Comment représenter l'Éveil du Buddha ? Dès l'origine de la sculpture bouddhique cet événement intérieur, proprement indescriptible, fera l'objet d'une représentation symbolique "historiée" : le combat avec Māra, le dieu régent du saṃsāra. Si l'on choisit, au départ, de représenter les assauts des armées du dieu qui essaient de déloger le Buddha du pied de l'arbre de l'Éveil, très rapidement la scène se simplifie à l'extrême et seul un mouvement de la main du Buddha, "prenant la terre à témoin" (bhūmi-sparśa mudrā), symbolisera l'événement. Tout l'art des artistes sculpteurs se concentrera alors sur la représentation du recueillement intense du futur Buddha durant cet événement.
Les récits de l'Éveil évoquent trois épisodes successifs des assauts de Māra.
Dans un premier temps, le dieu envoie ses armées... mais le bodhisattva - qui n'est pas encore un buddha - développe alors un puissant sentiment de bienveillance (maitri) qui crée une sorte de bouclier virtuel : les flèches décochées contre lui se transforment en fleurs qui tombent sur le sol !
Dans un second temps, Māra revendique la place qu'occupe le bodhisattva au pied de cet arbre que la tradition va considérer comme s'élevant au centre du monde (axis mundi). Pour justifier ses prétentions, Mara déclare que son statut de dieu-régent du saṃsāra prouve qu'il a accumulé plus d'actes bienfaisants que le bodhisattva durant ses vies antérieures et que cette place lui revient. C'est alors que le bodhisattva "prend la terre à témoin" en la touchant légèrement de sa main droite. En effet, la tradition indienne veut que chaque don effectué soit suivi d'une libation d'eau qu'on verse d'un vase sur la terre ; ainsi la déesse Terre, Bhumī, se porte-t-elle garante du don accompli. A l'appel du bodhisattva, Bhumī émerge du sol et tord sa chevelure gorgée de toute l'eau des libations effectuées après chaque don du boddhisattva durant ses vies antérieures... elle est si abondante qu'elle submerge les armées de Māra qui s'enfuient en déroute.
Dans un troisième et dernier temps, Māra envoie ses trois superbes filles - Taṇhā (la "Soif"), Arati (l'Anxiété) et Rāga (la Passion) - pour qu'elles distraient le bodhisattva. Mais celui-ci, plongé dans un profond recueillement, reste imperturbable tandis que la beauté des trois jeunes femmes se met subitement à flétrir... Désespérées, celles-ci senfuient à leur tour.
Dépité, Māra s'avoue vaincu...
On l'aura compris, ni les assauts de l'armée de Māra ni la "prise à témoin de la terre" ne constituent, en eux-mêmes, l'événement de l'Éveil, mais la représentation de ces événements offrent aux artistes l'occasion de montrer la puissance du recueillement intérieur du futur Buddha - surtout face aux mouvements désordonnés de ses ennemis en déroute... C'est ce recueillement (samādhi) qui permettra au bodhisattva d'atteindre l'Éveil !
Nous vous proposons ci-dessous une vingtaine de représentations de ces scènes, classées depuis la plus ancienne (IIe siècle de notre ère) jusqu'à la plus récente (XXe siècle).
Les plus anciennes représentations choisissent de prévilégier le contraste entre le mouvement dynamique et "dramatique" des armées de Māra et la sérénité du bodhisattva.
Au-delà du VIe s., c'est le recueillement du bodhisattva qui est privilégié ; on n'évoque plus le combat de Māra mais bien plutôt l'Éveil qui va survenir...
bas-relief de pierre du site d'Amarāvatī, Andhra Pradesh, Inde, IIe s.
Durant cette toute première période de la sculpture bouddhique, dite "aniconique",
le Buddha (ou, ici, le bodhisattva), n'est pas encore représenté sous une forme anthropomorphe...
Sa présence est symbolisée par un "trône aux lions", vide, placé au pied de l'arbre.
stèle de schiste, Pakistan, IIe-IIIe s. (Freer Gallery of Art, Smithsonian Museum, Washington)
stèle de grès, époque Gupta Ve-VIe s., Sārnāth, Inde
Dans cette stèle typique de l'ére Gupta sont représentés les quatre principaux épisodes de la vie du Buddha.
De bas en haut : la naissance, l'Eveil, le premier enseignement et l'extinction complète (pari-nirvāṇa).
bas-relief de la grotte 26 du site rupestre d'Ajanta, VIe-VIIe s., Mahārāṣṭra, Inde
Cette représentation, sans chronologie, mêle les trois phases du combat avec Māra.
De chaque côté du bodhisattva : les armées de Māra en déroute.
En bas à gauche : Māra et son épouse ; juste aux pieds du Buddha : les trois filles de Māra.
statuette en bronze inscrutée de cuivre et d'argent, VIIIe s., Cachemire, Inde © Norton Simon Museum
statue en pierre, VIIIe s., grotte de Seokguram du temple Bulguksa, Corée
statue de pierre, IXe s., Mahāvihāra de Ratnagiri, Orissa, Inde
statue de pierre, Xe-XIe s., région du Bihar, Inde © Asian Art Museum San Francisco
statue de schiste, XIe s., état du Bihar, Inde (Asia Society, New York)
Sur cette représentation typique de la période Pala, le Buddha est dit "couronné".
statuette de bronze avec incrustations de cuivre et d'argent, XIIIe s., Tibet © Photo Sotheby's
statue de pierre, temple (cetiya) de Wat Tra Fang Ngoen, XIVe s., Sukhothai, Thaïlande
statuette de bronze dorée, XIVe-XVe s., Tibet © Photo Sotheby's
statue d'albâtre peinte et dorée à la feuille, XVe s., Pagode de Shwedagon-paya, Yangoon, Myanmar / Birmanie
statuette de bronze, patine verte, XVe s., période Chiens Sen, Thaïlande © Christie's Images Ltd 2018
statuette de bronze laqué, dynastie Ming, XVe-XVIe s., Chine © Photo Sotheby's
statuette de bronze dorée, dynastie Quing, prériode Kangxi, XVIIe s., Chine © Photo Sotheby's
statue de pierre peinte, Agrabodhi-vihāra, Weligama, XVIIe-XVIIIe s. Sri-lanka © photo IEB - Guy Bellocq
statue de bois laquée avec incrustations de verre et dorure à la feuille, XVIIIe-XIXe s., Myanmar / Birmanie (Los Angeles C.)
statuette de bronze à patine brune, incrustations d'ivoire et dorure à la feuille, XIXe s., Myanmar / Birmanie © photo 1stdibs.com
ci-dessus et ci-dessous : illustrations contemporaines, XXe s. (origine inconnue)
On remarquera que les illustrateurs contemporains reviennent à une représentation plus "dramatique"...