Nous avons le plaisir de vous présenter un extrait de l'enseignement de Philippe Cornu à l'IEB, à propos d'un sujet très classique et fondamental dans le bouddhisme, la question des « passions ». Son approche très pédagogique, accessible à tous les lecteurs et étudiants, apporte une force et une vigueur particulière sur un sujet délicat et fort débattu mais pas assez souvent clarifié.

Après avoir traité des onze facteurs vertueux, dont la non-violence, l'antidote de la violence, qui consiste à ne pas brutaliser les êtres animés (et évidemment de ne pas commettre de meurtre), mais ne pas les contraindre non plus, et plutôt de leur montrer de la compassion, le texte nous dit que la compassion empêche la destruction des mérites, la dite destruction des mérites étant le plaisir égotique. En effet la compassion consistant à se mettre à la place de l'autre et prendre sur soi la souffrance d'autrui, c'est à la fois un acte d'amour et de compassion et également quelque chose qui fait accumuler des mérites et une énergie positive sur le chemin. Cette énergie nous permet à la fois d'être en interaction avec les êtres et de continuer par la suite quand nous atteindrons la bouddhéité l’œuvre de grande compassion.

En effet, si nous ne maintenons pas un lien avec les êtres à travers justement les œuvres de compassion, si nous coupons en quelque sorte le lien avec les êtres, nous atteindrons peut-être le nirvana, certes, mais ce sera un nirvana statique, celui des arhats. Voilà pourquoi les bodhisattvas souhaitent se réincarner dans le samsara, ils traversent avec plaisir le samsara, pour être avec les êtres, pour continuer à contacter les êtres, pour nouer des liens avec eux, pour pouvoir justement avec cette connexion, quand ils seront éveillés, continuer à œuvrer pour eux, à travers le jeu des trois corps, le trikaya. Ça, c'est vraiment l’œuvre de la grande compassion, qui est préparée tout au long du chemin.

Ce n'est pas que, par exemple, les auditeurs qui vont devenir des arhats manquent de compassion dans leur conduite, ils ont de la compassion et ils l'utilisent bien sûr, mais ils vont surtout cultiver la sagesse qui permet de couper les liens avec le samsara. D'autre part, ils ne vont pas essayer d'accumuler les mérites qui les mettent en contact encore et encore avec les êtres, parce qu'ils cherchent à sortir du « samsara », et ce n'est pas le cas des bodhisattvas qui s'y réincarnent volontairement . Voilà pourquoi ces derniers prennent leur temps. D'autant que le samsara n'est que l'autre facette du nirvana. C'est-à-dire que samsara et nirvana ne sont pas deux choses intrinsèquement différentes, ce ne sont que deux façons de voir la réalité. .
Sur un autre plan, ne croyez pas que le samsara c'est « les autres », ce qui serait une version orientalisée de « l'enfer c'est les autres » (Jean-Paul Sartre, note de la rédaction). C'est nous qui fabriquons notre samsara, personne d'autre. Et chacun le fait à sa manière. Mais si nous sommes sur le chemin, nous pouvons nous défaire de cette perception et nous en libérer ; et pas seulement nous en libérer, mais également œuvrer pour libérer tous les autres, tous ceux avec qui nous avons été en contact, avec qui nous avons interagi. C'est ce qui forme le champ de conversion d'un Bouddha. Voilà pourquoi la compassion empêche la destruction des mérites, elle dissipe le plaisir égotique, car le compatissant prend sur soi la souffrance d'autrui et sa fonction consiste à ne pas faire violence.

C'était bien de commencer par quelque chose de positif, parce que le texte va aborder une liste plus longue : il va parler des « passions ». Ce qui est appelé souvent dans notre jargon occidental les « émotions négatives ». En fait ce n'est pas très juste comme désignation. Le vocable « passions » est plus juste, au sens pascalien du terme. Justement parce que dans les passions, l'être est passif, pris par les passions, elles l'emportent, l'entraînent, et finalement l'être est l'esclave des passions. De plus, dans passions il y a ce qui fait souffrir : passion c'est ce qui fait « pâtir ». Ce sont les événements mentaux qui nous font souffrir, et cette définition correspond exactement aux passions. Ce qu'est aussi exactement le sanskrit klesha, c'est la racine verbale de la souffrance. On peut entendre parfois de façon caricaturale que les bouddhistes ne veulent plus avoir d'émotions. L'image de référence est le bouddhiste impassible comme une pierre. Ou comme une mousse. Ce n'est pas très engageant, franchement. Il y a toujours du mouvement dans l'esprit et nul ne peut l'empêcher. Or l'émotion c'est tout ce qui meut l'esprit, et après tout la compassion fait appel à l'émotion aussi, la joie est une émotion aussi. Or ce ne sont pas des émotions négatives vous voyez. La philosophie bouddhiste n'est pas hostile aux émotions, mais identifie un certain nombre d'événements ou de facteurs mentaux appelés passions qui sont des facteurs de souffrances.


Les premières sont les passions principales, essentielles : l'attachement, l'aversion et l'aveuglement, l'orgueil, les vues erronées et les doutes.
Les trois premières sont appelées les trois poisons, dont le commentaire nous
dit : l'attachement l'aversion et l'aveuglement sont ainsi indiquées d'un seul tenant. Ce sont vraiment les passions les plus primaires. L'attachement, c'est, à partir du sentiment du moi, attirer à soi ce qui va enrichir ce sentiment du moi, le consolider, et ainsi l'humain se rassure, en enrichissant en quelque sorte, en améliorant son image du moi. En le gratifiant, quelque part il le cajole. C'est un peu comme, vous savez, un bernard-l'hermite. Je ne sais pas si vous connaissez ce petit mollusque, non ce n'est justement pas un mollusque, c'est un crustacé, le bernard-l'hermite, qui est sur le bord de la mer, et qui n'a pas de coquille, de carapace, et pour se faire une carapace il ramasse tout ce qu'il peut, et il construit sa maison avec des trucs invraisemblables, pour protéger son abdomen. C'est un peu ce que nous faisons quand nous nous attachons à tout un tas de choses, et amassons tout un tas d'objets. Il suffit de regarder ce que nous avons dans nos placards ou sur nos buffets, pour comprendre un peu de quoi il s'agit. Nous possédons plein d'objets inutiles, mais ça nous rassure, et nous les voulons à tout prix, et puis après nous ne les regardons plus (rire) . C'est systématique, vous pouvez essayer de regarder, tous les objets de votre convoitise, quand vous les avez, au bout de quinze jours vous ne les regardez même plus. Parce qu'il y a d'autres sujets d'attachement, c'est ça qui est excitant. Et c'est comme ça que se fabrique une magnifique société de consommation. Vous êtes déprimé ? Consommez ! Ca ira mieux !


Donc le texte nous dit : l'attachement est tout simplement l'attachement à l'existence et aux possessions, et l'envie qu'elles suscitent. Et de son activité procèdent toutes les souffrances. En effet, toutes les souffrances ne sont rien d'autre que les agrégats d'appropriation concrétisés sous l'emprise de la soif pour les mondes du désir, de la forme et du sans forme.


Extrait de l'enseignement donné en 2023 à Rigpa Levallois, par Philippe Cornu, dans le cadre de son enseignement sur La Trentaine de Vasubandhu pour l'Institut d'Etudes Bouddhiques