sthavira est, tout comme le thera (ou theriya ) des sources singhalaises, d'abord employé dans un sens purement honorifique dans les textes canoniques chinois, avant que de désigner des fonctions monastiques spécifiques en contexte local, en particulier au sein de l'école Chan (p. 135). Le shangzuo-bu des sources chinoises, lié au premier schisme, est donc l'équivalent du sthavira-nikâya par opposition au mahâsâmghika et ne peut donc pas être assimilé au «theravada », qui n'a pris son nom qu'après avoir été apporté de l'Inde sur l'île de Lanka -selon la légende -par Mahinda. Max Deeg rappelle enfin que dans les rares sources chinoises qui s'intéressent au bouddhisme de Ceylan, s'il est bien fait mention des deux monastères rivaux du Mahâvihàra et de YAbhayagiri (cf. infra), il n'y figure aucune référence au «theravada » et la question d'affiliation (à des nikâya, notamment) n'est jamais posée. La contribution de Todd LeRoy Perreira, qui clôt l'ouvrage, est sans doute aussi surprenante que volumineuse. Aux antipodes historiques des précédentes, celle-ci retrace l'histoire des usages terminologiques auxquels les savants et les observateurs ont eu recours pour désigner les pratiques religieuses de Ceylan, de Birmanie et du Siam. Pour ce faire, M. LeRoy Perreira examine avec minutie les travaux orientalistes publiés au cours des deux siècles précédents et parvient à en dresser un historique sémantique que l'on veut croire complet. S'il en était encore besoin, il achève de nous convaincre du caractère néologique de l'expression «bouddhisme theravada ». Sur une chronologie qui s'étend sur près de deux siècles, la terminologie employée dans les études bouddhiques occidentales nous est ainsi exposée depuis la première apparition du terme (en 1836) jusqu'à son adoption «officielle » à l'occasion de la Résolution de Colombo en 1950, que séparent plusieurs stades intermédiaires au cours desquels des sens plus ou moins distincts lui seront attribués. Il faut encore souligner qu'avant de désigner un courant religieux, «theravada » renvoyait dans les premières publications académiques au corpus canonique lui-même. Ne comptant pas s'arrêter en si bon chemin, l'article prolonge l'essai en s'attaquant à d'autres expressions familières au bouddhologue mais qui s'avèrent être, tout autant que la précédente, le fruit de constructions académiques. Le lecteur apprend ainsi que le terme hinayana («Petit véhicule ») ne commence à circuler qu'à la toute fin du xixe siècle, lorsqu'une rivalité oppose les tenants du mahayana («Grand véhicule ») à ceux du bouddhisme pali dont ils souhaitent délégitimer la réputation d'authenticité (p. 455) ; car à l'époque, le mahayana passait, aux yeux des Européens, pour être une forme dégénérée du bouddhisme, l'école cinghalaise étant alors considérée comme l'expression la plus pure de la Doctrine. Il était naturel, tandis que les échanges entre bouddhistes se multipliaient à l'échelle internationale, que ceux qui se revendiquaient du Grand véhicule -les Japonais en premier lieu - tinssent à redorer le blason de leur dogme, ce qu'ils firent avec brio en remportant ce qu'il convient de qualifier de véritable guerre terminologique. Cette opposition idéologique se superposa à une autre qui, pour plus ancienne, n'en était pas moins artificielle : celle qui opposait alors le «bouddhisme du Sud » («Southern Buddhism ») au «bouddhisme du Nord » («Northern Buddhism »), proposée par Eugène Burnouf, et qui, bien qu'elle renvoyât à une partition géographique quelque peu réductrice, avait été adoptée des décennies durant par la plupart des orientalistes. D'autres désignations sont battues en brèche par le même auteur, toujours preuves à l'appui, jusqu'au terme «bouddhisme » lui-même qui, apprend-on, fut contesté par un exégète singhalais, lequel y voyait un non-sens inventé par les Européens. Force est de constater que les nomenclatures dont nous croyions jusque-là pouvoir user en toute légitimité reposent non pas sur des sources vernaculaires mais, pour une large part, sur des assertions imposées par la communauté scientifique. Certains événements constituèrent des étapes-clés dans ce processus, en premier lieu le Congrès orientaliste de Chicago, organisé en 1893, et celui de Colombo, en 1950. On reste ébahi devant le rôle majeur joué par ceux que Todd Leroy Perreira appelle les «zélateurs européens » («Europeans of zeal »), ces ardents prosélytes anglais, allemands, australiens, parmi lesquels se trouvaient des orientalistes (Eugène Burnouf, Thomas William Rhys Davids, Hermann Oldenberg), d'improbables théosophes (Henry Steel Olcott), mais aussi des moines bouddhistes dont l'origine européenne se dissimulait sous un nom conventuel à couleur locale, et dont les plus représentatifs furent sans doute Nânatiloka {alias Anton Walther Florus Gueth) et Ananda Metteyya (alias Charles Henry Allan Bennett, celui-là même qui imposa l'expression «bouddhisme theravada » avec le sens qu'on lui connaît aujourd'hui).

Le caractère conventionnel de ces désignations ne les a pas empêchées de faire leur chemin jusqu'au sein des communautés bouddhiques d'Asie du Sud et du Sud-Est ; c'est que leurs membres, recevant l'influence grandissante de l'Occident, se les sont appropriées au point de se revendiquer désormais comme des bouddhistes «du theravada 4 ». La manière dont ces communautés ont appréhendé cette affiliation apocryphe fait justement l'objet des réflexions d'Anne Blackburn et d'Arthid Sheravanichkul, qui se sont penchés respectivement sur les cas du Sri Lanka et du Siam. Anne Blackburn démontre que les interrogations concernant l'expression des affiliations monastiques et leurs différences n'ont fait leur apparition à Ceylan qu'à une époque récente. Il faut en effet attendre le xixe siècle, semble-t-il, pour en trouver trace, dans une série d'échanges épistolaires entre les autorités du Sangha birman et un moine singhalais de la fraternité du Siyam-nikâya 5 qui souhaitait éclaircir un ensemble de points d'ordre historique pour s'assurer de la légitimité de son nikâya. Même dans ce contexte, les interrogations sectaires sont totalement absentes des préoccupations des religieux singhalais et birmans, qui n'ont jamais recours dans ces échanges aux termes «theravadin » ou «mahâvihàravàsin » (p. 289). Seule leur importait la possibilité d'inscrire leur lignage d'ordination dans la continuité directe des disciples historiques du Buddha : les «thera ». Arthid Sheravanichkul s'appuie de son côté sur la correspondance du souverain siamois Chulalongkorn (Rama V, r. 1868-1910) pour mettre en évidence le fait que aa catégorisation du bouddhisme en deux «véhicules », mahâyâna et hïnayâna, était inconnue au Siam avant la seconde moitié du xixe siècle, et que celle-ci est directement empruntée à la typologie européenne. Aucun bouddhiste du Siam, avant Chulalongkorn, n'aurait pu définir ses pratiques religieuses comme relevant de hïnayana, encore moins du theravada. C'est encore sous l'influence des Européens, nous laisse enfin entendre le Vénérable Phra Anil Sakya dans sa contribution, que Mongkut (qui allait monter sur le trône sous le nom de Rama IV, r. 851-1 868), alors vêtu de la robe jaune, entreprit d'inventer un alphabet pali (baptisé ariyaka ) qu'il souhaitait universel, dans le but d'échanger avec ses coreligionnaires de Birmanie, de Ceylan, ou d'autres pays qui partageaient avec les Siamois ce «bouddhisme authentique » fondé sur le Tripitaka singhalais (p. 410).

Certes, l'absence du terme «theravada » dans les sources historiques n'ôte pas fatalement sa légitimité à l'expression si celle-ci permet de définir d'une manière conventionnelle un ensemble de pratiques ou de textes homogènes d'une communauté religieuse à l'autre. C'est précisément sous cet angle que certains auteurs ont ici choisi d'aborder le problème. En s'attachant à des témoignages matériels de lieux et d'époques particulières, ils remettent en question cette homogénéité supposée rassembler les bouddhistes qui reconnaissent l'autorité du Tripitaka - ce qui reviendrait à définir le «theravada » exclusivement selon des normes textuelles 6. Peter Skilling, dans sa contribution concentrée sur le premier règne de la dynastie de Bangkok (Rama Ier, r. 1782-1809), propose une étude minutieuse des aspects historiques, archéologiques et iconographiques du monastère Chetuphon (Jetavana) de Bangkok. Il conclura de ses analyses qu'il n'est pas pertinent d'imposer à cette culture matérielle le label «theravada », étiquette commode pour le scientifique mais qui ne renvoie pas à une réalité historique (p. 230). L'équation qui consiste à identifier le theravada à l'usage du pali est ensuite remise en cause par les contributions d'Olivier de Bernon et de Claudio Cicuzza, lesquelles mettent en évidence chacune de leur côté que, si le Tripitaka et les Commentaires sont, pour tout ou partie, connus en Asie du Sud-Est, ils y voisinent une vaste littérature vernaculaire, souvent bien mieux connue des bouddhistes locaux que les textes du Mahàvihàra. Olivier de Bernon, par l'étude d'une inscription khmère tardive (xixe siècle) sur laquelle figure une liste de textes offerts en donation, et par sa confrontation avec les collections manuscrites, souligne que les bouddhistes du Cambodge ne s'appuient pas, dans la vie religieuse courante, sur les textes singhalais mais sur un corpus vernaculaire qui, sans forcément trahir ces derniers, s'en écarte suffisamment pour pouvoir leur reconnaître une origina lité. Claudio Cicuzza, avec son étude du Paramatthamangala, un texte pâli rédigé au Siam et dont on ne trouve pas l'équivalent à Ceylan, rappelle que l'emploi de cet idiome ne constitue pas un gage de canonicité. Un certain nombre de notions véhiculées par le Paramatthamangala, notamment en matière d'ordination, sont en revanche largement diffusées dans la littérature et les conceptions religieuses siamoises, si bien qu'il est permis de supposer dans ce cas que le texte pâli soit une traduction du vernaculaire et non l'inverse (p. 357-358). Consacrant ses recherches au Pagan du xie siècle, Lilian Handlin abonde dans le même sens en faisant remarquer que l'adoption d'une langue (en l'occurrence le pali) et d'une phraséologie n'entraîne pas de facto une adéquation au dogme qui lui est habituellement associé. Cette allégation, montre-t-elle, est tout à fait valable pour le règne du souverain birman Kyanzittha (r. 1084-1113), qui invoqua sàsana et dharma moins pour affirmer la fidélité à une «religion » (dont le sens moderne est inconnu à Pagan) que pour instrumentaliser une rhétorique sur laquelle il allait fonder sa disposition du pouvoir et asseoir sa légitimité -préoccupations, on le voit, bien éloignées des notions-clés des textes canoniques telles que le renoncement, le kamma ou le nibbana. Si le pâli est employé dans cette même région depuis la plus haute époque mon jusque dans les chroniques birmanes tardives du xixe siècle, Jason Carbin souligne quant à lui le fait que le fil conducteur reliant les systèmes religieux adoptés au cours des âges n'est pas la revendication de l'appartenance à une supposée secte theravadin, dont on ne trouve nulle trace dans le corpus épigraphique local, mais dans une culture matérielle qui se définit en grande partie par l'usage des bornes rituelles (pali sïmà), celles-ci consacrant l'ordination et perpétuant la légitimité du lignage.

 

Même à Ceylan, berceau supposé du bouddhisme ” theravàda », parler de «secte » s'avère problématique, comme le montre Lance S. Cousins en examinant la «faction » (pakkha ) du monastère Abhayagiri qui rivalisa (conjointement à un troisième, le Jetavana) pendant plusieurs siècles avec celui du Mahavira, avant que ce dernier ne s'impose définitivement dans l'île de Lanka au xne siècle. On sait que ce sont les enseignements du Maha Vihara qui circulèrent, par le truchement du Tripitaka et d'exégèses fameuses (tel le Visuddhimagga de Buddhaghosa), en Asie du Sud-Est, de sorte qu'il reste aujourd'hui peu de traces de l'Abhayagiri -suffisamment cependant pour pouvoir affirmer que furent produits en son sein des textes spécifiques pouvant, sur plusieurs points, s'opposer à ceux des mahàvihàravàsin (notamment le Vimuttimagga, dont il demeure des traductions chinoises et tibétaines). Ces antagonismes ajoutent un échelon supplémentaire dans la nomenclature scolastique : aux «véhicules » (yana ) pouvant être divisés en «sectes » (vàda), il faut aussi, à Ceylan, compter sur ces «factions » (pakka ), morcellement qui rend décidément difficile l'adoption univoque de la qualification de «bouddhisme theravada », celle-ci induisant une homogénéité qui ne se vérifie pas dans les faits.

Le lecteur reste pantois après ce tour du monde bouddhique qui met face à lui la réalité du poids des normes académiques, au point de voir celles-ci capables de modifier un objet d'étude. Ce type de déconstruction est, nous dira-t-on, familier à l'anthropologie ; mais l'une des originalités de How Theravada is Theravada ? est que ces interrogations s'incarnent ici dans des travaux de philologues et d'historiens, et que c'est l'analyse de sources primaires qui a permis de mettre au jour ces anachronismes en même temps que l'aspect artificiel de la terminologie communément admise -jusque-là -par tous. Toutes ces interrogations ne sont peut-être pas entièrement nouvelles 7, mais c'est la première fois que nous est présentée une épistémologie du bouddhisme à ce point historiée et documentée, qui fait preuve en outre d'une remarquable cohérence. Qu'on se réfère aux textes primitifs ou aux pratiques, qu'on se place du point de vue des bouddhistes d'Asie ou des orientalistes d'Europe, que la méthodologie soit celle du philologue ou de l'épistémologue, les conclusions des articles qui constituent ce volume se recoupent et amènent au même constat : le «bouddhisme theravada » est bien le produit d'une taxinomie arbitraire imposée pour des raisons pratiques et, surtout, idéologiques. Si bien qu'une fois le livre refermé, le bouddhologue, désormais convaincu de l'iniquité des termes theravada , hïnayàna ou autre «bouddhisme méridional », se demande bien comment il va pouvoir désigner son objet d'étude. S'il est sans doute peu envisageable de renoncer aujourd'hui à toutes ces expressions -ce que ne préconisent d'ailleurs pas les auteurs -, leur emploi devra désormais se faire en connaissance de cause et avec peut-être plus de prudence.

S'il nous fallait absolument trouver un défaut à l'ouvrage, ce serait peut-être un certain manque de connexion explicite entre les contributions elles-mêmes. Un petit travail éditorial supplémentaire, effectué a posteriori, aurait sans doute permis, par l'ajout de quelques notes de bas de page, de donner une meilleure harmonie à l'ensemble du livre, qui demeure malgré tout à l'état d'une suite d'articles où domine parfois l'impression que les auteurs n'ont pas pris connaissance des travaux de leurs confrères. Les éditeurs eussent sans doute mieux fait valoir la qualité de leur ouvrage s'ils avaient fait en sorte que les contributions renvoyassent davantage les unes aux autres lorsqu'elles allaient dans le sens de leur argumentation. Par exemple, le terme pali vibhajjavàdin est discuté dans pas moins de trois articles (Rupert Gethin, Arthid Sheravanichkul et Todd Leroy Perreira) sans qu'aucun renvoi ne soit proposé. Les conclusions antérieures de Peter Skilling sur le sujet dans son ensemble (cf. note 1), dans la mesure où elles ont initié toutes ces interrogations, sont trop peu présentes dans les contributions. On s'étonne ainsi de la suggestion émise par Lilian Handlin d'établir l'histoire de l'usage du terme theravada (p. 231), quand c'est l'objet même de l'article de Todd Leroy Perreira -si ce n'est du livre tout entier.

On aurait aussi souhaité un meilleur équilibre dans l'éventail historique et géographique pris en compte pour cette étude. Si une large place est laissée au bouddhisme de Ceylan (trois articles), de Birmanie (deux articles) et du Siam (quatre articles), d'autres communautés pourtant considérées comme «theravadin » sont laissées pour compte. Les Tai septentrionaux (Lao, Yuon, Lii, Khun, Shan) sont, par exemple, à peine mentionnés -Luang Prabang, Chiang Rung ou Chiang Tung ne figurent pas sur la carte de l'Asie méridionale et sud-orientale, par ailleurs fort utile, placée en début d'ouvrage. Pourtant, c'est bien Chiang Mai qui fut, au faîte de la splendeur du royaume du Lanna (env. xve-xvie siècles), l'épicentre du rayonnement du bouddhisme du Mahâvihàra réintroduit en péninsule Indochinoise et qui connut une large diffusion régionale (jusqu'aux confins de la Chine au nord, du Cambodge au sud), notamment par la production locale de textes pâli aussi importants que la Jinakâlamàlï ou la Mangalatthadïpariï. Le lecteur aurait aimé savoir ce que cette «repalisation » du bouddhisme nord-indochinois impliquait en termes d'affiliation ou de revendication de la part des communautés religieuses locales, surtout lorsqu'on sait, d'après des textes comme le Mùlasàsanà, quelles querelles d'orthodoxie ont pu animer certains monastères. A contrario , on sera surpris par le peu de cas fait du dhammayutika-nikàya, fraternité à tendance rigoriste créée à Bangkok par celui qui deviendra Rama IV : évoquée à l'envi par les observateurs du bouddhisme de Thaïlande et du Cambodge, celle-ci n'a, semble-t-il, jamais été étudiée en profondeur, et une telle étude aurait sans doute eu toute sa place dans un ouvrage consacré aux normes qui prétendent définir le «theravada ». Le lecteur aurait aussi souhaité qu'une plus grande attention soit portée aux époques anciennes, notamment celles de Dvâravatï ou du Cambodge post-angkorien (lorsque les Khmers semblent justement avoir abandonné le mahàyàna au profit du bouddhisme pali).

Il n'est peut-être pas non plus totalement illégitime de regretter que l'ouvrage, très représentatif de l'école anglo-saxonne, accorde si peu de place à la tradition orientaliste française, dans la mesure où ce sont surtout les travaux anglophones qui ont servi de référence à la plupart des auteurs (même si certains maîtres tels qu'André Bareau ou Etienne Lamotte n'ont pas été oubliés). C'est ainsi que la période coloniale française est complètement occultée, ce qui répond pour une part à l'omission de certaines zones géographiques signalées plus haut, celles-ci étant précisément les régions jadis administrées par la France (Cambodge, Laos, Vietnam 8). Or le processus qui a conduit à l'adoption dans ces régions des terminologies modernes (hïnayana , theravada ) est également redevable aux initiatives prises par l'administration de l'Indochine française pour faire du bouddhisme un vecteur d'unification de ces États redessinés par les contingences politiques 9. L'Institut bouddhique, mis en place au Cambodge et au Laos sous le patronage de certains membres de l'École française d'Extrême-Orient (Louis Finot, George Cœdès, Suzanne Karpelès, Pierre Dupont), fut l'un des principaux outils de cette dynamique et les sources mettent en évidence les efforts déployés par les autorités coloniales pour faire valoir l'unité du «bouddhisme hïnayana », en vue de fédérer les peuples khmers et lao 10. Ce peu de considération pour les travaux francophones explique peut-être l'absence de référence à cette énigmatique «tradition du kammatthân 11 » : répandue dans une grande partie de la péninsule indochinoise, cette tradition séculaire se distingue par un ensemble de pratiques et de textes qui, tout en s 'appuyant sur une terminologie pali et sur le corpus singhalais, s'avèrent originaux et parfois en contradiction avec celui-ci. Là aussi cette tradition, parfois désignée au moyen d'épithètes fantaisistes, soulève des questions sur la nature du «theravada » en Asie du Sud-Est.

Cependant, on ne saurait trop réclamer l'exhaustivité à un ouvrage qui n'y prétend pas, surtout pour un sujet aussi vaste et aussi complexe. Si lacunes il y a, elles devront être comblées dans le futur par d'autres spécialistes qui pourront désormais compter sur les réflexions et conclusions apportées par les auteurs de l'ouvrage - et en premier lieu revoir tous les questionnements relatifs à l'«orthodoxie » de certaines pratiques observables ici ou ailleurs. Ce livre est la preuve que les sources primaires parlent, à qui veut bien les écouter, sans doute mieux que beaucoup de théories auto-alimentées qui inondent les publications actuelles sur le bouddhisme. Il est en tout cas certain que ceux qui liront cet ouvrage n'évoqueront plus, et peut-être ne percevront plus, le bouddhisme de la même manière. Dans les études bouddhiques, il y aura incontestablement un avant et un après How Theravàda is Theravàda ?

 

NOTES

Peter Skilling, Jason A. Carbine, Claudio Cicuzza & Santi Pakdeekham (eds.), How Theravâda is Theravâda ? Exploring Buddhist Identities, Chiang Mai, Silkworm Books, 2012, 640 p. (150 illus., tables, bibliographie, index) [ISBN 978-6-16215-044-9, $ 60]

  1. Peter Skilling, «Ubiquitous and Elusive : in Quest of Theravâda », communication présentée à la conférence Exploring Theravâda Studies : Intellectual Trends and the Future of a Field of Study, orga¬ nisée par Guillaume Rozenberg et Jason A. Carbine à la National University of Singapore en 2004 ; voir aussi Peter Skilling, «Theravada in History », Pacific World : Journal of the Institute of Buddhist Studies 11, 2009, p. 61-93.
  2. Oskar von Hiniiber, «Zur Geschichte des Sprachnamens Pali », dans Beitràge zur Indienforschung : Ernst Waldschmidt zum 80. Geburtstag gewidmet, Berlin, Museum fur Indische Kunst, 1977, p. 237-246.
  3. Louis Gabaude, «Hors du monde ou dans la famille ? La règle, le droit et les mœurs du moine bouddhiste thaï », dans Adeline Herrou & Gisèle Krauskopff (dir.), Moines et moniales de par le monde. La vie monastique au miroir de la parenté, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 344-378. Voir aussi Louis Gabaude, «Note sur 1' "ordination" sans ordre des arbres et des forêts », Aséanie 25, p. 91-125
  4. Par exemple therawaat en thaï, theravaat en lao, etc.
  5. Le Siyam-nikâya fut établi sur l'île au milieu du xvme siècle par des moines venus du Siam à la suite d'une invitation formulée par la cour de Kandy. Il constitue aujourd'hui l'une des trois «fraternités » (nikâya ) majeures à Sri Lanka.
  6. Dans son article mentionné plus haut, Peter Skilling rappelait que définir le «theravàda » unique¬ ment sur la reconnaissance du Canon pâli était déjà le produit de normes établies en Europe à la fin du xixe siècle et au cours du siècle suivant. Ce «nouveau theravàda », principalement anglophone, a su gagner de manière progressive une influence internationale, y compris dans les communautés boud¬ dhiques d'Asie (voir Peter Skilling, «Theravàda in History », op. cit., p. 72)  du Mahàvihâra qui circulèrent, par le truchement du Tipitaka et d'exégèses fameuses (tel le Visuddhimagga de Buddhaghosa), en Asie du Sud-Est, de sorte qu'il reste aujourd'hui peu de traces de l'Abhayagiri -suffisamment cependant pour pouvoir affirmer que furent produits en son sein des textes spécifiques pouvant, sur plusieurs points, s'opposer à ceux des mahàvihàravàsin (notamment le Vimuttimagga, dont il demeure des traductions chinoises et tibétaines). Ces antagonismes ajoutent un échelon supplémentaire dans la nomenclature scolastique : aux «véhicules » (yàna ) pouvant être divisés en «sectes » (vàda), il faut aussi, à Ceylan, compter sur ces «factions » (pakkha ), morcellement qui rend décidément difficile l'adoption univoque de la qualification de «bouddhisme theravàda », celle-ci induisant une homogénéité qui ne se vérifie pas dans les faits.
  7. André Bareau discutait déjà l'ambiguïté du terme «theravâdin », notamment au regard de son équivalent sanskrit sthaviravâdin (André Bareau, Les sectes bouddhiques du Petit véhicule, Paris, École française d'Extrême-Orient, 1 955, publications de l' École française d'Extrême-Orient n° 38, p. 205). Mais il n'a pas poussé plus avant sa réflexion et parle bien de «secte theravâdin » tout au long de ses écrits.
  8. Rappelons que certaines zones du Vietnam moderne, notamment celle qu'on appelle le Kampuchea Krom, sont très marquées par le bouddhisme pseudo -theravâdin (à la différence du reste du pays, où le bouddhisme y est largement mahâyàniste).
  9. Louis Finot, directeur de l'École française d'Extrême-Orient, publia ainsi une Histoire du boud¬ dhisme spécialement destinée aux moines lao et khmers (et traduite dans leurs langues), qui y apprirent sans doute que leur religion était le «bouddhisme hïnayàna » (voir Louis Finot, Le bouddhisme, son origine, son évolution, Phnom Penh, Imprimerie nouvelle, A. Portal, 1 929 (édition lao : Vientiane, Institut bouddhique, 1932).
  10. Grégory Kourilsky, «L'Institut bouddhique ou l'ambition de promouvoir une aire bouddhique "lao-khmère" », Siksacakr 8-9, 2006-2007, p. 60-69.
  11. Voir notamment les travaux de François Bizot, d'Olivier de Bernon et de François Lagirarde. Contrairement aux qualificatifs abusifs mentionnés plus haut, c'est en toute conscience de son caractère conventionnel que ces auteurs emploient l'expression «tradition du kammatthân » -laquelle renvoie exclusivement à un corpus et à des pratiques spécifiques, qui ne sont pas tributaires de l'appartenance à une «secte » ou à une «école » distincte des nikâya officiels.

Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient Année 2014 100 pp. 361-368