Philippe Cornu nous fait l’amitié de nous présenter son dernier ouvrage, Le Miroir de la Vigilance de Tsélé Natsok Rangdröl (XVIIe s.), dont il assure la traduction et un commentaire.
Le Miroir de la Vigilance de Tsélé Natsok Rangdröl (XVIIe s.) nous ouvre d’extraordinaires perspectives sur le sens de l’existence, hors des limites de nos cadres culturels habituels. Tout en constatant l’erratique voyage des êtres au sein du saṃsāra et son cortège de souffrances, ce texte montre qu’il est possible de s’affranchir des illusions de l’existence conditionnée et d’atteindre la liberté du plein Éveil à la fin de cette vie même ou après la mort. Traduit du tibétain, cet ouvrage embrasse tous les aspects de l’existence — de la naissance à la mort, le moment de la mort et la période entre la mort et la renaissance — tous désignés comme des bardo ou états intermédiaires de la conscience entre deux ruptures. Le Vajrayāna n’a qu’un seul but : révéler au yogi sa nature éveillée, ce prodigieux potentiel enfoui sous les souillures et les obscurcissements accumulés par le pouvoir d’une ignorance immémoriale, et chaque état intermédiaire représente
une opportunité de se libérer des voiles de l’illusion. Plutôt que de nous abandonner à la confusion, l’auteur nous exhorte donc à envisager autrement notre existence. Loin de se réduire à une lutte perdue d’avance contre les vicissitudes d’une vie incertaine et chaotique, l’existence humaine se révèle une précieuse occasion de s’affranchir des constructions artificieuses de l’esprit conditionné Éveil en reconnaissant notre nature de bouddha, la claire lumière fondamentale. Les pratiques nous aident à nous dessaisir de la pseudo-réalité à laquelle nous adhérons et à nous relier à cette vacuité lumineuse et atemporelle qui sous-tend tous les aspects de l’existence. Non pas un néant, la vacuité de l’esprit est au contraire la source lumineuse de la vie dans toute sa spontanéité naturelle. Mais par une tragique méprise, nous n’avons pas vu qu’elle était à la fois source et nature de la pure réalité, et son éclat a pâli sous les épaisses nuées de la confusion. Déroutée de sa nature première, l’énergie lumineuse de ce Fond primordialement pur - une infinie potentialité - s’est alors figée telle de l’eau solidifiée en glace jusqu’à se réduire au fruit amer des forces opérantes du karma. À cause de nos actes passés, la vie, à l’instar d’un rêve ou d’un cauchemar, s’est vue muée par la saisie dualiste en un scénario d’existence douloureuse qui voile notre nature éveillée. Et nous nous vivons tels des vagabonds errant de vie en vie sous la fausse identité d’un moi individuel, incapables de regagner la source immaculée de nos existences. Chaque vie conditionnée a une fin mais ce qui meurt n'est que la gangue compacte des conditionnements karmiques et des fausses identifications - les cinq agrégats d’appropriation. Et pour tous les êtres sans exception se dévoile alors la claire lumière, la Base originelle de leur esprit. À chaque fin de vie, le moment de la mort est donc un moment de vérité à la croisée des chemins, entre l’Éveil libérateur et le retour vers l’aliénation et le cycle des existences douloureuses. Or à ce moment même de la mort, notre destin dépend de la pratique antérieure, car le mourant ne peut reconnaître que ce dont il est devenu familier grâce à une pratique assidue. Seule une expérience fiable de la claire lumière « fils » obtenue durant la vie permettra de reconnaître la claire lumière « mère » qui se dévoile à la fin du processus des dissolutions de la mort. Le Vajrayāna et le Dzogchen offrent au pratiquant une panoplie de méthodes ou « moyens habiles » ouvrant l’accès à cette expérience primordiale. Non pas que la claire lumière ou nature éveillée soit dépendante en elle-même de conditions puisqu’elle est inconditionnée, mais du fait des voiles cognitifs et émotionnels qui la recouvrent habituellement, le yogi se doit d’appliquer des méthodes pour se frayer un accès direct vers sa présence.
Les visualisations, les récitations de mantra et surtout les yogas internes induisent un processus de dissolution semblable à celui du moment de la mort, de sorte que le yogi peut ainsi se familiariser avec la claire lumière de la voie. S’il est un bon pratiquant, il pourra s’éveiller au moment de sa mort. S’il est de moindre capacité, il pourra malgré tout reconnaître la claire lumière fondamentale dans les jours qui suivent sa mort si elle lui est alors présentée par son maître ou un compagnon de pratique l’accompagnant dans son voyage post mortem dans les états intermédiaires.
Très direct, le Dzogchen ou « Grande Perfection » nous propose d’emblée d’accéder à l’Esprit éveillé grâce à une Présentation directe effectuée par un maître, laquelle ouvre instantanément une brèche dans l’esprit conceptuel illusionné et permet au yogi de reconnaître sa propre nature vide et lumineuse. Découvrir la vraie nature de son esprit grâce à un maître qualifié, la reconnaître sans erreur puis s’y accoutumer jusqu’à y demeurer constamment, tel est le chemin pour réintégrer l’ensemble des expériences de notre existence sans qu’il subsiste en nous la moindre dualité sujet-objet. Par la méditation et le guruyoga, le pratiquant prolonge et maintient la fraîcheur de cet état naturel auparavant entrevu, sans le confondre avec de simples expériences méditatives. Une fois qu’il s’y est accoutumé, il peut y revenir en toutes circonstances. Plus il s’y détend, plus sa confusion se dissipe en s’y libérant naturellement. Sans plus donner prise au jugement, il va contempler le déploiement visionnaire de l’énergie de la Présence éveillée, ce qui l’amène peu à peu à dissoudre toutes ses visions impures dans la Réalité ultime. Un pratiquant aux facultés supérieures sera en capacité d’achever dans cette vie même les Trois Corps d’un bouddha. Et s’il n’a pas atteint le stade ultime des visions, il rejoindra la claire lumière fondamentale en mêlant sa Présence éveillée à l’espace au moment de sa mort. Il pourra aussi se libérer en reconnaissant ses propres manifestations dans les déploiements visionnaires du bardo de la Réalité qui suit la mort. Moins expérimenté, il pourra, grâce au rappel et à la foi, rejoindre une terre pure de bouddha en échappant au bardo du devenir, et dans ce champ pur atteindre progressivement l’Éveil. Même le moins exercé, grâce à ses prières de souhaits, pourra renaître en choisissant une bonne matrice humaine afin de poursuivre sa pratique dans la vie suivante et de parvenir ultimement à l’Éveil.
Toutes ces méthodes offrent à l’être humain les meilleures chances de se libérer. Elles sont le fruit de la Sagesse omnisciente et de la compassion des bouddhas et des bodhisattvas. La compassion, le souhait que tous les êtres se libèrent de la souffrance et de ses causes, sous-tend en effet tous ces enseignements. S’il n’est pas facile d’appliquer ces conseils spirituels transmis par les lignées ininterrompues de maître à disciple, ils indiquent à tout le moins une direction claire dans la vie présente : il ne tient qu’à nous d’entreprendre de nous détourner des voies de l’illusion pour accéder à notre être fondamental. Car ni la confusion ni la souffrance ne sont inéluctables. À nous, donc, de choisir entre le conditionnement et la liberté, la souffrance et le bonheur, le ressentiment et l’amour, et l’enseignement du Bouddha sur les Quatre Vérités des Nobles prendra tout son sens : la cessation de la souffrance est envisageable car notre vraie nature est, sera et a toujours été étrangère à la souffrance. Prodigieux mouvement jaillissant d’une source intarissable et toujours pure, la vie peut soit nous étourdir et nous égarer, nous entraînant très loin de notre être véritable, soit nous offrir la précieuse occasion de réintégrer à jamais cette source lumineuse. Est-il encore besoin de démontrer que le bouddhisme n’est ni pessimiste ni un non à la vie comme l’ont souvent cru ses détracteurs ? Si le Bouddha et ses successeurs nous ont mis en garde contre nos illusions génératrices de tourments sans fin, ils ont simultanément dit un oui qui ouvre toutes grandes les portes d’accès à nos qualités les plus fondamentales, la sagesse innée et la compassion universelle.
Philippe Cornu