Avec « Le bouddhisme n'existe pas », récemment paru aux éditions du Seuil, Eric Rommeluère nous propose de partager une longue réflexion sur le processus d'interprétation de l'enseignement du Buddha.
Le titre a quelque chose de provoquant, c'est certain... et l’auteur s’en explique dans sa préface.
Comme il le précise aussi en titre de l'un de ses chapitres : « Le bouddhisme n'est pas le dharma ». Le premier est une invention de l'Occident, un -isme qui restreint l'enseignement du Buddha à n'être qu'un ensemble de doctrines, un savoir sujet de controverses, quelque chose qui dépend du langage et du raisonnement, quand le dharma, lui, peut se transmettre aussi par le silence et demande d'outre-passer le rationnel et le raisonnable... Le « bouddhisme » ramène l'inconnu au connu, alors que le « dharma » exige d'entrer dans l'inconnu, de lâcher-prise et de se laisser bouleverser...
Mais Eric Rommeluère ne fait pas qu’évoquer cette seule constatation, que d'autres ont déjà fait avant lui. Pour lui, l’enjeu est de taille : comment réellement transmettre l’enseignement du Buddha en Occident ? C’est-à-dire comment l’interpréter – comme l’ont toujours fait les disciples du Buddha, au fil des siècles, en fonction des lieux et des époques – sans pour autant l’adapter à notre convenance ?
Une critique de ce livre ne lui rendrait pas justice... Car Eric Rommeluère invite son lecteur à le suivre dans son approche du dharma, au fil de pensées, de critiques, de questionnements - et de quelques réponses, aussi ! Nous vous proposons donc, plutôt, de découvrir la préface de l’ouvrage et l’un de ses chapitres intitulé « Le discours et la méthode ».
"Enso", représentation traditionnelle de la vacuité comme un cercle vide.
Calligraphie de Daido Bunka (1680-1752) ; texte à gauche : "C'est quoi ?"
Préface
A bien des égards, les pages qui suivent prolongent et amplifient un bref passage d’un précédent livre qui se terminait par ces phrases : « En vérité, le bouddhisme n’existe pas. Ce n’est qu’un mot qui, pris trop au sérieux, devient source d’enjeux et d’affrontements. » Cette déclaration, trop vite soutenue, devait frayer son chemin. Je la sais déconcertante. Peut-on se revendiquer disciple du Bouddha et prétendre que le bouddhisme n’existe pas ? Au fil des pages, il nous faudra cependant conserver cette singulière mise en abyme, car une puissante conviction les anime : le dharma, l’enseignement du Bouddha, n’est lui-même qu’une magnifique mise en abyme.
La radicalité de cet enseignement, son hétérogénéité à nos modes d’être et de pensée n’ont pas encore été suffisamment dites. Nous n’y voyons qu’une religion de plus, une nouvelle culture à explorer, quelque peu plaisante, attirante ou intrigante. Mais qui a côtoyé un tant soit peu les maîtres du dharma, écouté leurs propos acides, lu leurs livres incandescents, sait qu’il en va autrement. Ces hommes et ces femmes de la Voie nous sourient, le visage illuminé de bonté, et pourtant ils nous somment, inflexibles, de nous perdre, de tout perdre, y compris les plus excellents des enseignements du Bouddha. Ils n’ont aucune promesse, aucune doctrine à offrir. Leur rencontre, seule, sera à même de nous bouleverser. Il n’y a rien d’autre à faire ni à espérer. Pour ceux qui voudront s’engager dans l’espace à découvert où ces maîtres paraissent vaquer nonchalamment, le chemin sera périlleux. Car tôt ou tard, ils extirperont avec force et à vif les préjugés, les présomptions, les préventions, tous les encombrements qui obturent l’ouverture qu’ils entendent révéler. Entrer dans l’inconnu n’est jamais un mouvement spontané et naturel. L’inconnu est source de confusion, de désarroi. Pire encore, il est terrifiant. Et, tout à coup, ces gaillards deviennent eux aussi terrifiants et démoniaques, leurs gestes obscurs et incompréhensibles. Toute préhension est précisément impossible. Ils vous laissent là, sans soutien, dans l’inconfort, sans plus d’issue que de renoncer ou de lâcher prise.
Ces pages témoignent à leur façon et secrètement de l’écoute de ces maîtres et de l’exercice d’être vivant qu’ils prodiguent. Elles leur rendent aussi hommage. J’ai étudié sous la direction d’enseignants japonais de la tradition zen. Nous nous sommes rencontrés, non pour voir quelqu’un d’autre - eux, un Occidental, moi, des Orientaux -, non pas pour parler du bouddhisme ou nous élever spirituellement. Nous n’aspirions qu’à nous rencontrer en un lieu pur et nu, silencieux et sacré, un lieu qui n’a pas de nom. Transmettre ne signifie pas transmettre une histoire, des paroles, ni même une expérience. La voie est transmise lorsque le maître et le disciple se rencontrent en ce lieu qui n’a pas de nom. Dans cette tradition zen, il est dit que le Bouddha Kâshyapa a transmis à son successeur le Bouddha Shâkyamuni et que, simultanément, le Bouddha Shâkyamuni a transmis à son prédécesseur le Bouddha Kâshyapa. Si le premier avait eu quelque chose à transmettre au second, le Bouddha Shâkyamuni n’aurait jamais pu transmettre au Bouddha Kâshyapa.
Les maîtres zen ont des formules sans appel. « Adeptes de la voie, si vous désirez obtenir une vue conforme au dharma, ne vous soumettez pas à la confusion d’autrui. Où que vous le rencontriez, à l’intérieur ou à l’extérieur, tuez-le immédiatement. Vous rencontrez un bouddha et vous le tuez. Vous rencontrez un patriarche et vous le tuez. Vous rencontrez un arhat et vous le tuez. Vous rencontrez vos parents et vous les tuez. Vous rencontrez vos proches et vous les tuez. Alors, vous obtiendrez la libération. Dégagé des choses, c’est l’émancipation et la liberté », s’exclamait le maître chinois Linji (IXe siècle).
Pourtant, les références ne seront pas ici puisées dans les paroles zen. Mon propos viendra plutôt s’abreuver à la source vive, dans la vibrante littérature de la Voie de la Grandeur (je préfère rendre le terme sanskrit mahâyâna par cette expression plus puissante que l’habituelle traduction de Grand Véhicule). Cette tradition de la Grandeur, surgie en Inde au tout début de l’ère chrétienne en marge des anciennes écoles bouddhistes indiennes, se prolonge dans les traditions indo-himalayennes et extrême-orientales. L’être d’éveil, le bodhisattva Mañjushrî, l’un de ses hérauts mythiques, est souvent représenté sous les traits d’un jeune homme tenant de sa main gauche un rouleau de cette littérature et de la main droite une épée tranchante. Dans Le Sûtra de la vertu de Sagesse enseignée par Manjushrî ce dernier expose brillamment toute la science du dharma. Le Bouddha Shâkyamuni l’interrompt alors et lui demande : « Par quelle vue, par quelle réalisation enseignes-tu de telles paroles ? » Et Mañjushrî lui répond par cette phrase incisive : « je n’ai pas de vue, je n’ai pas de réalisation et pas plus d’enseignement. » Par une semblable répartie, Mañjushrî clôt toute tentative de faire du dharma un objet de pensée que l’on pourrait aimablement discuter.
Au seuil de ce livre, le lecteur s’engage dans une traversée que j’espère surprenante. L’écriture chemine patiemment du dehors au dedans, s’amenuise pour rejoindre finalement ce lieu désencombré, désobstrué, pur et nu.
Éric Rommeluère, le 8 avril 2011
Le discours et la méthode
Pourquoi n’oserions-nous pas bousculer nos présomptions ? Dans notre imaginaire, le suffixe posé sur le nom de Bouddha (l’-isme) assujettit et renvoie nécessairement le dharma à un corpus de doctrines, de rites et de pratiques à la manière des religions connues. Certes, les bouddhismes se présentent à nous comme des doctrines à professer, des rites à célébrer et des pratiques à accomplir - nul ne le contesterait. Mais pour ceux qui avancent dans le sentier des bouddhas, les doctrines, les rites, les pratiques se dévoilent peu à peu comme un immense et magnifique dispositif qui invite à quelque chose d’autre. Dans la Voie de la Grandeur, il s’agit de la seule entente de la vacuité. Pour qui accède à la vacuité, il n’y a plus de vérité à enseigner, plus d’Éveillé à honorer, plus de corps ni d’esprit à discipliner.
Scène du Vimalakîrti-nirdesa - "L'enseignement de Vimalakîrti" - durant laquelle Vimalakîrti (à droite) enseigne la vacuité au bodhisattva Manjushri (à gauche). Encre sur rouleau de soie de Ma Yunqing (Chine, 1230)
Vimalakîrti, le héros du sûtra éponyme, proclamait à sa façon cette déconcertante conviction :
Dans le dharma, il n’y a pas d’êtres égarés car il est affranchi de la souillure des êtres. Dans le dharma, il n’est pas de soi car il est affranchi de la souillure d’un soi. Dans le dharma, il n'y a pas de durée de l’existence car il est affranchi du cycle des naissances et des morts. Dans le dharma, il n'y a pas de personne car la continuité du passé et du futur y est rompue. Le dharma est éternellement apaisé car toutes les particularités s’y abolissent. Le dharma est affranchi de caractéristiques car il n y a pas d’objet référentiel. Dans le dharma, il n’y a pas de dénominations car il coupe court au langage. Dans le dharma, il n’est pas d’explications car il est affranchi des supputations et du raisonnement. Le dharma est sans forme à l’image de l’espace. Dans le dharma, il n y a pas de proliférations conceptuelles puisque en définitive il est vide.
Demeurer dans la vision entendue et convenue du bouddhisme - peu importe que l’on y voie une religion, une philosophie ou une subtile combinaison des deux -, revient à manquer le sens profond du dharma. Il nous faudrait faire fi de nos catégories, de nos représentations, de nos attentes même. L’entente du dharma ne peut naître que de lui-même, en le laissant se déployer dans sa singularité sans plus l’obscurcir par nos images du religieux. L’extravagance apparente des propos de Vimalakîrti doit être entendue. Nous ramenons sans cesse l’inconnu au connu ; nous pourrions à l’inverse faire le pari de l’insensé, quitter les rives confortables de nos savoirs et de nos a priori pour nous engager dans la découverte de cette singularité. Malgré tout, il nous faudra bien parler, exprimer en nos langues cet inconnu, afin de lui frayer un accès jusqu’au lieu de notre pensée. Il nous faudra inévitablement composer avec nos propres mots et nos propres conceptions du monde. Car le langage n’est pas un simple médiateur, il est déjà une pensée du monde. Mais composer n’est pas s’accommoder, sinon à considérer que le dharma serait d’emblée réductible à nos propres représentations. Il nous faudra donc forcer les mots, les triturer, en inventer d’autres jusqu’à ce qu’une expression du dharma puisse apparaître, nouvelle et révélatrice. Cette découverte nous offre également la possibilité de sonder nos présupposés, nos préjugés et, en deçà de toutes ces concrétions déjà formées dans notre intellect, celle de creuser plus loin encore, jusqu’aux préalables de notre pensée : en quoi nos découpages de la réalité sont-ils eux-mêmes réels et efficients ?
L’enjeu n’est pas simplement de rendre plus intelligible une autre pensée. Il s’agit de penser, ici même, la transmission du dharma en Occident alors que des Occidentaux se trouvent déjà engagés dans ce chemin. La rencontre de l’Orient et de l’Occident n’est pas une simple compréhension partagée de concepts, elle se tisse dans le cœur vivant d’hommes et de femmes qui s’efforcent aujourd’hui non d’apprendre le dharma, mais de le vivre, d’être le lieu singulier où l’Orient rencontre l’Occident. Cette rencontre n’est pas simplement individuelle, elle est aussi culturelle et sociale ; si le dharma s’intègre dans notre espace mental, si nous pouvons le questionner, si nous-mêmes nous lui offrons la capacité de nous questionner, de nouvelles alternatives collectives pourront sans nul doute naître alors. Pouvons-nous oser inviter le dharma au cœur de nos vies, dans les situations qui sont les nôtres, sans que son originalité soit dénaturée ou capturée ? Même si la sympathie l’emporte désormais sur l’aversion, l’adresse qu’il nous soumet est-elle authentiquement entendue ?
Fondement immémorial de la pensée indienne, le dharma désigne à la fois la loi, l’ordre, la condition, le devoir, la morale, le bien et la justice. L’étymologie révèle ce qui sous-tend toutes ces acceptions. La racine verbale dhr a le sens de « porter, soutenir, affermir, maintenir ». Le dharma est ce qui gouverne, règle et ordonne la vie des hommes et de l’univers. L’Indien est brahmane, ksatriya (noble guerrier), vaishya (commerçant, agriculteur) ou shûdra, (serviteur) - telle est la loi des castes (varnadharma) qui divise et ordonne la société. Dans sa vie personnelle, il est tour à tour brahmacârin (étudiant religieux), grihastha (maître de maison), vânaprastha (ermite retiré) ou sannyâsin (ascète renonçant), tel est l’ordre des quatre stades de la vie brahmanique (âshramadharma). Il importe à l’Indien de se conformer scrupuleusement au dharma, sans quoi il s’expose au dérèglement et au désordre. Le dharma ne constitue pas simplement une règle sociale mais un système d’ordonnancement du monde que chacun doit non seulement suivre mais élucider.
Cette compréhension du dharma s’est infléchie dans le contexte bouddhiste. On pourrait vaguement le rendre par « enseignement » puisqu’il renvoie tout à la fois à un discours et à une méthode. Discours et méthode n’ont qu’une seule exigence : l’éveil qui s’incarne dans la figure du Bouddha, autrement dit l’« Éveillé ». À quoi s’est-il éveillé ? Au risque d’une trop grande simplification à ce moment de la lecture, disons qu’il s’est éveillé à la certitude que nos croyances, nos représentations, nos tendances et nos désirs distordent le réel et ne permettent pas de révéler sa dimension de vacuité. Le dharma qu’il prodigue nous invite à nous en délester, à les dépasser, à se jouer d’eux pour jouir du réel.
Ultimement, l’éveil est l’effondrement de la pensée sur elle-même. Celle-ci s’abolit dans un pur silence. Comme discours, le dharma est une invitation à sonder le fonctionnement de l’esprit, les processus mentaux, notre expérience d’être au monde. Comme méthode, le dharma forme un ensemble de stratégies pour couper court à toutes les névroses et tous les égarements.
Le Bouddha porte également le titre de muni, le « Sage » ou le « Silencieux », le terme sanskrit confondant les deux acceptions. Sa parole est toujours mutique, son savoir n’a pas d’objet, son chemin s’enfonce dans l’invisible, ses pas ne laissent pas de traces. Mais si le dharma doit conduire à un grand silence, le dharma n’en reste pas moins un discours. Cette tradition a pour vocation de se transmettre et donc de faire un large usage de la pensée, des mots et de la parole. La pensée s’inscrit dans un système langagier et dans un système de représentations. Lovée au cœur même de son propre discours, l’hésitation du Bouddha à parler est largement soulignée. Devait-il s’essayer à dire l’indicible pour communiquer son expérience ou laisser l’indicible s’abolir en lui-même ? On le sait, il choisit de transmettre et offrit à la fois des discours et des méthodes. Pourtant, pour signifier que les discours et les méthodes ne sont que des portes ouvertes sur un ailleurs, de nombreux livres de la Voie de la Grandeur déclarent avec audace que le Bouddha Shâkyamuni, de la nuit de son éveil jusqu’à la nuit de son extinction, n’a jamais prononcé une seule parole. Comme l’écrivait résolument Nâgârjuna, l’un des grands saints bouddhistes de cette tradition dans ses fameuses Stances du milieu par excellence : « À quiconque et nulle part, / Le Bouddha n’a jamais rien enseigné. » Il y a là comme une impossibilité qui défie l’entendement puisque ces mêmes traditions révèrent de nombreux livres canoniques, de mystiques paroles que le Bouddha aurait prononcées de sa « bouche dorée », remémorées et récitées par Ânanda, son disciple et cousin, puis consignées par écrit sous la forme des sûtras, les livres canoniques. Mais en faisant de son propre discours une semblance, en dégageant un silence originaire par-delà sa propre parole, le dharma se trouve délié de toute absolutisation de la vérité. Et cependant les textes bouddhistes nous enjoignent d’être inlassablement audacieux, de ne plus entretenir une quelconque raison pour simplement entendre la parole ; non de l’entendre, mais de l’éprouver par tous nos sens déployés. Une telle épreuve suppose une radicale mise à nu qui va au-delà même de la seule fraîcheur de l’écoute.
Pour en savoir plus ...
Le bouddhisme n'existe pas, Eric Rommeluère, Le Seuil, 2011
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