"Etre moine", dans la tradition bouddhique, peut être compris de diverses manières selon les traditions... Dans les écoles tibétaines, comme dans l'école du Theravāda, en Asie du sud-est, le "moine" (bhikkhu, bhikṣu) est avant tout celui qui réside dans un monastère, suivant des préceptes qui comportent les voeux de pauvreté et de chasteté, qui impliquent le port d'un vêtement particulier et une vie de type communautaire - à l'instar des moines chrétiens en Occident...
Le Zen japonais, pour diverses raisons historiques, s'est éloigné de ce modèle mais n'en a pas perdu pour autant l'esprit essentiel : ceux que l'on nomme "moines Zen" sont désormais le plus souvent mariés mais, qu'ils vivent dans des monastères ou dans la société ordinaire, ils continuent néanmoins de suivre l'état d'esprit de ce qui fait un vrai disciple du Buddha : le détachement, la disponibilité, la pratique de chaque instant...
Pour mieux connaître cette démarche, nous vous proposons de lire un enseignement (kusen) de Roland Yuno Rech, l'un des principaux disciples français du maître japonais Taisen Deshimaru, responsable du Dojo Zen de Nice et vice-président de l'Association Zen Internationale.
"Le monastère est en nous"
Le bouddhisme Mahâyâna, et donc le Zen, enseigne que tous les êtres ont la nature de Bouddha.
On pourrait donc penser qu’il est inutile de pratiquer et, en particulier, de devenir moine et d’entrer dans un monastère.
Mais avoir la nature de Bouddha signifie avoir la capacité de s’éveiller. Sans pratique, cette nature demeure virtuelle et ne s’actualise pas vraiment.
Devenir moine veut dire être seul et aussi être Un.
Seul, c’est-à-dire laisser tomber nos objets d’attachement et être totalement disponible pour la pratique de la voie vingt-quatre heures sur vingt-quatre. "Un" veut dire "un avec le Dharma", la vérité universelle qui fonde nos existences. Devenir un vrai moine, c’est donc déjà réaliser l’éveil, devenir Bouddha, devenir ce que nous sommes en réalité depuis toujours, actualiser notre véritable nature.
S’il est recommandé de pratiquer dans un monastère, c’est parce que la vie y est organisée suivant une règle qui permet de faire de chaque moment et de chaque action une occasion de pratiquer. Cette pratique consiste à être vigilant, un avec ce que l’on fait, mais aussi un avec les autres, de s’harmoniser avec les autres comme le lait et l’eau ; ce qu’apporte une vie de moine, c’est donc cette unité retrouvée dans notre existence, alors que la pratique d’un laïc est souvent vécue comme une heureuse parenthèse dans une vie quotidienne partagée entre de multiples obligations : le travail dans une entreprise toujours plus stressant, une vie de famille avec toutes ses exigences, avec des personnes qui ne partagent pas forcément la même aspiration. Pratiquer la voie en étant laïc est possible mais bien plus difficile qu’en étant moine.
Cependant, depuis plus d’un siècle, les moines zen de la tradition japonaise ont reçu l’autorisation de se marier, de fonder une famille et même d’avoir un travail dans la société civile. C’est aussi le cas pour les moines zen qui vivent en Occident. Faire ce choix ne signifie pas pratiquer la voie à temps partiel, lorsqu’on se retrouve en méditation dans le dojo. Cela signifie qu’à partir de la pratique régulière de cette méditation, le zazen, toute la vie devient le lieu de la pratique. Cela est plus difficile mais pas impossible et c’est le défi que nous tentons de relever, pas seulement pour nous-même, mais pour rendre à la pratique son caractère universel et permettre à tous de s’y engager, au lieu de la réserver à une élite.
Mener une vie de moine en famille paraît une contradiction si on considère que le moine doit vivre seul. Mais si on réalise que la vraie nature de notre vie est d’être un avec tous les êtres, solidaire, alors la vie de famille peut devenir une excellente occasion de pratique. Par exemple, Maître Dôgen recommandait aux moines qui avaient des responsabilités dans le monastère de développer un esprit de parent vis-à-vis des autres moines et même avec les objets de la vie quotidienne, en en prenant soin avec la même attention bienveillante qu’un parent s’occupe de ses enfants. C’est dire que la responsabilité de parent correspond bien à un aspect essentiel de l’esprit du moine.
Certains craignent parfois que celui ou celle qui devient moine finisse par délaisser sa famille ou son travail. Mais ce que le moine "délaisse" c’est l’attachement à la famille, c’est-à-dire le coté égoïste de l’amour. En revanche, il continue à donner son affection et à assurer ses responsabilités avec bienveillance pour tous les membres de sa famille. De même le moine "délaisse" ses ambitions professionnelles en ne cherchant plus à faire carrière. Mais il s’occupe de son travail avec beaucoup d’attention et avec l’esprit d’en faire un service rendu à la société.
Pour vivre en société comme dans un monastère, il faut pouvoir mener une vie suffisamment régulière. Cela ne peut que nous inciter à laisser toutes les activités superflues mais qui encombrent notre emploi du temps. Mais il faut surtout pouvoir se concentrer sur chaque instant. Ce qui est a priori possible partout, mais est parfois très difficile - même dans un véritable monastère.
De plus, les moines qui ne vivent pas dans un monastère ont la possibilité d’y faire des retraites périodiques ; ce ressourcement va aider à faire de la vie quotidienne la pratique de la voie. Comment ?
En commençant chaque journée par une séance de méditation assise (zazen) qui consiste essentiellement à se concentrer sur la posture de son corps et à être très attentif à ses respirations. Le calme de l’esprit ainsi retrouvé va aider à y voir plus clair, à mieux se comprendre soi-même et à moins s’attacher à ses constructions mentales. Le moine est appelé "unsui" (nuage et eau), car il réalise un esprit qui ne stagne sur rien, mais qui n’est pas non plus distrait. Dans le reste de la journée, il est bon de recourir le plus souvent possible à l’attention au corps et à la respiration, en étant assis, en marchant, en conduisant sa voiture, en travaillant.
Les règles de la vie monastique ne concernent pas seulement la pratique de la méditation et des cérémonies, elles concernent aussi la façon de préparer et de prendre les repas. Même si on ne peut pas les transposer intégralement dans la vie quotidienne, on peut en retenir l’essentiel. Pour la cuisine, cela consistera à préparer les repas en veillant à la variété de la nourriture, à son équilibre au niveau des différentes saveurs et des propriétés des aliments. Il s’agit aussi de se concerter avec les autres pour les menus et de ne pas seulement suivre sa propre idée. Il conviendra d’utiliser au mieux les ingrédients disponibles et de ne pas les gaspiller : rien ne doit être perdu, l’eau doit être épargnée, les aliments qui ne respectent pas l’environnement seront évités.
Les repas seront pris avec concentration sur le fait de manger : aussi silencieusement que possible, sans laisser de restes, en respectant le rythme des autres, attendant que chacun ait fini le plat en cours avant de passer au suivant, commencer et finir le repas tous ensemble et en même temps. On évitera bien sur de lire le journal, de regarder la télévision en mangeant, mais aussi de s’engager dans des discussions qui agitent l’esprit. On participera à la vaisselle et au rangement des ustensiles et de la table.
On veillera à la régularité des périodes de repos et au respect du repos de chacun en particulier en établissant un horaire pour le coucher et le réveil qui assure le silence pendant le temps réservé au sommeil. Dans la façon de faire sa toilette, on se concentrera sur ses gestes, on évitera de gaspiller l’eau et on laissera les lieux utilisés aussi propres que possible. On prendra soin de ranger ses affaires et de ne rien laisser traîner. Cela évitera à chacun de perdre du temps à la recherche d’objets égarés et cela permettra surtout de vivre dans un environnement ordonné et harmonieux qui favorisera la concentration de l’esprit. C’est ce que les parents essaient d’inculquer à leurs enfants, mais que même les adultes ont souvent du mal à pratiquer.
Les règles de vie monastiques concernent aussi les relations avec les autres. Elles visent à favoriser le respect réciproque des membres de la communauté quelle que soit sa position. Dans un monde où l’incivilité augmente de jour en jour, cet aspect de la vie de moine mérite d’être mieux connu et pratiqué.
Par contre, il peut paraître utopique de vouloir répandre la pratique de la pauvreté monastique dans une société en quête d’une perpétuelle augmentation des richesses.
On peut néanmoins en favoriser une meilleure répartition et remédier ainsi à une pauvreté réelle et involontaire d’une part importante de la population, et ceci pas seulement dans ce qu’on appelle le tiers-monde.
Surtout il conviendrait de s’interroger davantage sur le vrai sens de la richesse et de voir qu’elle n’est pas forcément liée à la possession de beaucoup de choses matérielles. Combien de gens dépensent leur temps et leur énergie à poursuivre des objets qui les laissent finalement insatisfaits !
Parmi ce qu’on appelle les paramita, c’est-à-dire les six pratiques qui permettent de s’éveiller, de se libérer de ses attachements et de vivre une vie heureuse en harmonie avec l’interdépendance des êtres, il en est une, le don, qui est éminemment pratiquée dans le monastère. Le moine donne tout son temps et son énergie à la pratique de la vie avec les autres. De plus, il donne l’occasion aux autres de donner lorsqu’il demande l’aumône.
Dans notre société, la pratique du don devra se développer de façon importante. En effet, le libéralisme qui se généralise à l’échelle planétaire va favoriser l’accroissement des inégalités et rendre d’autant plus urgent le développement d’une économie du don et des actions de solidarité.
Un des aspects de la discipline monastique que l’on peut pratiquer dans la vie sociale est ce qu’on appelle zanshin, la concentration qui va jusqu’au bout d’une action entreprise ou même d’un simple geste, tel que fermer une porte en étant attentif à ne pas la faire claquer bruyamment, à ranger ses outils après le travail, laver et ranger la vaisselle après chaque repas. Cela signifie ne pas être négligent.
Un autre aspect essentiel est la pratique de shikan qui consiste à ne faire qu’une seule chose à la fois, et à la faire complètement. Par exemple être complètement assis et se concentrer totalement sur sa posture sans penser à autre chose, en ne s’attachant pas même au but ou au résultat de l’action. Dans la vie quotidienne, cette pratique trouve de nombreuses applications, comme ne faire que conduire quand on est au volant - ce qui éviterait bien des accidents !
Ces façons de faire sont certes différentes de certaines mauvaises habitudes, mais loin de conduire à une sorte de marginalisation de ceux qui les pratiquent, elles les rendent plus présents et efficaces dans toutes leurs activités. Mais il faut bien sûr faire attention à ne pas devenir rigide dans son comportement et à ne pas développer de l’orgueil spirituel à se croire plus dans le juste que les autres ; cela ne ferait que renforcer l’attachement à l’ego alors que le sens de la pratique est de nous en libérer.
Mener une vie de moine dans un monastère ne devrait pas aboutir à nous isoler, mais à découvrir par-delà la solitude assumée, notre non-séparation d’avec tous les êtres. Et même si cela conduit à un comportement parfois différent, cette différence n’est ni recherchée ni affichée. Elle résulte simplement d’un effort pour revenir à un mode de vie plus juste, auquel beaucoup de gens aspirent sans y avoir accès. C’est ce qui donne à notre vie de chaque jour un sens plus profond en nous harmonisant avec la réalité fondamentale de toutes les existences : non ego et solidarité avec les autres.
Roland Yuno Rech
Dojo zen de Nice
Pour en savoir plus
- le site du Dojo Zen de Nice : https://zen-nice.org/
- "Zen et vie professionnelle" (Roland Yuno Rech) : http://zen-nice.org/vie-professionnelle/
- "Journée dans un temple zen" (Joshin Bachoux) : http://www.larbredeleveil.org/lavietelle.htm
Zen, l'éveil au quotidien - Roland Yuno Rech - éd. Actes sud ; coll. "Le souffle de l'esprit" - 7,90 €
Maître Joshu, à qui un disciple avait demandé : "Quel est le sens sacré du bouddhisme ?" avait répondu : "As-tu pris ton petit-déjeuner ? - Oui, Maître ! - Alors, va laver ton bol." Faire de chaque lieu et de chaque jour l'occasion de mener une vie éveillée à l'ultime réalité qui transcende naissance et mort, soi et les autres, et dont l'expérience peut nous ôter le regret de devoir mourir, devient ainsi le sens de la pratique du zen au quotidien.
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