• Le Kālāma-sutta
         Dominique Trotignon
  • Le Mahākammavibhaṅga-sutta
         Michel-Henri Dufour
  • Angulimala, le meurtrier devenu arahant
         Dominique Trotignon
  • Huineng, patriarche du Chan chinois
         Patrick Carré
  • Khyoungpo Neldjor, traducteur tibétain
         Philippe Cornu
  • Bouddhisme et philosophie : la question de l'identité
         Françoise Bonardel
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Présentation des articles

Le Kâlâma-sutta
Dominique Trotignon

Le Kâlâmâ-sutta est un texte du canon pâli souvent cité en Occident, y compris par des représentants du bouddhisme zen ou tibétain, bien qu'il ne soit pas considéré, dans la tradition Theravâda dont il est issu, comme l'un des textes les plus importants du canon. Par une citation extraite de son contexte - et souvent tronquée - on a voulu en faire le modèle de la «liberté de pensée individuelle» et du non-dogmatisme bouddhique. Une étude précise de ce texte confirme-t-elle cette lecture ?

Le Mahākammavibhaṅga-sutta
Michel-Henri Dufour  

Ce sutta du Majjhima-nikaya montre les complexités du kamma et de ses résultats et fait un sort à toutes les opinions erronées issues d'une vision partielle de la réalité. Le Bouddha y intervient en expliquant que l'esprit humain est complexe et que diverses sortes de kamma interviennent dans cette vie même, dont certains peuvent influencer le dernier moment de conscience, lui-même base d'une vie future.

Angulimala, le meurtrier devenu arahant
Dominique Trotignon  

Angulimala est un personnage tout à fait atypique parmi les disciples directs du Bouddha. Brillant étudiant brahmane, il se voit contraint de devenir meurtrier en série et s'apprêtait, dit-on, à assassiner sa propre mère lorsqu'il se trouve converti par le Bouddha lui-même. Devenu bhikkhu, il parvient rapidement à l'état d'arahant mais cela ne l'empêche pas pour autant de continuer à subir les conséquences de ses actes antérieurs (kamma). Un sutta et plusieurs stances des «Theragatha» témoignent de ce parcours exemplaire et inattendu.

Huineng, patriarche du Chan chinois
Patrick Carré  

Sixième patriarche chinois de l'école du Chan, Huineng, selon la tradition, connut sa première illumination sur un marché, alors qu'un homme récitant le « Sûtra du diamant » déclamait : « Le bodhisattva a des pensées sans que jamais elles ne se figent ». Il n'était alors qu'un petit marchand de bois, orphelin et sans éducation. Il s'engage ensuite dans la voie religieuse et rejoint le monastère du Cinquième Patriarche dont il devient, quelques mois plus tard, le successeur. « Le sûtra de l'estrade », qui évoque sa biographie et rassemble l'essentiel de ses enseignements, est considéré comme l'ouvrage fondateur de l'école Chan du sud.

Khyoungpo Neldjor, le tibétain
Philippe Cornu 

Khyoungpo Neldjor est un représentant de ces traducteurs qui effectuèrent de nombreux voyages en Inde pour rapporter des enseignements tantriques au Tibet. Parmi les maîtres indiens qui l'enseignèrent au cours de sept voyages successifs, on compte deux femmes, les dâkinî Sukhasiddhî et Niguma, dont il reçut l'enseignement des «six yoga», moins célèbres au Tibet que ceux de Naropa. A son retour définitif au Tibet, il fonda une centaine de monastères, institua la lignée «Shangpa-Kagyü» et vécut, dit-on, jusqu'à l'âge de cent cinquante ans.

Bouddhisme et philosophie :  la question de l'identité 
Françoise Bonardel

La confrontation de la philosophie occidentale avec le bouddhisme n'est pas chose nouvelle, puisque la plupart des grands penseurs du XIXe siècle en avaient pressenti le possible impact sur la culture moderne. Les modalités philosophiques et spirituelles de cette «rencontre» demeurent pourtant  encore assez floues dans les esprits, quant à la question de l'identité en particulier (moi, sujet, individu, personne), déconstruite par la pratique du Dharma. S'il  est aujourd'hui mieux admis que le bouddhisme n'est pas un «culte du néant», les Occidentaux sont-ils prêts à accepter que le «moi» puisse n'être qu'une fiction entre nihilisme et éternalisme ?


Un extrait de...

Bouddhisme et philosophie : La question de l'identité
Françoise Bonardel

Le « principe d'identité », pilier de l'Occident

Ce que Nietzsche disait craindre à propos de Dieu - que nous ne puissions nous en débarrasser « parce que nous croyons encore à la grammaire » - il y a tout lieu de le redouter à propos du moi : que nous ne puissions en éradiquer la suffisance identitaire tant que nous ne saurons pas libérer le langage du filet de la conceptualité : « Ne produisez pas de notions à l'occasion de notions car celui qui s'appesantit sur une notion en tant que notion contracte la servitude de la notion », mettait en garde le Ratnakuta-sûtra. Si ce que nous nommons en Occident moi, sujet, individu, personne, est au regard du bouddhisme dépourvu d'existence propre, de substantialité (anâtman, anatta), toute énonciation portant sur ou émanant de ce pseudo moi l'est tout autant sans être nécessairement fausse, au plan relatif il s'entend. Or, toute la tradition philosophique occidentale s'est employée à montrer le contraire : que le « sujet » d'une énonciation se construit lui-même avec d'autant plus de force persuasive et de cohérence qu'il est capable de formuler le vrai grâce à une parfaite maîtrise des représentations  qu'il a forgées quant à l'identité de Dieu, du monde, des êtres et des choses et, bien sûr, de la sienne propre. S'en prendre au « principe d'identité », c'est donc toucher la pièce maîtresse de l'édifice conceptuel occidental dont les différents plans - psychologique, logique, ontologique, théologique - parlent depuis des siècles d'une même voix, et résonnent  conjointement dans nos mentalités.

Un premier postulat, sur quoi repose en fait toute métaphysique, orientale comme occidentale, peut nous servir ici de  point de départ  : c'est que l'individuation dont naît l'identité commence en fait avec la manifestation en tant que telle, c'est-à-dire avec l'entrée de l'incréé - par essence Principiel, pour parler comme R.Guénon - dans l'ordre phénoménal ; un ordre différemment perçu selon qu'on se laisse séduire par la manifestation en tant que telle, ou qu'on y décèle la présence déchue du Principe invitant alors à une réintégration dans ce que les gnostiques nommaient Plérôme (entièreté, plénitude). Ce qui, du point de vue du moi, se traduit également par une alternative : comment s'oublier, se dissoudre soi-même en se perdant dans le « jeu du monde » ? ou comment se rejoindre soi-même soit au plan phénoménal (psychologique, moral), soit au plan métaphysique par un retour dans sa « patrie » spirituelle d'origine, ou grâce à une union de type mystique avec ce Principe suressentiel dès lors indifféremment nommé Un ou Dieu ?

Le bouddhisme ignore quant à lui cette possible contradiction dans la mesure où tous les dharma sont « non nés » : 

« Ni existants ni non-existants, tous les dharma naissent en dépendance des causes,
Il n'y a en eux ni âme, ni sujet pensant, ni agent ; mais, bon ou mauvais, aucun acte ne périt. »

Aussi l'idée même de « création » ex nihilo, sur quoi repose en Occident le théisme, n'est-elle au regard du Dharma qu'une illusion mentale masquant l'isolement originel et ultime de chaque dharma dont la non-substantialité découle de la co-production conditionnée (pratîtyasamutpâda) : « Puisqu'il n'y a aucune chose qui ne surgisse sans condition, il n'y a aucune chose qui ne soit vide. » Or, n'est-ce pas cette même chaîne dont la pensée occidentale n'a cessé de renforcer la solidité,  au nom du « principe d'identité » ?

Constituant depuis Aristote l'un des piliers de la logique formelle, ce principe garantit à la fois l'ordre des choses et la possibilité de leur énonciation, sous une forme résolument tautologique (tautos, le même) : A = A, une chose est ce qu'elle est. Philosophe de la nature et de la vie, Aristote n'a certes jamais nié ni l'existence du mouvement, ni celle du changement affectant les êtres vivant dans le monde sublunaire ; mais il n'en demeure pas moins qu'il est avec Platon le père d'une longue tradition « ontologique » faisant de la progression de la connaissance une marche vers l'Etre en tant qu'Etre, autant dire Dieu.

S'il n'est de substance véritable que Dieu, tout être se doit de rechercher à son image ce qui en lui résiste au changement ; cette réalité substantielle dont la présence supporte l'ensemble des « accidents » que sont les particularités individuelles. Cette logique substantialiste devait survivre au déclin de la métaphysique puisque le principe d'identité, vidé de ses prétentions éternalistes, a continué à régir les représentations que l'on se fait communément de l'individu, du sujet, de la personne supposée identique à elle-même en dépit de tous les changements susceptibles de l'affecter. Celui que l'Occident devenu chrétien nomme Dieu fait même à cet égard figure de tautologie exemplaire, d'identité indépassable en raison de la parfaite cohérence de soi à soi qui le caractérise et dont les humains, mortels et pécheurs, s'efforcent en vain de s'approcher, sans parvenir à combler un déficit dont se nourrit d'ailleurs leur désir et leur ferveur.

C'est là la « maladie d'être séparé » dont parle si bien M. de Certeau dans La fable mystique ; et c'est sous l'égide de ce Dieu que s'est élaborée l'histoire intellectuelle, spirituelle et même artistique de l'Occident, fortement marquée par cet épisode fameux de la Bible  :

« Moïse dit alors à Dieu : « Soit ! Je vais trouver les enfants d'Israël et je leur dis : Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous ! Mais s'ils demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » Dieu dit alors à Moïse : « Je suis celui qui suis » Et il ajouta : « Voici en quels termes tu t'adresseras aux enfants d'Israël : « Je suis » m'a envoyé vers vous » (Exode 3,13)

Pendant les siècles où rayonna en Occident le christianisme, la question de l'identité humaine s'est à la fois posée au regard de cette tautologie divine exemplaire et  de l'Imitation de Jésus-Christ présentée comme modèle « identitaire » à chaque croyant convié à un sacrifice de soi comparable à celui consenti par le Crucifié. Encore lui fallait-il avoir quelque chose à sacrifier - son moi justement - sur l'autel où l'Agneau de Dieu avait avant lui succombé ! Ainsi, quand le penseur danois Kierkegaard qualifiait le chrétien authentique de « témoin de la vérité », il désignait en lui l'Individu isolé qui, tel Moïse, est capable de faire face au Dieu terrible de l'Ancien Testament, et d'assumer de surcroît dans son âme et son corps le non moins terrible « paradoxe » christique, autant dire d'être mis en croix au carrefour du temporel et de l'éternel,  du fini et de l'infini. C'est alors de son crucifiement que le moi tient son unique légitimité, tout aussi difficilement compréhensible pour un asiatique que la notion d'anætman pour un occidental.

Dans La tentation de l'Occident Malraux fait d'ailleurs dire à un Chinois cultivé visitant l'Europe : « Le christianisme me semble être l'école d'où viennent toutes les sensations grâce auxquelles s'est formée la conscience que l'individu prend de lui-même. » Une conscience « de soi » façonnée au fil des siècles par la distinction paulinienne entre l'homme extérieur, conduit par les exigences de la chair, et l'homme intérieur, égaré dans le labyrinthe de son moi quand il n'est pas habité par le Christ.

Il est à cet égard tout à fait significatif que Schopenhauer - souvent cité pour sa proximité philosophique avec le bouddhisme - ait considéré qu'on ne pouvait dissocier le traitement philosophique de la question du moi et celle de Dieu, tel que le conçoit le théisme : « La croyance en Dieu a sa racine dans l'égoïsme », affirmait-il de façon elle-même assez péremptoire pour être à son tour nuancée à la lumière des textes fondamentaux de la mystique chrétienne par exemple, et de la théologie dite négative (apophatique). C'est en tout cas avec Schopenhauer qu'est pour la première fois radicalement remise en question la suprématie du « principe d'individuation » régissant les représentations que l'Occident chrétien s'était faites de Dieu et du moi : « Il s'ensuit que l'individualité n'est pas une perfection, mais une limitation, et qu'être affranchi d'elle, c'est plutôt gagner que perdre. » Mais à la question inévitable : qui règne désormais à la place du moi ? Schopenhauer n'a vraiment répondu qu'en évoquant l'existence d'une merveilleuse « concordance » entre sa philosophie et l'enseignement du Bouddha. Si nous nous éloignons maintenant de Jérusalem pour nous tourner vers Athènes - ces deux foyers de culture spirituelle au sein desquels s'est édifié l'Occident - que trouvons-nous qui puisse nourrir notre propos ?

Un épisode fameux de l'Odyssée (livre IX) où nous voyons l'artificieux Ulysse tromper le cyclope Polyphème en lui disant se nommer Personne. Cette ruse, l'autorisant à jouer sur le double sens de ce mot, lui permettra d'échapper au monstre qui ne peut dès lors démasquer son agresseur : « à ces mots, ils s'en vont, et je riais tout bas : c'est mon nom de Personne et mon perçant esprit qui l'avaient abusé », clame alors Ulysse triomphant. Si l'anecdote a marqué les esprits, c'est qu'elle associe avec un cynisme candide intelligence et ruse ; la dépersonnalisation factice imaginée par Ulysse relevant dès lors de l'une et de l'autre. On en vient alors à penser qu'il pourrait s'agir là d'une tournure d'esprit susceptible d'accompagner la plupart des tentatives occidentales d'abandon de soi, de dépersonnalisation, dont on peut en effet souvent se demander dans quelle mesure elles n'associent pas toujours plus ou moins intelligence et ruse : feindre de n'être personne pour mieux dominer, triompher d'adversaires ainsi abusés ! Avoisinant l'imposture, l'usage conjugué de l'inventivité et de la ruse fait en tout cas de la dépersonnalisation ainsi envisagée une figure caricaturale de « l'inexistence de la personne » telle qu'exposée, par exemple, dans ce passage des Entretiens de Milinda :

« Il demanda à l'honorable Nâgasena : « Sous quel nom connaît-on le vénérable ? Comment t'appelles-tu ? - ô roi, on me connaît sous le nom de Nâgasena ; c'est par ce nom que mes coreligionnaires s'adressent à moi. Cependant, bien que les parents choisissent (pour leur fils) un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena, ou Sîhasena, ce n'est là qu'une dénomination, une désignation, une appellation, un usage commun ; ce n'est rien de plus que le nom « Nâgasena » ; aucune personne ne s'y trouve. »
 

Comment devenir pleinement conscient de soi ?

Entre la radicalité de la déconstruction bouddhique et l'habileté retorse du héros d'Homère, la philosophie occidentale a, il est vrai, tracé sa propre voie : celle d'une catharsis (purification) de l'ego, invité à prendre conscience des mécanismes d'auto illusionnement lui interdisant d'accéder à son véritable Soi. Le combat de Platon contre les sophistes n'a pas d'autre sens que d'inviter chacun, spontanément imbu de lui-même, à se poser la question cruciale : qui es-tu vraiment, toi qui t'imagines être ceci ou cela, qu'en vérité tu n'es pas ?

C'est bien à briser ces identifications mensongères - à son aspect physique, aux biens matériels, à l'exercice du pouvoir - que s'est obstinément employé Socrate dont le fameux « Connais-toi toi-même » était, faut-il rappeler, placé sous l'inspiration directe d'Apollon, dieu de la lucidité au moins autant que de la luminosité. En aucun cas pourtant cette mise à nu douloureuse ne conduisait à renoncer à une nouvelle et plus véridique identification : au souverain Bien, au Vrai, au Juste ; en bref, à une figure de l'essentiel par opposition à l'accidentel, l'illusoire, l'artificiel.

La conscience de  soi - de son Soi authentique il s'entend - va donc en ce cas de pair avec une quête intellectuelle de vérité et de justice. Plus le moi se découvre menteur, incohérent, inexistant, plus il accroît s'il est sincère ses chances de se rapprocher de l'essentiel à quoi il pourra alors s'identifier  : Tu es Cela ! Le Tat tvam asi indien n'est pas à cet égard si éloigné du but ultime de la démarche cathartique occidentale, en ce qu'elle a de sotériologique et de mystique tout au moins, comme n'a pas manqué de le souligner A. Huxley dans La philosophie éternelle.

Soyons clairs : l'Occident n'a rien ignoré des avatars et des avanies du moi ; rien ignoré des ruses de l'égoïté, de la polysémie mensongère et de la vanité d'être soi, ou de l'impossibilité de découvrir qui se cache derrière les masques de l'ego. Ce n'est pas à cet égard la lucidité qui lui a jamais manqué. Dans cet exercice - dont nous allons examiner quelques « figures de style » - il est même passé maître. Mais ce à quoi il n'a par contre jamais renoncé, ou seulement du bout des lèvres, c'est à l'identification en tant que telle ; c'est à se dessaisir de toute « prise » sur les choses au travers des représentations permettant une domination de soi et du monde : « Je suis maître de moi comme de l'univers », dira un héros de Corneille ! En tout ce qu'il entreprend de faire ou de penser l'occidental veut en effet bâtir, et ce n'est sans doute pas un hasard si le mot « édifier » est en français si équivoque, signifiant aussi bien construire que transmettre la vertu.

Je reviens à ce propos au texte de Malraux déjà cité, où l'asiatique dit découvrir en Europe « une barbarie savamment ordonnée » diamétralement  opposée à certaine « attentive inculture du moi » propre à l'Asie, et au bouddhisme en particulier, ajoutant : « Cette notion du monde que vous ne trouvez pas en vous, vous la remplacez par des constructions.» Ces mêmes constructions dont la stance 154 du Dhammapada proclamait l'effondrement définitif :

« Mais maintenant, constructeur de la maison, tu es découvert ! Jamais plus tu ne construiras !
Cassés sont tous tes chevrons ! Brisée ta poutre !
Tout ce qui constituait ce moi mortel s'en est allé :
L'esprit a tué la soif, j'ai traversé le courant. »

Notre compréhension authentique du bouddhisme se joue donc dans ce laps d'espace et de temps où renoncer à construire, à édifier selon les exigences et prérogatives du moi, n'est pas pour autant consentir à ne plus agir, ne plus juger, ne plus aimer. Affirmant ne vouloir répondre ni à la proposition « Il y a un Soi », ni à son contraire (« Il n'y a pas de Soi »), le Bouddha traçait pourtant clairement la Voie entre éternalisme et nihilisme ; là même où l'Occident a tant de peine à se situer sans immédiatement rechercher le « juste milieu » ou le compromis ; ou sans solidifier de façon polémique les positions adverses, à la mesure étriquée d'un moi demeuré le pivot  de  ses énoncés. Il faudrait à cet égard relire, avec toute l'attention qu'elle mérite, la page de Mandala où Chögyam Trungpa prévient ses étudiants du risque d'engendrer par le questionnement « qui suis-je ? » une nouvelle entité, laquelle équivaudrait alors « à devenir quelqu'un d'insignifiant » :

« Si vous croyez que « qui suis-je ? » est une question, vous n'avez rien compris. Dire « qui suis-je ? » dans sa pratique de méditation équivaut à énoncer un fait. Si vous considérez la phrase « qui suis-je ? » comme une assertion, vous commencez alors à vous ouvrir à quelque chose. Pourquoi, pourquoi, pourquoi. Vous n'êtes plus affamé, vous êtes déjà riche.»

Ce que ne sera jamais le moi, en dépit de ses efforts désespérés pour combler la faim qu'il a d'un « soi-même » authentique, et de son emprise sur un monde dès lors tout aussi famélique.

Je n'insisterai donc guère sur les multiples figures de la conquête ou de la fuite de soi, sport favori de tous les hédonismes, de tous les esthétismes aujourd'hui relayés, de façon plus triviale encore, par le consumérisme. Je voudrais plutôt montrer que si l'Occident n'a ignoré aucune des formes d'impermanence, d'inconsistance, d'incohérence frappant le moi d'une sorte d'inexistence atavique, si l'on peut dire, ce fut en général pour déplorer qu'elles interdisent au sujet d'accéder à une conscience plus authentique de soi, susceptible de le conforter dans l'existence réelle d'un noyau dur auquel conviendrait seul le nom de Moi. N'assimilons donc pas ces aveux d'impuissance de la part d'un moi au demeurant convaincu de son existence, avec certaines tentatives de « déconstruction du sujet » entreprises par la philosophie contemporaine. Ne confondons pas davantage ces confessions intimes et ces démarches philosophiques avec la voie de la « décréation » mystique empruntée par Maître Eckhart par exemple, puis par Simone Weil :

« Nous ne possédons rien au monde - car le hasard peut tout nous ôter - sinon le pouvoir de dire je. C'est cela qu'il faut donner à Dieu, c'est-à-dire détruire. Il n'y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je. »

Non moins importante est à cet égard la distinction effectuée par Simone Weil entre deux formes d'impersonnalité : l'une par détérioration de soi quand le malheur détruit le moi de l'extérieur, ou lorsque l'individu se perd dans une foule ou une collectivité totalitaire ; l'autre par don  et sacrifice librement consenti de soi :

« Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans un être humain, est impersonnel (...) le personnel est opposé à l'impersonnel, mais il y a passage de l'un à l'autre. Il y a passage du collectif à l'impersonnel. Il faut que d'abord une collectivité se dissolve en personnes séparées pour que l'entrée dans l'impersonnel soit possible .»

Qu'il s'agisse donc des ruses de l'ego feignant de renoncer à soi, ou des risques de dépersonnalisation factice, le chemin conduisant l'Occident vers le non-soi, vers une impersonnalité dont la transparence ne trahirait pas la nature même de l'Esprit, semble on le voit hérissé d'embûches clairement écartées par le bouddhisme :

« Savoir que le moi (âtman) et le non-moi (anâtman) ne constituent pas une dualité » (advaya) : tel est le sens du mot 'impersonnel' (anâtman). »