bouddha

Didier Treutenaere nous entraîne ici dans un passionnant voyage au cœur du Siam, du dix- neuvième au vingtième siècle, à travers l'évocation du grand maître bouddhiste, et en particulier nous fait mesurer les évolutions d'une nation qui a fait du bouddhisme son socle social. Nous vous ferons partager de larges extraits de ce travail de recherche au cours des prochaines newsletters. 

Prologue
Le Siam1, au tournant du siècle dernier, était un pays vert et luxuriant, un pays de rizières aux cours d’eau miroitants encombrés par les barges chargées du riz destiné à la capitale royale. La société était pacifique, le peuple doux, tolérant et profondément enraciné dans l’héritage bouddhiste, pilier de la société siamoise depuis le treizième siècle. À cette époque, le Siam était, matériellement, pauvre. La simplicité matérielle préservait les vertus simples de l’existence. 

Au Siam, l’ordre social reposait sur le foyer, sur les liens familiaux, faits de chaleur et d’obligations entre père et fils, mère et fille, frère et sœur, bien plus proches que tout ami ou relation. Le foyer était le cœur de la société. 

Dans les autres pays, les routes venaient en premier et les maisons étaient ensuite construites le long des routes ; pas au Siam : les maisons venaient en premier et les routes devaient se conformer aux emplacements des maisons. 

Dans les autres pays, les gens naissaient avec des droits. Mais dans la société siamoise, où l’accent était mis avec tant de force sur l’accumulation de la plus grande quantité possible de mérites au cours de la brève durée de l’existence, les gens naissaient surtout avec des devoirs à respecter. Un jeune garçon n’était pas simplement un jeune garçon, mais le fils de son père, l’élève de son maître, le frère aîné de sa fratrie. Individuellement, il était insignifiant ; il n’existait qu’en tant que membre de sa famille et qu’à la condition de remplir les devoirs qui, sous toutes les formes, lui permettraient d’apporter sa contribution à la société. 

La société bouddhiste étant comprise comme le sol qui permet la culture des vertus de ses membres, le temple bouddhiste est conçu comme le cœur de chaque communauté. Au tournant du dix-neuvième siècle, le wat était effectivement au centre de toutes les activités sociales. C’était, en particulier, l’unique lieu d’instruction à une époque où les écoles publiques n’existaient pas encore. L’enseignement était dispensé par les moines et la fibre morale était mêlée à la trame des connaissances transmises aux enfants. Les moines étaient les plus lettrés, capables pour la plupart de lire les alphabets thaïs et khmers et aptes à traduire les sermons du Bouddha pour un public qui, seul, n’aurait pu avoir accès aux Écritures bouddhistes. Dans les faits, d’ailleurs, les seuls examens exis- tant alors dans le pays étaient les examens de qualification monastique. 

Le déroulement même de la vie quotidienne dans le royaume était rythmé par le tambour et le gong des temples ; à onze heures du matin, le son du tambour, qui signalait le repas des moines, marquait la seule pause journalière strictement observée par le peuple siamois. 

Les wat étaient et sont restés bien plus qu’un simple lieu de culte : il s’agissait souvent d’un vaste ensemble comprenant, pour les moines, salles de prières et de méditation, bibliothèque et logements, mais également, pour la communauté laïque environnante, école, salle de réunion, dispensaire, crématorium, etc. Les wat étaient toujours considérés comme des sanctuaires pour la vie sauvage : la chasse et la pêche, parties intégrantes de la culture siamoise, étaient interdites dans l’enceinte et le pourtour des temples. 

Il existait deux sortes de temples : les temples urbains et les temples de la campagne. Les premiers étaient au centre de la vie laïque. Les moines y avaient de nombreux devoirs envers la communauté, en particulier l’enseignement. Les moines des villes étaient tou- jours placés sous le regard du public et, de ce fait, bien que soumis à plus de tentations, ils se trouvaient contraints de se comporter plus strictement encore que leurs condisciples de la campagne, isolés et soumis à de moindres exigences de la part de leurs soutiens laïcs. Les relations avec les autres et l’obligation d’enseigner étaient au cœur de la progression personnelle des moines des villes. La pierre de touche de la progression des moines de la campagne était tout simplement la nature. 

Au Siam, la majorité des moines étaient citadins, même si dans les villes, y compris au temps de Luang Pou Wat Paknam2le soutien aux moines s’était grandement affaibli. En province et dans les campagnes les moines vivaient souvent dans de meilleures conditions que leurs homologues des villes. Les moines des villes, en revanche, avaient bien plus d’opportunités de poursuivre leur éducation monastique et de recevoir des titres officiels de reconnaissance. 

Depuis le déplacement de la capitale à Bangkok, en 1782, sous le règne du roi Rama I (r. 1782-1809), l’éducation monastique avait été standardisée dans un système appelé Pahrean. Le programme d’éducation avait été intégré dans un cursus ambitieux, sanction- né par trois niveaux d’examens au cours desquels les moines devaient faire la preuve de leur capacité à traduire le Vinaya, les Suttā et l’Abhidhamma. 

Sous le règne du roi Rama II (r.1809-1824), le Suprême Patriarche révisa de nouveau le système d’éducation afin de créer un cursus de neuf degrés (le nombre 9 étant choisi en référence au nombre des types d’exposés utilisés dans les Suttā) sanctionnés par des examens annuels. 

Sous le règne de Rama III (r.1824-1851), les examens intégrèrent une épreuve orale durant laquelle les moines devaient prouver leur aptitude à traduire en langue thaïe les manuscrits pāli, alors conservés sur des feuilles de palmier. Pour réussir, le candidat n’avait pas droit à plus de deux erreurs. Le passage à traduire était choisi au hasard par le Suprême Patriarche, chaque candidat recevant par conséquent un texte différent. Après avoir reçu le passage à traduire, le moine disposait de très peu de temps pour en prendre connaissance et surmonter sa nervosité avant d’entrer dans la salle d’examen. Là, il lui fallait traduire le manuscrit face aux examinateurs. À l’origine, le candidat, quelque soit le niveau de l’examen, devait traduire trois feuilles (une feuille comportant en général dix lignes d’écriture) sans faire plus de deux erreurs. Plus tard, le nombre de feuilles fut réduit à un pour le premier degré et à deux pour les degrés suivants. Ce type d’examen correspondait parfaitement à la voie traditionnelle de délivrance des sermons : traduire et commenter un manuscrit face à l’assemblée des moines. 

Les études monastiques devinrent plus institutionnelles encore sous le règne du roi Rama V (Chulalongkorn, r.1868-1910) avec la construction de deux universités dédiées à l’étude des Écritures : Mahamongkut (1893) et Mahachulalongkorn (1911). Le système d’études écrites qui avait la faveur du roi Chulalongkorn et de la lignée réformée Thammayut3, introduit sur une petite échelle à l’université Mahamongkut à partir des années 1894-1900, n’était pas parvenu à gagner les faveurs de la majorité des moines de la lignée Mahanikay qui préféraient les examens oraux tenus dans le temple du Grand Palais, le Wat Phra Kheo. Il fallut attendre le règne de Sa Majesté le roi Rama VI (Maha Vajiravudh, r. 1910-1925) pour que le Prince Vajirañanavarorasa4, Suprême Patriarche, remplace le système d’examens oraux par des épreuves écrites standardisées ; à cette époque, Luang Pou Wat Paknam était encore étudiant au Wat Phra Chetuphon, ou Wat Pho. Dès lors, l’accent mis auparavant sur la technique birmane du développement du sens du texte à partir du sens de son titre et de quelques mots essentiels fut mis sur une traduction véritable faisant appel à la grammaire rédigée par le Prince Vajirañanavarorasa lui-même. 

La très forte croissance du nombre de diplômés dans le nouveau système permit au Saṅgha, institutionnalisé par une loi de 1902, d’établir son influence sur tout le royaume jusqu’à ce que chaque monastère soit hiérarchiquement relié au Conseil des Anciens. Les titres honorifiques et administratifs se multiplièrent ; de tels honneurs pouvaient paraître bien éloignés des idéaux ascétiques, mais il n’était guère possible de faire de la nation un pilier du bouddhisme sans hiérarchie ; la hiérarchie et l’ancienneté monastiques permettaient d’agir plus efficacement. Au bas de la pyramide des grades monastiques, des titres comme Phra Kru5sanctionnaient une influence au sein du pouvoir religieux local. En haut de la hiérarchie, les titres étaient attribués par le monarque lui-même et tout moine recevant de tels titres acquérait la possibilité de jouer un rôle au delà de son propre temple, d’influencer la situation du bouddhisme au niveau de toute la nation. Les titres monastiques signifiaient par conséquent bien plus que la reconnaissance de la renommée d’un moine particulier, même s’ils étaient parfois compris ainsi. 

Didier Treutenaere, enseignant à l'IEB 

Notes
1 Le Siam a pris le nom de Thailande en 1939

2 Les Thaïs marquent leur respect et leur affection envers les moines en les appelant, en fonction de leur âge, Luoung Pou (Vénérable Grand-Père) Luang Pauw (Vénérable Père) ou Luang Pi (Vénérable Frère). Ce premier titre est ici suivi du nom du wat que diri - geait ce Vénérable, Paknam Basicharoen 

3 Sous l’égide du roi Mongkut (Rama IV, r. 1851-1868) le Saṅgha siamois vit la création d’un nouvel ordre (nikāya), « Le gardien du Dhamma » (dhamma-yutika) ; la majorité des moines maintinrent toutefois leur appartenance à l’ordre ancien, « La grande lignée » (mahā-nikāya

4 (1860-1921). Fils du roi Mongkut et demi-frère du roi Chulalongkorn, créateur du mode d’organisation du Saṅgha siamois, du système d’éducation monastique et de ses textes de références, tous encore en vigueur aujourd’hui. 

5 Vénérable Maître ; Phra est un terme de respect que l’on peut traduire par « vénérable » ; Kru est issu du terme indien gourou, désignant un maître spirituel.