Jean- Noël Robert, Collège de France, chaire Philologie de la civilisation japonaise (extrait)

Il faut enfin souligner que la lecture qui a été la nôtre, fondée sur la reconnaissance de la structure bouddhique profonde de l’œuvre, ne visait certes pas à l’originalité, car elle est probablement la plus régulièrement soutenue par les commentateurs anciens, pour disparaître ensuite graduellement des travaux des philologues tenant des « études nationales » (kokugaku), lesquelles, en portant cette œuvre au pinacle bien avant « l’occidentalisation » du concept de littérature, avaient tout intérêt à la présenter comme la plus indépendante possible des influences continentales. Les faits, pourtant, continuent d’être têtus et nous pensons avoir pu montrer au cours de l’année comment les doctrines bouddhiques informent toutes les dimensions du roman, jusque dans son organisation interne. Ce que nous pouvons saisir de la personnalité de la romancière grâce à son Journal ou Notes journalières (nikki) que nous avons la chance de posséder, rend tout à fait probable cette structuration bouddhique, dont certains éléments essentiels n’ont pas échappé aux commentateurs anciens, et il a été important de mettre en relief ce que Murasaki-shikibu nous disait d’elle-même avant d’aborder son œuvre. ***

Nous assumerons évidemment que les grandes lignes du roman sont connues : il relate la vie du protagoniste, le « Radieux Genji », Hikaru Genji sur un demi-siècle, suivi d’une quinzaine d’années (environ entre 15 et 30 ans) de celle de son fils adoptif Kaoru. Le prince Genji est fils de l’empereur fictif Kiritsubo-in et de l’une de ses concubines de rang mineur. En butte aux jalousies, sa mère meurt peu de temps après sa naissance, et l’enfant, élevé à la cour, recevant l’éducation la plus raffinée, se distingue rapidement par sa beauté et son intelligence. Doué de tous les talents, il se précipite très tôt dans une succession d’aventures amoureuses qui formeront la matière du roman. Elles acquièrent aussi une dimension politique, car le Prince ne reculera pas devant l’une des pires fautes qui se puissent commettre en ayant une liaison avec l’une des épouses de son père. Il en naît un fils qui accédera ensuite au trône. Son amour principal est cependant celui qu’il entretient avec la toute jeune Murasaki-no-ue, dont le destin sera fort malheureux, comme celui d’ailleurs de la plupart des personnages féminins. Après des vicissitudes politiques dont certaines lui vaudront l’exil, le Genji finit par triompher lorsque l’une de ses filles devient impératrice. Le héros disparaît littéralement aux trois quarts du livre, sans que sa mort soit décrite. Les derniers dix chapitres décrivent à nouveau les amours contrariées de son fils adoptif Kaoru, rival du prince Niyoumiya, petit-fils du Genji. Le roman se termine dans une ambiguïté qui a mené beaucoup à estimer qu’il était inachevé, sans compter que nombre de commentateurs ont aussi considéré les dix derniers chapitres comme l’œuvre d’un auteur différent. Notre enquête nous a amené à penser que l’ambiguïté de la fin est voulue par la romancière et qu’elle est cohérente avec la teneur fondamentale du livre si l’on en reconnaît la portée bouddhique. . ***

Nous n’avons pas non plus à revenir en détail sur la personnalité de l’auteure, d’autant plus que nous ignorons presque tout d’elle, jusqu’à son nom, qui est en réalité une allusion à l’héroïne principale du roman, la princesse Murasaki. Mais ce qu’elle nous dit d’elle-même dans son Journal est déjà très éclairant. Il y a des faits bien connus et souvent répétés par les biographes : tout d’abord que la romancière avait des lettres chinoises une connaissance singulière qu’elle explique ainsi : alors que mon frère cadet, enfant, étudiait le Classique des Documents historiques [= le Shujing chinois], j’apprenais en écoutant. Lui, il lisait lentement, et oubliait tout, alors que moi, je faisais preuve d’une intelligence étonnante, si bien que notre père, qui était passionné de ces textes, se prenait constamment à soupirer : « Quel dommage, ce n’est vraiment pas de chance que je ne l’ai pas eue comme fils ». Comme toujours dans son Journal, Murasaki-shikibu ne s’embarrasse pas de fausse modestie, tout en nous donnant une raison somme toute acceptable de son érudition : elle ne l’avait pas fait exprès, et l’on voit dans ce passage s’esquisser la même préoccupation que dans l’anecdote précédente à propos de la Dame aux Histoires, le souci de ne pas passer pour une pédante ; cela est déjà ridicule chez un homme, que dire alors d’une dame de la cour ? Elle nous avoue ainsi que pour ne pas prêter à la moquerie, elle a longtemps fait semblant de savoir à peine écrire, préférant la honte de l’ignorance à la réputation de bas-bleu. Mais elle ne put rester longtemps dans ce semblant d’illettrisme, car l’impératrice elle-même (qui devait donc savoir à quoi s’en tenir sur ses connaissances littéraires) lui demanda d’exposer des passages des Œuvres de Bo (Bai) Juyi  / Hak-Kyoi, le grand poète chinois du ixe siècle, dont nous avons vu l’importance primordiale dans le Japon de Heian lors du cours sur le Wakan-rôei-shû. Comme sa maîtresse voulait en connaître plus en détail le contenu, elle lui faisait des cours depuis deux ans au moment où elle écrivait son Journal, choisissant les moments où il n’y avait personne aux alentours ; l’empereur lui-même et d’autres grands ayant eu vent de la chose, la malheureuse dut multiplier ses leçons privées, mettant ainsi à mal le masque dont elle avait voulu s’affubler. On voit donc que son érudition chinoise n’était pas mince, et ces remarques du Journal nous sont fort précieuses pour comprendre que nous ne pouvons craindre d’aller trop loin dans la recherche des sources chinoises dans le Roman, dont nous verrons qu’elles sont l’une des deux dimensions majeures. ***

 Le Journal nous donne cependant en plus des détails nombreux et précis sur une autre dimension des réflexions de la romancière, dont, curieusement, la critique moderne fait moins grand cas et semble hésiter à la rapporter de la même façon au Roman, alors que les références à la culture chinoise sont dûment invoquées. Il s’agit des préoccupations religieuses de Murasaki-shikibu, en particulier dans ce passage :

Quoi qu’il en soit, je ne me restreindrai pas dans mes paroles. Quoi que les gens puissent en dire, je pratiquerai sans relâche la récitation des Écritures au bouddha Amida. Par dégoût de ce monde, je n’y attacherai plus la moindre pensée, aussi ne flancherai-je point pour devenir ermite (hijiri). Quand bien même je rejetterai d’un seul tenant le monde, il se peut bien que je manque assez d’ardeur pour ne pouvoir monter sur la nuée (qui l’emportera à la Terre Pure d’Amida). C’est cela qui me fait hésiter. Je suis cependant à l’âge convenable pour partir. Alors que l’âge surviendra avec ses infirmités, que la vue défaillante empêchera en plus de réciter les Écritures, que l’esprit se fera de plus en plus fragile, au risque de passer pour imiter les gens de réflexion profonde, à présent il n’y a plus que cela qui me tienne à cœur. Le fait est qu’il n’est pas dit qu’une personne aussi pécheresse (que moi) puisse jamais parvenir à ses fins. Au nombre des choses que je peux savoir de mon existence antérieure, il y a lieu de m’attrister sur tout (ce qui m’arrivera par la suite).

Passons sur l’inquiétude dont fait montre Murasaki-shikibu à propos de son salut, comme une prémonition de ce qui deviendra plus tard la pièce L’Offrande au Genji, ce qui doit nous arrêter avant tout ici est l’expression de ce plan de carrière inattendu chez une dame de compagnie de l’impératrice. Il a fallu nous interroger sur l’acception du terme hijiri rendu par « ermite ». Le sinogramme utilisé pour écrire ce terme, shèng/shô, traduit le plus souvent par « saint », peut s’appliquer aussi bien, en lecture phonétique, à Confucius qu’au Bouddha, mais en lecture explicative hijiri, il évoque le plus souvent un religieux pratiquant à l’écart de sa communauté, un ermite donc, errant ou cloitré dans son ermitage. Nous l’avons vu apparaître à profusion dans les récits du Senjû-shô concernant Saigyô, mais Murasaki-shikibu elle-même l’utilise en ce sens dans le Genji. Le contexte dit bien que c’est cette acception que l’auteure a en tête : dégoût du monde, abandon du monde, entrée dans la vie érémitique. Elle n’est certes pas seule à son époque à penser ainsi. Sa consœur du Sarashina-nikki parlera aussi, dans les pages suivant celle que nous avons citée plus haut, d’entrer en religion, mais pas de devenir hijiri. Tout au long du Genji-monogatari, à la suite de chaque épisode tragique, l’une des premières réactions des personnages est de penser à se retirer du monde, une attitude de repli fort différente de ce qu’implique la conduite du hijiri, plus proche de l’ascèse individuelle que du cénobitisme. Si l’on prend Murasaki-shikibu au sérieux, dans un Journal qui par ailleurs rapporte de nombreux détails sur la pratique religieuse de la cour, détails dont nous avons relevé une partie dans le cours, et en l’absence de tout renseignement certain sur une entrée définitive dans les ordres, nous sommes fondé à nous interroger sur la façon dont la romancière a réalisé son vœu. Le mot « vœu » est à prendre ici au sens strict : la teneur de ce passage du Journal, aussi informel qu’il soit, l’apparente pourtant à un ganmon, à une « proclamation de vœu » par laquelle on explicitait l’intention et le but dans lequel on s’engageait dans un acte religieux, que ce soit un rituel ou une pratique à plus longue portée (on connaît la proclamation de vœu du moine Saichô avant de se rendre en Chine). Serait-il trop fantasque d’estimer que l’objet de son vœu pût être une œuvre littéraire, c’est-à-dire son roman ? Dès le début du xe siècle, le terme hijiri était employé dans la locution uta no hijiri, lecture explicative de kasei « saint de la poésie », expression chinoise dont la transposition en japonais donnait au second terme une dimension magico-religieuse nouvelle. Et le caractère essentiel des poèmes (uta) du Genji dans la construction de l’œuvre, caractère qui sera perçu et souligné par toute la tradition critique japonaise, peut donner à penser que Murasaki-shikibu elle-même employait ici le terme dans ce double sens, donnant à sa création littéraire une portée religieuse. Ce ne serait qu’une conjecture si l’on pouvait sérieusement mettre en doute le caractère profondément bouddhique du roman. Or, tout nous a amené à conclure qu’il est indéniable.

Extrait du site du Collège de France, https://www.college-de-france.fr/agenda/cours/le-roman-du-genji-poesie-langue-et-bouddhisme