Monk in the city

« De nos jours, la plupart des gens méditent en fonction de leur compréhension intellectuelle. Ils se contentent de maintenir un état relaxé et nombreux sont ceux qui s’échappent ainsi en apposant le sceau de la théorie. De quoi s’agit-il ? Quand bien même leur conscience serait claire et vide ou leur assise dénuée de pensées discursives, au moment précis où se développe cet état relaxé et détendu, il ne s’agit que d’une simple expérience de félicité. Or ils pensent : « Ceci est ma méditation et personne ne connaît rien de plus éminent ». Ils croient qu’ils ont ainsi atteint la réalisation alors qu’ils n’ont fait qu’exhiber leur propre théorie. S’ils ne rencontrent pas dans cette vie un maître compétent, comme l’explique un texte du Dzogchen : 

« Leur compréhension intellectuelle est comme une pièce rapportée qui finira par se décoller. » 

Lorsqu’ils se trouvent dans des circonstances favorables ou défavorables, nombreux sont ceux qui tentent de les distinguer comme on essayerait de séparer l’eau du lait. Mais s’il est relativement facile d’intégrer les mauvaises circonstances au chemin, il est très difficile de le faire avec les bonnes. Et quand bien même ils se vanteraient d’avoir atteint la plus haute des réalisations, ils sont en réalité empêtrés dans l’arrogance et la suffisance. » 

Non, ce texte n’est pas l’œuvre d’un maître contemporain regrettant des dérives actuelles, mais bien le fait d’un maître tibétain du XVIIIe siècle

, Jigmé Lingpa, qui dans ce texte d’instructions pratiques sur la méditation dzogchen, Le Rugissement du Lion, fait remarquer que nombre de pratiquants glissent dans la facilité. Or à notre époque, ne parlerait-on pas de “développement personnel” à ce propos?  

En effet, si la méditation est à la mode aujourd’hui sous des formes “ light “ ou allégées, en réalité, ses racines spirituelles bouddhiques ont été évacuées (ne parle-t-on pas désormais de « spiritualité laïque” ou de « méditation laïque » ?). On observe cette approche jusque dans les entreprises, préoccupées de combattre le stress des employés menaçant la productivité. 

Ainsi,  l’usage d’une technique méditative à des fins de détente et de bien-être individuel n’est pas nouveau. Nous sommes en effet, avec ce texte, dans un contexte traditionnel, celui du Tibet d’autrefois, pourtant réputé favorable à une authentique spiritualité.  Il est vrai que de tout temps, le bouddhisme a proposé principalement des méthodes visant l’Éveil mais aussi toutes sortes de techniques auxiliaires dont le but est de soulager la souffrance des êtres, de faciliter la vie spirituelle et d’écarter les obstacles divers comme la maladie, les mauvaises circonstances et les perturbations mentales et physiques — obstacles susceptibles d’interrompre ou de gêner les progrès sur la Voie. Il y a toujours eu, bien sûr, le risque que certaines personnes se contentent d’appliquer quelque méthode secondaire pour des buts « mondains » ou se méprennent par ignorance ou par paresse sur la finalité des techniques méditatives. Ce sont là des obstacles spirituels bien connus dans les approches traditionnelles. Mais ce qui est nouveau à notre époque, c’est la généralisation d’un usage des spiritualités à des fins marchandes ou à tout le moins utilitaires, c’est-à-dire hors de leur finalité, qui est d’accompagner et de rendre possible un cheminement spirituel bien déterminé dont la visée est sotériologique. Autrement dit, ce sont les bénéfices secondaires de la méditation et d’autres méthodes spirituelles qui sont désormais mis en avant et non leur but premier, certes bien plus long et plus difficile à atteindre, mais pourtant essentiel à tout cheminement significatif dans l’existence humaine — cette fameuse « précieuse existence humaine » proclamée dans les textes bouddhiques. 

Il ne s’agit pas ici de nier la réalité des souffrances mentales multiples et intenses qui caractérisent la vie dans ce monde au XXIe siècle. Dans ce contexte instable et anxiogène, il serait peu charitable de rejeter l’apport de moyens spirituels authentiques pour atténuer les maux qui nous accablent. Mais c’est la propension systématique à instrumentaliser la démarche spirituelle qui pose problème. Dans ce contexte de désarroi où le temps compressé et les occupations multitâches ont pour effet d’exposer nos contemporains à une confusion mentale croissante — tandis que la méfiance à l’égard des traditions spirituelles tend à se généraliser — ne risque-t-on pas de réduire la spiritualité à de simples techniques de plâtrage tout juste bonnes à adoucir momentanément les bobos divers qui mettent à mal notre aspiration au bonheur dans une vie moderne et confortable ? 

La crise actuelle du COVID et celle, encore plus préoccupante, des dérèglements climatiques et de la pénurie prévisible de l’énergie, indispensable à nos modes de vies dispendieux, montrent pourtant bien qu’il est plus que temps de se préparer à un avenir incertain où le bien-être individuel et la croissance économique infinie ne seront plus vraiment des sujets pertinents. Le Dharma nous enseigne que l’existence conditionnée, de par sa nature même, est soumise aux lois de l’impermanence et de l’inévitable déclin des cultures et des modes de vie — promesse de souffrances à venir — et que seul un cheminement intérieur qui interroge le sens de nos existences et recentre nos vies vers l’altruisme et l’émancipation spirituelle peut encore signifier quelque chose. N'est-ce pas précisément là ce dont l’instrumentalisation des spiritualités à des fins utilitaires ou de profit immédiat nous détourne ?

 Cette tendance ne touche pas seulement le Buddhadharma mais aussi les grandes religions de la planète, toutes menacées par un détournement vers des fins séculières, qu’il s’agisse de buts narcissiques, lucratifs ou de manipulations politiques fanatiques ou violentes. 

Plus que jamais donc, la parole des maîtres du passé résonne avec justesse quand elle pointe des défauts spirituels qui ne font que s’exacerber davantage de nos jours. La forme que prendra l’avenir individuel ou collectif n’est au fond, pas la préoccupation essentielle des traditions spirituelles comme le bouddhisme : l’existence cyclique est faite de hauts et de bas, qu’il s’agisse de ce monde ou d’autres, et le samsâra n’est pas réformable. Mais il est possible de le dépasser. On peut certes tenter d’éviter le pire à l’ensemble de l’humanité et à la vie sur terre, et il faut très certainement le faire, mais le problème de fond des êtres humains reste leur esprit et l’usage qu’ils en font. Car le monde technologique et énergétivore qui est le nôtre est le reflet et le résultat de nos pensées et de nos projections karmiques. Ce n'est qu’en tournant notre esprit vers l’intérieur et en découvrant sa nature ultime et celle de tous les phénomènes qu’il est possible d’espérer une salvation spirituelle à la fois individuelle et collective grâce à une action juste à l’égard d’autrui. Tout le reste s’avère finalement futile et peu efficace à long terme.  

Il n’est pas vrai que nos contemporains se désintéressent de la spiritualité authentique, mais encore faut-il leur rappeler les véritables enjeux de la vie spirituelle et leur montrer les pièges de l’hypermodernité. À défaut de cela, l’individualisme et l’égocentrisme ne feront qu’aggraver les conditions d’existence et la confusion émotionnelle, au point où il deviendra difficile sinon impossible d’envisager une vie spirituelle authentique loin de la fureur du monde et de ses intérêts immédiats. 

Philippe CORNU, Président de l’I.E.B.