Le thème de la nature n'est que discrètement présent dans la littérature bouddhique, et ses modulations les plus expressives sont à chercher dans les textes poétiques, dont Danièle Masset propose ici une lecture transversale, limitée au domaine indo-tibétain. Cette lecture se fonde sur l'exploration d'un corpus couvrant plus de deux millénaires, depuis les stances du canon pāli jusqu'aux chants de maîtres tibétains tels que Milarépa. La nature mise en scène dans cet ensemble est vue au miroir de conventions religieuses et littéraires, mais elle constitue également un miroir du monde et de la doctrine. Elle inspire de nombreuses images fidèlement transmises au fil du temps. L'étude de ces métamorphoses est l'occasion de mettre en évidence la continuité profonde qui unit les traditions indienne et tibétaine, mais aussi de découvrir, ou de redécouvrir, un rapport à la nature qui n'est plus le nôtre, une connivence dont nous avons perdu le secret.

Masset Daniele Les oiseaux ne laissent pas de traceDanièle Masset étudie les textes bouddhiques indiens et tibétains dans une perspective comparatiste et littéraire. "Les Oiseaux ne laissent pas de traces dans le ciel : images de la nature dans la poésie bouddhique indo-tibétaine" est la thèse qu'elle a soutenue en 2004 à l'INALCO, sous la direction de Fernand Meyer. Elle a aussi publié les Stances des Thera (Pali Text Society, 2011) et les Stances des Therī (Pali Text Society, 2005), qui constituent la première traduction en français des Theragāthā et des Therīgāthā, poèmes du Canon pāli attribués aux moines et nonnes exemplaires des premiers temps du bouddhisme. Elle a également publié, en collaboration avec le photographe Jacques Raymond, un ouvrage sur Lhassa (Lhassa entre dieux et démons, Lascelles, éditions de la Flandonnière, collection « Villes mythiques », 2011). 

Danièle Masset a présenté son travail à l'IEB, en février 2015, ainsi que dans le cadre de deux émissions de "Sagesses bouddhistes", accessibles sur Internet (YouTube)

Les oiseaux ne laissent pas de trace dans le ciel. Images de la nature dans la poésie bouddhique indo-tibétaine - Danièle Masset - éd. Ecole Pratique des Hautes Etudes, Centre d'études mongoles et sibériennes, Collection "Nord-Asie", n° 6 (21/11/2018) - 24.00 €

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Un extrait de l'Introduction :

Le thème de la nature n’est pas de ceux qui se sont imposés d’emblée aux Occidentaux ayant choisi d’étudier la littérature bouddhique : d’autres sujets religieux, historiques ou philosophiques ont davantage retenu leur attention. Ils ont en cela épousé le point de vue des bouddhistes eux-mêmes, adeptes d’une doctrine dans laquelle ce thème n’a rien de central. Qui plus est, la notion de nature n’a pas d’équivalent exact dans la pensée indienne ancienne, du moins quand on l’aborde comme on le fera ici dans son sens le plus concret, non pas en tant qu’ « ensemble des caractères définissant un être ou un objet » (« nature du feu », « nature humaine »), mais en tant qu’ « ensemble des êtres et des choses constituant l’univers terrestre(1) », au nombre desquels l’homme peut être ou non compris, selon qu’il est ou non posé comme extérieur à cet ensemble. Sur ce point, certains des textes dont il sera question dans cet ouvrage sont aux antipodes de la pensée occidentale moderne, où l’homme est défini comme être de culture plus ou moins dissocié d’une nature qu’il peut dès lors transformer en objet d’étude ou en objet d’amour, en cultivant un « sentiment de la nature » qui n’a rien d’universel, et qui atteste la nostalgie d’une unité dont le secret s’est perdu avec le temps, et dans un contexte culturel spécifique aux sociétés occidentales(2).

La nature ainsi comprise est le fruit de toute une histoire. Elle implique étymologiquement une référence au processus de la naissance : elle dérive de la natura latine (« fait de la naissance », « état naturel et constitutif d’une chose », « tempérament », « caractère », « cours des choses », « monde physique », « monde sensible », « organes de la génération » ; Gaffiot 1934 : 1014), qui elle-même a hérité de la physis grecque. Elle regroupe une multitude d’êtres, d’objets et de phénomènes de types très divers, et elle apparaît souvent comme la résultante d’un jeu de forces parfaitement cohérent, voire comme une entité collective assimilée à une sorte de principe allégorique de la vie – derrière lequel peut ou non se profiler la présence d’un créateur plein de sollicitude pour ses créatures. Cette conception n’est en rien partagée par les bouddhistes, pour qui la diversité sensible procède non pas d’un système ingénieusement préréglé dont la perfection pourrait être démontrée à grand renfort d’arguments téléologiques, mais d’un ensemble de manifestations régies par l’implacable causalité du karman, et tenues pour éminemment dysphoriques : le saṃsāra (« cycle des existences »), auquel la pratique du bouddhisme doit justement permettre d’échapper. Selon cette perspective, le monde terrestre et les présences qui le peuplent participent du mode d’existence le plus matériel, c’est-à-dire le plus grossier : celui qui relève du « domaine du désir(3) », où se donne à voir une prolifération de formes dont l’étude ne saurait avoir d’intérêt en elle-même, et qu’il n’importe de décrire que pour mieux comprendre et neutraliser l’enchaînement de causes et conditions qui mène à leur apparition, ou pour prescrire l’attitude qu’il convient d’observer à leur égard.

S’ils se sont efforcés de dépasser les apparences illusoires de ce monde, les bouddhistes n’en ont pas moins dû vivre dans le monde, qu’ils ont désigné dans les textes d’Abhidharma par l’expression bhājanasattva (tib. snod bcud), qui fait allusion à un « réceptacle » (bhājana), un socle de matière servant de support aux êtres animés (sattva). L’opposition entre animé et inanimé est une distinction fondamentale dans l’approche bouddhique de la nature, mais il existe aussi, dans la tradition indienne, des termes dérivés de la racine BHŪ- (« devenir ») et englobant, comme notre « nature », aussi bien l’animé que l’inanimé. Le terme bhūta (« être », « élément ») comporte ainsi une multitude d’acceptions énumérées par Buddhaghosa (Majjhimanikāya-aṭṭhakathā I : 31), qui cite à ce sujet les agrégats(4), les végétaux, les « grands éléments » (pāl. et skt. mahābhūta : la terre, l’eau, le feu et l’air), ainsi que certains êtres parmi lesquels figurent les « non-humains » (pāl. amanussa). Ces êtres dotés de pouvoirs particuliers relevant à nos yeux du surnaturel sont le plus souvent définis, on le verra, par leur affinité avec tel ou tel type de milieu ou d’élément, et peuvent dès lors paraître aussi naturels que le sont pour nous les animaux, avec lesquels ils sont parfois confondus – quand ils ne se confondent pas avec les humains, ce qui explique peut-être qu’ils soient appelés, comme par dénégation, non-humains.

Parler de la nature – voire de la surnature – dans le bouddhisme, et plus précisément dans le bouddhisme indo-tibétain, qui fera l’objet de cette étude, c’est prendre le risque de l’anachronisme, de la déformation, de la projection : c’est appliquer au monde indo-tibétain une notion d’origine gréco-latine dont on peut tenter de trouver des équivalents approximatifs, mais qui à date ancienne n’existe pas en tant que telle dans les représentations indiennes(5) et tibétaines, pas plus que les notions annexes de règnes de la nature, d’écosystème ou de paysage, dont l’émergence tient pour chacune à une série de causes et conditions spécifiques. Est-il permis d’utiliser les clefs qui sont les nôtres pour aborder des textes qui, manifestement, relèvent d’une autre vision du monde ? Cependant, y a-t-il moyen de faire autrement ? Dût-on s’efforcer d’y parvenir, il paraît impossible de faire totalement abstraction des catégories qui conditionnent le regard, la sensibilité et le jugement. On peut essayer toutefois de retourner cet obstacle épistémologique en méthode d’investigation positive : décrire le comportement des Japonais « face à la nature » a été pour Augustin Berque l’occasion de développer toute une réflexion sur les notions de nature, de culture, d’espace, de paysage et de milieu, et de nourrir cette réflexion par la comparaison avec les représentations en vigueur dans la civilisation japonaise (Berque 1986). La lecture « occidentalisée » des textes bouddhiques peut être, de même, l’occasion de confrontations fructueuses, voire le moyen de remettre en question quelques idées reçues. Lambert Schmithausen a ainsi évalué le rapport entre bouddhisme et nature à l’aune des préoccupations écologiques actuelles (Schmithausen 1991a), tout en traitant par ailleurs de sujets tels que les représentations relatives à la sensibilité des plantes (Schmithausen 1991b ; 2009) ou la relation entre l’homme et l’animal (Schmithausen & Maithrimurti 2009).

Notes

1 Ce sens n’est attesté en français qu’à partir du xvie siècle, et ce n’est qu’un siècle plus tard qu’apparaissent les allusions à la nature comme « campagne, montagne, mer » opposée à la ville (Grand Larousse de la langue française IV, Guilbert et al. 1975 : 3556-3557). En revanche, les sens de « ensemble des caractères définissant un être ou un objet », « tendance innée », « tempérament » sont présents dès les textes médiévaux, ainsi que le sens de « force active qui a établi et maintient l’ordre du monde » – notamment dans l’expression « nature naturante », calquée sur le latin scolastique natura naturans, par opposition à la « nature naturée » (natura naturata), de type passif (Rey 2006 : 2347).

2 « L’idée positiviste de la nature, désacralisée et autonome, que l’Occident a faite sienne » commence à s’imposer vers la fin du xvie siècle, mais elle semble déjà contenue en germe dans la conception biblique de l’homme, qui « seul a été créé à l’image de Dieu », et qui fait ainsi fonction de sujet dissocié d’un univers « défini comme objet » (Toffin 1987 : 11).

3 Les bouddhistes distinguent trois domaines saṃsāriques allant du plus grossier au plus subtil, et définis par les facultés des six classes d’êtres susceptibles d’y prendre naissance : le domaine du désir (autrement dit notre monde), le domaine de la forme, qui est occupé par des entités totalement délivrées du désir, et enfin le domaine de la non-forme, où ne vivent que des entités délivrées de la dépendance à l’agrégat de la forme. Les êtres peuplant ces domaines d’existence se répartissent en six destinations ou destinées (pāl. et skt. gati ; tib. ’gro ba) dont trois sont dites mauvaises (skt. durgati, regroupant les habitants des enfers, les preta et les animaux), et trois bonnes (skt. sugati, correspondant aux êtres humains, aux asura et aux dieux). Ces destinées peuvent être réduites à cinq, les asura étant parfois comptés au nombre des preta, ou au nombre des dieux (Renou & Filliozat II : 529 sq.). Ceux-ci se répartissent dans les trois domaines en fonction de leur nature plus ou moins subtile, alors que les cinq autres classes d’êtres appartiennent nécessairement au domaine du désir.

4 Les cinq agrégats constituent dans le bouddhisme cinq ensembles englobant la totalité des phénomènes physiques et mentaux relevant du saṃsāra : la forme, les sensations, les perceptions, les « formations » et la conscience (voir à ce sujet Cornu 2001 : 36). Les êtres libérés du cycle des existences sont donc totalement libérés de l’emprise des agrégats.

5 La prakṛti (« Nature ou Matière », selon les équivalences proposées dans Renou & Filliozat II : 35) n’est pas sans analogie avec la nature occidentale, mais cette notion propre au système du Sāṃkhya n’a pas de validité philosophique pour les bouddhistes – ce qui n’exclut pas la présence, dans les textes bouddhiques, du mot prakṛti (pāl. pakati ; tib. rang bzhin) employé selon ses acceptions usuelles (« forme primitive », « état naturel », « disposition naturelle »).

Lire l'Introduction intégrale : https://journals.openedition.org/emscat/3697