moine tibetain

Ethnologue, Nicolas Sihlé a enseigné de 2002 à 2010 dans le département d’anthropologie de l’University of Virginia (Etats-Unis), avant de rejoindre le CNRS et le Centre d’Etudes Himalayennes. Son travail est centré sur un type de religieux, le tantriste (ngakpa), figure clé du versant non monastique du bouddhisme tibétain. A partir d’un travail ethnographique conduit dans le nord du Népal (Baragaon / Mustang inférieur et Dolpo), il a publié ce livre intitulé Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence : La figure du tantriste tibétain. Il s’y penche sur les caractéristiques marquantes de cette forme de spécialisation bouddhique ; à savoir : une orientation très ritualiste (avec une importante composante magique), la pratique de rituels tantriques mobilisant un pouvoir fort, voire une violence rituelle (qui revêt ici une centralité assez paradoxale dans un contexte bouddhique), l’association entre légitimité et pouvoir rituels d’un côté et lignée héréditaire de l’autre, ou encore la relative absence de références au renoncement.

 

Compte-rendu par Cécile Ducher 

“Dans cet ouvrage, Nicolas Sihlé reprend, tout en les remaniant en profondeur, les travaux résultant de sa thèse de doctorat intitulée : « Les tantristes tibétains (ngakpa), religieux dans le monde, religieux du rituel terrible : étude de Ch’ongkor, communauté villageoise de tantristes du Baragaon (nord du Népal) ». Entre la soutenance de la thèse (2001), et la publication de ce présent livre (2013), un cycle de douze années s’est écoulé, et c’est en réalité à une renaissance que l’on assiste, tant le texte a été repensé, remanié et amplifié. Entre temps, le titre a évolué, pour passer d’une association locale, Ch’ongkor, à une évocation plus universelle du sujet de l’ouvrage : Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence : la figure du tantriste tibétain. L’auteur aurait d’ailleurs pu aller plus loin en faisant le choix de l’intituler Vers une anthropologie du bouddhisme tantrique — du nom d’une des sections de l’introduction — tant l’ouvrage propose à son lecteur une introduction didactique au vaste domaine de l’anthropologie du bouddhisme, plus particulièrement sous sa forme tantrique tibétaine, jusqu’alors peu exploré si ce n’est dans des contextes monastiques.

Il est saisissant de constater qu’à partir d’un cas particulier — une communauté villageoise d’une vingtaine de maisons de tantristes située au Baragaon, une petite société de culture tibétaine du nord du Népal dans laquelle Nicolas Sihlé a passé quinze mois à la fin des années 1990 — l’auteur nous offre une réflexion approfondie sur une question centrale pour le bouddhisme tantrique : « Comment comprendre la forte association institutionnalisée d’un spécialiste religieux bouddhiste avec l’exercice de rituels violents ? » (« Introduction », p. 20) Ce paradoxe entre, d’une part, une religion millénaire généralement perçue comme pacifique, et d’autre part, les formes violentes, voire antinomiques, qu’elle a adoptées dans certains pays — et notamment dans l’aire culturelle tibétaine — a longtemps fait obstacle à une bonne compréhension du bouddhisme tantrique. Plusieurs monographies ont récemment tenté de répondre à cette question ; citons notamment Making Sense of Tantric Buddhism – History, Semiology, and Transgression in the Indian Traditions de Christian Wedemeyer (New York, Columbia University Press, 2013) et The Taming of the Demons – Violence and Liberation in Tibetan Buddhism de Jacob Dalton (New Haven, Yale University Press, 2011). Mais alors que ces travaux s’appuient sur des études textuelles et historiques des phénomènes tantriques, l’auteur du présent ouvrage se fonde quant à lui sur une analyse ethnologique de données de terrain extensives. Ainsi vient-il combler un vide dans notre compréhension du tantrisme au Tibet, en particulier dans la problématique soulevée par l’opposition entre moine et pratiquant laïc.

La comparaison de la thèse avec le livre publié révèle de profonds remaniements du texte, à la fois dans la structure et dans la formulation de presque tout l’ouvrage. Le recul théorique et critique, déjà présent dans la thèse mais ici largement amplifié, donne au lecteur le sentiment d’avoir entre les mains une somme de connaissances extrêmement solides, et constituant une introduction à de nombreux autres sujets de l’ethnologie — il suffit d’ailleurs pour s’en assurer de considérer l’apparat critique riche de très nombreuses références bibliographiques. Bien que la volonté didactique de l’auteur, à laquelle il associe volontiers un ton académique, alourdisse parfois la lecture — voire même pourrait susciter quelque agacement chez le lecteur — on apprécie en définitive de disposer ainsi d’un cours complet, et savant, sur un sujet qui, pour être spécialisé, n’en est pas moins indispensable à la compréhension du bouddhisme en général, tibétain en particulier. Avant de conclure, la dernière section de l’ouvrage (pp. 247-261) — particulièrement fascinante — s’interroge sur la possibilité d’étendre à l’ensemble du monde tibétain cette analyse sur les ambiguïtés de la violence rituelle et propose un examen comparatif avec le reste du monde bouddhique. De cela il n’était pas question dans la thèse, et le lecteur aspirant à étendre les connaissances acquises à la lecture des 250 pages précédentes se voit ainsi gratifié du fruit auquel est parvenu l’auteur au terme de nombreuses années de recherche et d’enseignement.

Ces quelques remarques pourraient laisser à penser que ce livre, dense et riche, ne s’adresse qu’aux spécialistes du bouddhisme et exige des efforts par trop soutenus. Mais le talent pédagogique et d’écriture dont fait preuve l’auteur est tel que le lecteur, passée une introduction condensant les thèmes développés dans les chapitres à venir qui le propulse dans un univers complexe, prend plaisir à découvrir l’histoire de ces religieux paysans du fin fond du Népal et rit même parfois en imaginant l’ethnologue gentiment moqué pour ses questions décalées et lui-même immergé dans des rituels alcoolisés en technicolor. Une grande exigence intellectuelle transparaît, certes, de chaque phrase, mais il s’agit en réalité d’une difficulté avantageusement compensée par un voyage à finalement peu de frais (pour le lecteur) à l’autre bout du monde. La multiplication des références sert en fait un véritable but pédagogique, et les lecteurs de cet ouvrage gagneront à user de lui comme d’un point de départ pour l’approfondissement d’autres thèmes connexes.

L’introduction nous plonge d’emblée dans l’aporie du bouddhisme tantrique et de la violence rituelle en citant tour à tour le Dhammapada (« S’abstenir de faire le mal, cultiver le bien, purifier son esprit, voici l’Enseignement des bouddhas ») et l’un des textes utilisés par les tantristes de Ch’ongkor (« Les Trois Joyaux, […] soyez témoins ! […] Tranchez promptement la vie de l’ennemi ! Sucez le sang du cœur de l’ennemi ! […] »). Cette entrée en matière s’ensuit d’une définition du bouddhisme tantrique et de ce que l’auteur appelle des « tantristes ». Il présente ensuite son approche générale qui vise principalement à intégrer la dimension religieuse à son analyse ethnologique. Il se distingue ainsi de Charles Ramble, un autre ethnologue ayant travaillé sur une communauté de tantristes vivant à quelques dizaines de kilomètres de celle de Ch’ongkor, qui a lui approché son sujet depuis la perspective des questions d’organisation sociale et socioénomiques, et qui continue depuis plusieurs décennies à explorer l’univers social et rituel bönpo du Baragaon.

L’ouvrage est scindé en deux grandes sections. La première, « Les descendants de Maître Tsapgyepa. Une communauté de prêtres tantriques dans l’Himalaya », est subdvisisée en deux chapitres. Elle offre une présentation complète de Ch’ongkor, d’un point de vue géographique, historique et, surtout, ethnologique. Dans cette section, l’auteur nous familiarise avec la vie d’un village de religieux du Baragaon dont il présente en détail l’organisation sociale ainsi que les échanges entretenus avec le monde alentour, principalement les réseaux de monastères et de patrons locaux. La seconde section, « Un ordre religieux local : pouvoir rituel, violence et péché » fait l’objet de trois chapitres et aborde plus spécifiquement l’analyse de la sphère religieuse, notamment rituelle, de cette communauté. L’auteur y analyse les processus de formation et d’acquisition de légitimité rituelle des tantristes (chap. 3), puis le champ rituel à proprement parler, à travers sa structure, ses grandes catégories et des exemples de rituels marquants (chap. 4), avant de conclure sur la dimension qui est au cœur de cette étude, la place ambiguë de l’activité rituelle violente (chap. 5). En somme, comme l’indique l’auteur, « cette étude est structurée par une progression des cadres d’analyse allant du général au particulier, progression ponctuée par une synthèse, et en conclusion, par une ouverture sur des questions générales d’anthropologie des spécialistes religieux » (p. 25).

On remarquera que la citation ouvrant la conclusion et traitant de la dualité du moine et du tantriste, tirée du Pema Katang — un enseignement attribué à Padmasambhava qui fut révélé au xive siècle par Urgyen Lingpa — était celle qui, dans la thèse, marquait le début de l’introduction. Ainsi, parvenu à cette conclusion et riche du savoir conquis à la lecture des 262 pages précédentes, le sens de cette citation prend toute sa profondeur. On peut alors revenir à l’introduction, pour se rendre compte que la boucle est effectivement bouclée, et que l’auteur est parvenu à nous transporter au Baragaon. Il nous a fourni les clés pour comprendre cette communauté et, plus largement, les problématiques associées à la violence rituelle et à la dualité entre moines et religieux-maîtres de maison.

La seule réserve que je pourrais émettre — puisque c’est la tradition dans ce genre d’exercice — a trait au traitement proprement tibétologique de la transmission dont ont hérité les Ch’ongkoras au xviie siècle, celle de Mañjuśrī Yamāntaka, évacuée en une note de bas de page (pp. 73-74). L’auteur y admet qu’il n’a « pu trouver d’éléments permettant d’identifier de façon probante les cycles rituels centraux de la tradition de Ch’ongkor », citant les efforts comparatifs vains qu’il a entrepris avec l’aide de plusieurs tibétologues. Il est probable que des recherches plus poussées auraient permis d’élucider l’origine et les développements de cette tradition dans l’ordre Nyingma. Cette lacune est cependant admise par l’auteur, qui d’ailleurs s’en justifie : « par souci de cohérence ethnographique, la riche littérature savante tibétaine relative aux thèmes abordés ici n’est que peu mentionnée ; priorité est donnée aux sources locales, et à ce qu’elles représentent pour ceux qui détiennent et transmettent ces textes. Ce serait m’essayer au travail d’un autre, mais surtout affaiblir la portée, la rigueur et l’originalité de l’approche véritablement ethnographique du présent travail que de diluer l’attention portée aux sources locales par l’introduction substantielle de données savantes issues d’autres, lointains horizons tibétains » (p. 20). Il faut bien convenir que si le tibétologue sera un peu frustré de n’avoir plus de détails sur l’origine de cette transmission, sa frustration sera largement compensée par la richesse ethnographique et théorique du travail considérable fourni avec intelligence, générosité et simplicité par Nicolas Sihlé.

Enfin, si regret il devait y avoir de la part de l’éditeur — mais qui n’en est pas un pour la présente lectrice tant la lecture est agréable et l’écriture assurée —, il porterait sur la langue de composition de l’ouvrage, le français, qui le rend de facto d’un abord difficile pour un lectorat exclusivement anglophone. Bien que Nicolas Silhé soit l’auteur de plusieurs articles en anglais sur des thèmes connexes à ceux abordés dans cet ouvrage, on ne peut qu’appeler de nos vœux à la traduction de celui-ci car il s’agit là d’une contribution magistrale et indispensable à l’anthropologie du bouddhisme tibétain.”

 

Références

Cécile Ducher, “Sihlé Nicolas, Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence : la figure du tantriste tibétain”, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [Online], 46 | 2015, Online since 10 September 2015, connection on 30 March 2024. file:///Users/Eric/Downloads/emscat-2484-1.pdf