Si l'on parle beaucoup, depuis quelques décennies, de l'occidentalisation du bouddhisme par les Occidentaux eux-mêmes, on oublie trop souvent que le message de Gautama Śākyamuni n'est pas arrivé en Occident, depuis plus d'un siècle, sans avoir subi, déjà, quelques transformations... Un mouvement asiatique, apparu à la fin du XIXe siècle, et connu sous le nom de "modernisme bouddhique" ou encore de "protestantisme bouddhique", est en grande partie à l'origine de tous les a priori - le plus souvent favorables ! - que nous avons vis-à-vis du bouddhisme.
L'œuvre de ses fondateurs consista notamment à donner du bouddhisme une image exactement inverse de celle que les religions chrétiennes avaient en Europe ; le bouddhisme devint ainsi, en Asie même, un formidable "outil" contre les missions chrétiennes des colonisateurs, anglais et français, et le fondement doctrinal d'un nationalisme pan-asiatique... L'influence de ce mouvement fut considérable au début du XXe siècle, en Asie comme en Europe, favorisant la diffusion d'un bouddhisme déjà "occidentalisé", et elle reste sensible aujourd'hui, bien qu'elle ne soit plus guère perçue - preuve de sa réussite !
Nous vous proposons d'en découvrir l'histoire et les principaux aspects à travers un extrait de l'article que l'universitaire allemand Heinz Bechert lui avait consacré dans un ouvrage malheureusement aujourd'hui difficile à trouver en librairie...


Le bouddhisme dans le monde moderne : 
le renouveau du bouddhisme à l’Est et à l’Ouest

Heinz Bechert 

Extrait de Le Monde du Bouddhisme, dir. Heinz Bechert & Richard Gombrich,
édition Thames & Hudson, Paris, 1998

 

Le contexte historique

L’expansion du bouddhisme était déjà achevée depuis environ un millier d’années quand les armées des conquérants musulmans pénétrèrent en Afghanistan et dans le nord-ouest de l’Inde. Si des missions bouddhistes réussirent encore par la suite à convertir les Mongols et divers autres peuples d’Asie du Nord et d’Asie centrale, le bouddhisme perdit son influence dans plusieurs pays d’Asie. En Inde même, il avait totalement disparu vers l’an 1500 après le coup mortel que lui avaient porté les conquérants islamiques au XIIe siècle, et les quelques petits groupes restants s’assimilaient de plus en plus à l’hindouisme. Vers la même époque, le bouddhisme perdait le Turkestan oriental (Sin­kiang) au profit de l’islam. Celui-ci se répandit aussi en Malaisie et en Indonésie au détriment du bouddhisme, et au début du XVIIe siècle pratiquement tout Java s’était islamisé.
Avec la montée de la colonisation, un nouvel ennemi du bouddhisme apparut sur la scène de l’histoire : le début du XVIe siècle vit arriver les missions chrétiennes. On ne connaît que trop le lien étroit qui existait entre les intérêts coloniaux et les activités missionnaires, et nous nous contenterons de rappeler l’exemple de Ceylan, où les Portugais contraignirent toute la population côtière placée sous leur domination à embrasser le catholicisme. Les Hollandais, qui prirent la suite des Portugais en 1636, adoptèrent la même politique de principe : ils forcèrent la population à se convertir au protestantisme et persécutèrent non seulement les bouddhistes et les hindous mais encore les catholiques. Certains catholiques se réfugièrent au centre de l’île, dans le royaume de Kandy qui était demeuré indépendant, et dont le souverain bouddhique garantissait à tous la liberté de religion, selon l’ancienne tradition bouddhique. Et dès que les Hollandais accordèrent la liberté de religion à leurs sujets à la fin du XVIIIe siècle, une grande partie de la population de Ceylan retourna au bouddhisme et à l’hindouisme, religions de ses ancêtres.
Les Français et les Britanniques, qui au XIXe siècle avaient fini par régner sur l’Asie du Sud et sur la partie continentale de l’Asie du Sud-Est, à l’exception du royaume du Siam (devenu la Thaïlande), évitèrent généralement d’intervenir directement dans les affaires religieuses de leurs possessions coloniales. Toutefois, pendant la première phase de la domination britannique, la conversion au christianisme donnait accès à toute une série de privilèges… Et l’on vit se constituer une nouvelle élite qui adapta ses valeurs et son mode de vie à ceux des nouveaux dirigeants.

La résurgence du bouddhisme : la première phase

Malgré les événements que nous venons de décrire, les conversions de bouddhistes au christianisme restèrent l’exception. Vers la fin du XIXe siècle, la tendance à l’assimilation des valeurs occidentales prit fin, et un nouveau sentiment d’identité culturelle commença à apparaître. Ce qu’on appela la renaissance du bouddhisme apparut au sein de la bourgeoisie cultivée presque en même temps que les débuts des mouvements qui devaient conduire à l’indépendance nationale.
Ceylan joua un rôle capital dans ce changement. Dans ce pays, la culture bouddhique avait en effet survécu aux assauts de plusieurs siècles de domination occidentale. […] A partir de 1865, se tinrent un certain nombre de débats entre des moines bouddhistes et des prêtres chrétiens sur les mérites comparés des deux religions. La publication du texte du Grand débat de Panadura qui eut lieu en 1873 entre Mohottivatte Gunananda Thera du côté bouddhiste et les révérends David de Silva et F. Sirimanne du côté chrétien marquèrent un tournant dans les relations bouddho-­chrétiennes à Ceylan.
Dans la même année, le texte de ce débat fut traduit en anglais et publié par l’Américain J .M. Peebles à Battle Creek, dans le Michigan. Ce livre attira l’attention du colonel Henry Steel Olcott (1832-1907) qui fonda en 1875 avec Mme Blavatski (née Hélène Petrovna Hahn von Rottenstern, 1831-1891) la "Société de théosophie". La théosophie différait évidemment en bien des points du bouddhisme, mais la haute estime dans laquelle le tenaient les fondateurs de la "Société de théosophie" stimula puissamment l’intérêt des Américains et des Européens, et dans plusieurs ouvrages de cette période la théosophie porte le nom de "bouddhisme ésotérique".

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Héléna Petrovna Blavatsky et le colonel Henry Steel Olcott, fondateurs de la "Société de Théosophie"
C'est au colonel Olcott qu'on doit la création du "drapeau" bouddhique aujourd'hui utilisé par toutes les communautés bouddhiques...

Le voyage à Ceylan de Mme Blavatski et du colonel Olcott en 1880 est d’ailleurs considéré comme le début de la renaissance du bouddhisme moderne dans l’île. Le fait que deux Occidentaux éminents vinssent à Ceylan par sympathie et admiration à l’égard du bouddhisme redonna confiance aux bouddhistes, dans une période où les puissances chrétiennes semblaient dominer le monde entier. Olcott fonda la "Société de théosophie bouddhique" à Ceylan dans le but de conserver l’héritage du bouddhisme et de répandre l’enseignement bouddhique en ouvrant des écoles religieuses.

Parmi les personnalités marquantes de la première phase de la résurgence du bouddhisme, il faut citer David Hewavitarne (1864-1933), qui fut connu sous le nom adopté en religion d’Anagarika Dharmapala. Né dans une famille bouddhiste de Colombo, il fut éduqué dans un lycée anglican à une époque où il n’était pas encore possible de faire des études supérieures dans des écoles bouddhiques, et il fut soumis là à l’amalgame de fanatisme, d’intolérance et de mépris des valeurs chères à la tradition bouddhique qui caractérisaient une bonne partie de ces institutions missionnaires chrétiennes au début de la période coloniale. Les expériences de sa prime jeunesse furent à l’origine de son aversion profonde et définitive pour toutes les formes de "barbarie chrétienne".

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David Hewavitarne, plus connu sous le nom d'Anagarika Dharmapala, fondateur du "renouveau" bouddhique à Ceylan, créateur de la Maha-bodhi Society, et "re-créateur" de l'enseignement de la méditation "vipassanā" à l'usage des laïcs

Hewavitarne rencontra le colonel Olcott lors du passage de ce dernier à Colombo en 1880. En 1889, il accompagna Olcott au Japon, et cette visite marqua les débuts des relations entre les bouddhistes nippons et cinghalais à l’époque moderne. Quand Dharmapala se rendit à Bodh-Gāya en 1891, il constata l’état déplorable dans lequel était tombé le site le plus sacré pour les bouddhistes, et il décida de travailler à sa restauration. La même année, Dharmapala fonda la "Société Bodh-Gāya Mahābodhi" à Colombo ; ce fut la première organisation bouddhiste internationale, qui avait pour but d’unir les bouddhistes de tous les pays et de refaire de Bodh-Gāya un centre de dévotion religieuse. En 1892, la "Société Mahā Bodhi", telle qu’on la désigne habituellement, installa son quartier général à Calcutta et s’occupa principalement de la reconversion des Indiens au bouddhisme.

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Le temple de la Mahā-Bodhi (le "Grand Eveil") au lieu-dit Bodh-Gāya, photos prises avant sa restauration, en 1870, puis après restauration

Les débuts du bouddhisme occidental

Au cours des vingt dernières années du XIXe siècle, on vit naître un intérêt pour le bouddhisme en tant que religion dans différents pays où il n’avait été jusqu’alors qu’un sujet de recherche purement historique. Certes, quelques penseurs indépendants avaient su déjà apprécier la valeur de la pensée bouddhique. La place d’honneur revient au philosophe allemand Schopenhauer (1788-1860). Pour Schopenhauer, le bouddhisme est la meilleure de toutes les religions, préférable au brahmanisme avec son système de castes et plus encore au christianisme avec ses idées fallacieuses sur Dieu et son code éthique défectueux qui ne tient aucun compte des animaux. Schopenhauer prétendait que sa philosophie était en accord avec les enseignements du Bouddha. Bien que la connaissance que Schopenhauer avait du bouddhisme fût fondée sur les sources assez incomplètes et inexactes disponibles dans la première moitié du XIXe siècle, l’affinité entre sa philosophie et le bouddhisme est frappante par bien des aspects, et un examen approfondi des enseignements de Schopenhauer apparaît comme une sorte de bouddhisme incomplet. Sa philosophie acquit une certaine popularité vers la fin du XIXe siècle, et la haute estime dans laquelle il tenait le bouddhisme contribua indéniablement à l’intérêt qu’il suscita non seulement comme sujet d’étude mais comme mode de vie et de pensée auquel on pouvait s’identifier.

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Arthur Schopenhaueur et Edwin Arnold

En Grande-Bretagne, Edwin Arnold (1832-1904) publia en 1879 son célèbre poème La lumière de l’Asie, ou la Grande renonciation : la vie et la pensée de Gautama, prince de l’Inde et fondateur du bouddhisme, telle qu’elle est racontée en vers par un bouddhiste indien. Le colonel Olcott publia Le catéchisme bouddhique selon le canon de l’Eglise du Sud à Colombo en 1881. La première édition américaine parut à Boston en 1885. Trois ans plus tard seulement, le bouddhiste allemand Friedrich Zimmermann écrivit sous le pseudonyme de Subhadra Bhikshu un Catéchisme bouddhique : introduction à l’enseignement du Bouddha Gautama qui fut bientôt traduit dans dix autres langues. L’auteur s’était donné pour but de présenter le bouddhisme "dans l’esprit et l’essence de l’enseignement véritable du Bouddha, en omettant tous les ajouts par lesquels le savoir scolastique des périodes ultérieures a amplifié les paroles du Maître, et la superstition et l’imagination du peuple les ont encombrées". La compréhension du bouddhisme qu’avaient les premiers bouddhistes occidentaux était fondée sur le canon pāli tel qu’il avait été transmis par le Theravāda.
Les rapides progrès accomplis par la bouddhologie scientifique dans le dernier quart du XIXe siècle apportèrent une très importante contribution à la réévaluation des sources originelles du bouddhisme. Les premières recherches approfondies furent l’oeuvre du savant français Eugène Burnouf (1801-1852), dont la célèbre Introduction à l’histoire du bouddhisme indien parut en 1844. Burnouf travailla principalement sur les sources sanskrites du Mahāyāna, et il traduisit aussi le Saddharmapuṇḍarika-sūtra ou "Sūtra du Lotus" (1852). C’est seulement grâce à l’analyse systématique des sources pālies que le lecteur occidental put avoir une vision authentique du Bouddha historique et de ses enseignements. Les deux savants qui engagèrent ce processus furent le Britannique Thomas Williams Rhys Davids (1843-­1922) et l’Allemand Hermann Oldenberg (1854-1920).

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Eugène Burnouf, Thomas Williams Rhys Davids et Hermann Oldenberg

"Buddhism, Being a Sketch of the Life and Teachings of Gautama, the Buddha" (1877) par Rhys Davids, et "Buddha : Sein Leben, Seine Lehre, Seine Gemeinde" [Le Bouddha - sa vie, sa doctrine, sa communauté] (1881) par Oldenberg marquent le début des études bouddhiques modernes. Oldenberg, qui dirigea aussi la publication du texte pali complet du Vinaya piṭāka en cinq volumes (1879-1883), réussit à donner une description du bouddhisme ancien fondée sur les sources, qui reste un grand classique sur le sujet et qui conserve aujourd’hui toute sa validité. Egalement en 1881, Rhys Davids fonda la "Pali Text Society" qui se donna pour but de publier et de traduire les textes du canon pāli et les commentaires de l’école du Theravāda. En collaboration avec des chercheurs d’autres pays, cette société réussit à publier des éditions critiques de la plupart des ouvrages canoniques, pendant les trente premières années de son existence.
Aux alentours de 1900, les bouddhistes occidentaux pratiquants devinrent plus nombreux et plus actifs. Le premier Européen à entrer dans le Saṅgha fut le Britannique Allan Bennett McGregor (1872-1923). Tout d’abord adepte d’un mouvement occultiste, il rompit ces liens, fit le voyage de Ceylan et, en 1902, fut ordonné à Akyab, en Birmanie, et reçut le nom ecclésiastique d’Ananda Metteyya. Deux ans plus tard, à Rangoon, le grand violoniste allemand Anton Gueth (1878-1957) devint le deuxième membre d’origine européenne du Saṅgha ; sous le nom de moine de Nyanatiloka, il acquit une renommée mondiale par sa connaissance et sa pratique du bouddhisme. Il passa la plus grande partie de sa vie à Ceylan, où il devint en 1911 l’abbé fondateur d’un monastère dans l’île de Polgasduwa, près de Dodanduwa. Un grand nombre d’Européens vinrent s’y faire ordonner moines, et Nyanaponika, le disciple le plus célèbre de Nyanatiloka, est un savant bouddhiste encore actif aujourd’hui [le Vénérable Nyanaponika est décédé en 1994].

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à gauche : Allan Bennett McGregor - Ananda Metteyya ; à droite : Anton Gueth - Nyanatiloka

Dès 1897, Anagarika Dharmapala fonda la première organisation bouddhique occidentale, filiale de la "Mahā Bodhi Society", lorsqu’il se rendit aux Etats-Unis sur l’invitation du bouddhiste américain Paul Carus. En 1903, la première association bouddhique allemande, la "Buddhistischer Missionsverein für Deutschland" ("Société missionnaire d’Allemagne"), fut créée à Leipzig par le spécialiste des études pālies, Karl Seidenstücker. La même année, le bhikshu britannique Ananda Metteyya cité plus haut constitua une société bouddhique internationale, nommée "Buddhasasana Samagama", à Rangoon, qui essaima dans divers pays. La première association britannique fut la "Société bouddhique de Grande-Bretagne et d’Irlande". Elle fut créée à Londres en 1907, avec pour premier président T. W. Rhys Davids, et exista jusqu’en 1926. La plupart des premières associations bouddhistes fondées en Occident eurent la vie brève, et la coopération entre les divers groupes bouddhistes locaux restait à organiser.

Le modernisme bouddhique

Comme on a pu le voir dans ce qui précède, il y eut un lien étroit entre la résurgence du bouddhisme en Orient et les premières phases de l’expansion du bouddhisme en Occident. Le lien ne fut pas seulement organisationnel ; il représentait essentiellement une tendance à la réinterprétation du bouddhisme en tant que système de pensée, tendance que nous pourrions appeler le "modernisme bouddhique". Le bouddhisme tel qu’il existait en Asie au début du XIXe siècle consistait en une multitude de formes différentes de pensée et de pratique religieuses dans lesquelles le bouddhisme s’était combiné à divers types de cosmologies traditionnelles et autres. Désormais, sous l’influence des méthodes de recherche du XIXe siècle, on utilisa les sources les plus anciennes pour tenter de retrouver les enseignements originels du Bouddha. Les savants et les bouddhistes modernes redécouvrirent le bouddhisme "originel" en tant que système de pensée philosophique dans le seul but d’indiquer un moyen salvateur d’échapper à la douleur et au cycle des renaissances. La cosmologie traditionnelle, la croyance aux miracles et tous les éléments inacceptables par le penseur moderne furent désormais considérés comme des rajouts inessentiels ou comme des altérations du bouddhisme accumulés au cours de sa longue évolution historique.
Ainsi, le bouddhisme devint un mode de pensée rationnel ; on insista particulièrement sur le fait que le Bouddha n’exigeait pas qu’on crût à ses enseignements, mais invitait ses fidèles à trouver par le moyen de la raison et de vérifier par la pratique religieuse et la méditation que c’était la vérité. Les modernistes définissent donc le bouddhisme comme "la religion de la raison" par opposition aux religions de la croyance aveugle en des dogmes comme le christianisme, l’islam ou le judaïsme. Ils critiquent les notions de Dieu et d’âme propagées par les religions occidentales, les jugeant incompatibles tant avec la raison qu’avec une vision réaliste du monde.
Je citerai seulement ici trois noms parmi les nombreux auteurs qui ont écrit sur le modernisme bouddhique : Anagarika Dharmapala, qui fut aussi célèbre comme auteur des essais critiques réédités en 1965 sous le titre Return to Righteousness (Le retour à la vertu) ; le savant japonais Hajime Nakamura, auteur de The Ways of Thinking of Eastern Peoples (Honolulu, 1964), qui acquit une notoriété mondiale pour son interprétation magistrale de la pensée bouddhique à l’usage de notre temps ; et le philosophe K.M. Jayatilleke (1920-1970), de l’université Peradeniya du Sri Lanka, qui proposa l’interprétation de la philosophie bouddhique ancienne la plus cohérente au regard de la pensée philosophique contemporaine.

Le modernisme bouddhique n’est en aucune façon un mouvement uniforme. Comme il se doit, des éléments du traditionalisme survivent dans la plupart des tendances de la résurgence bouddhique. De plus, le modernisme bouddhique des pays d’Asie méridionale, Ceylan et la Birmanie en particulier, fut lié dès le début à des questions politiques et sociales. La réforme sociale devint l’un des buts des bouddhistes modernes dans ces pays, et, dans leurs premiers écrits, Anagarika Dharmapala et les autres dirigeants bouddhistes d’Asie exigèrent la réaffirmation du bouddhisme en tant que religion nationale, afin qu’il retrouvât "la place qui lui est due" dans l’Etat et dans la société. Ils montrèrent comment l’administration coloniale avait essayé de détruire le bouddhisme, et leurs efforts de restauration de la religion furent étroitement liés à leur participation à la lutte pour l’indépendance nationale de leurs pays.
A Ceylan le "nationalisme bouddhiste" a une très longue histoire. Le lien particulier entre la religion bouddhique et le peuple cinghalais est mis en valeur dans les anciennes chroniques de l’île, surtout dans le Mahāvaṃsa, qui relate la célèbre "épopée de Dutthagamani", histoire de la libération de l’île de la domination étrangère (tamoule) par le roi Dutthagamani, au IIe siècle avant notre ère. La chronique montre le peuple cinghalais dans le rôle de gardien de la religion du Bouddha et rappelle que la fonction du Saṅgha fut de maintenir la tradition de ce "nationalisme religieux" qui faisait partie de l’héritage culturel des Cinghalais.
En Birmanie, le degré d’identification des Birmans aux intérêts bouddhiques ne fut pas moindre qu’à Ceylan. Dans les deux pays, des différences apparurent entre les partisans du modernisme et les défenseurs de la tradition, et ces différences se manifestent également dans les controverses politiques provoquées par les tentatives de réforme du Saṅgha par la voie législative.
Quoi qu’il en soit, le Saṅgha bouddhique continue à jouer un rôle central dans la formation de la nation au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est. Au cours des siècles, les bhikkhu assumèrent une fonction nécessaire dans les relations communautaires, et en particulier à l’échelon du village. Le lien entre la communauté monastique et la population villageoise reste le noyau de la vie des villages dans les pays bouddhiques. Pour les populations urbaines ou semi­urbaines nouvellement apparues à la fin de la période coloniale ou dans la période post-coloniale, le bouddhisme est devenu le symbole de l’identité nationale face à la domination politique et culturelle étrangère. Les auteurs bouddhiques modernistes peignirent un tableau idéal de la vie dans les royaumes bouddhiques précoloniaux, et leurs écrits furent beaucoup lus dans la nouvelle petite bourgeoisie. Cette nouvelle confiance en soi trouve son expression visible dans certaines formes nouvelles de symbolisme bouddhique, comme par exemple l’érection de gigantesques statues du Bouddha aux carrefours, sur les collines et en divers autres lieux importants. C’est à propos de ce nouveau symbolisme que Gananath Obeyesekere put parler de "Bouddha pour places du marché".

Le « renouveau » de la méditation

Autre élément important du modernisme bouddhique : le renouveau et l’expansion des techniques de méditation. La pratique de la méditation bouddhique avait été transmise au fil des siècles sans interruption. Traditionnellement, les instructions concernant la méditation n’étaient pas diffusées dans le grand public bouddhiste mais seulement par un maître à certains de ses disciples soigneusement choisis. Le nombre des monastères où l’on pratiquait la méditation était assez restreint, et, à Ceylan, l’ancienne tradition de la pratique de la méditation s’était éteinte dans le milieu du XIXe siècle.
Vers 1890, Anagarika Dharmapala découvrit dans le monastère de Bambaragala le manuscrit d’un manuel de méditation écrit en langue cinghalaise ; il fut publié ultérieurement par la Pali Text Society sous le titre The Yogavachara’s Manual" et traduit en anglais sous le titre The Manual of a Mystic. Après avoir étudié ce livre, Dharmapala s’efforça de remettre la pratique de la méditation à l’honneur. En Birmanie également, un thera nommé Narada fit revivre la pratique du satipaṭṭhana ("la conscience de l’attention") vers la même époque après avoir étudié des textes anciens, et il fut le fondateur de l’école birmane de satipaṭṭhana, qui existe encore aujourd’hui. Le célèbre Mahasi Sayadaw suit cette tradition. C’est de cette manière assez peu orthodoxe que les bouddhistes modernes créèrent ces nouvelles traditions de la méditation et d’autres encore. Elles se répandirent aussi par des moyens inconnus jusqu’alors : des centres de méditation s’ouvrirent où des adeptes laïcs pouvaient suivre des cours et recevoir une formation à des pratiques qui étaient auparavant réservées à des moines spécialement choisis et initiés.

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à côté du bhikkhu Mahasi Sayadaw (à gauche), le laïc U Ba Khin (à droite) fut l'un des ardents propagateurs de "vipassanā" en Birmanie et dans le monde entier (notamment grâce à son disciple direct, l'indien Goenka)

Cette tendance moderne ne se limita pas à la fondation de nouvelles écoles de méditation ; un certain nombre de maîtres de méditation qui avaient été initiés selon la tradition ancienne se mirent à former eux aussi des laïcs. Si la première phase de la modernisation du bouddhisme restait dominée par des intérêts intellectuels et philosophiques, la pratique de diverses formes de méditation est devenue le trait saillant de la plupart des mouvements bouddhiques modernes.
Sans l’œuvre intellectuelle et spirituelle du modernisme bouddhique, ni la renaissance du bouddhisme en Orient ni sa diffusion en Occident n’auraient été possibles. Grâce à l’extension et à la modernisation des écoles monastiques dans les pays bouddhiques, des pans entiers du Saṅgha furent soumis à l’influence des idéaux du modernisme bouddhique et contribuèrent, pour une bonne part, à la diffusion de ces idéaux auprès du grand public de ces pays.

 


Pour en savoir plus...

Le Monde du Bouddhisme - Collectif, sous la direction de Heinz Bechert et Richard Gombrich - éd. Thames & Hudson

Cet ouvrage collectif sur le bouddhisme retrace l'expansion géographique du bouddhisme de ses origines, il y a deux mille cinq cent ans, à nos jours, où cette religion touche de plus en plus de monde. Antérieur aux autres grandes religions mondiales encore pratiquées aujourd'hui, le bouddhisme est né au 6e siècle avant JC, fondé par le prince Siddharta devenu Bouddha (c'est-à-dire "Eveillé spirituel") au terme d'une longue quête méditative. La première partie de cet ouvrage présente le Buddha, sa vie, ses enseignements et le saṅgha (communauté monastique). Les autres chapitres sont consacrés aux zones géographiques chronologiquement touchées par le bouddhisme et aux répercussions que la diffusion de cette religion a pu avoir dans ces nouveaux territoires. Sont abordés chapitre après chapitre : la tradition indienne, l'expansion vers l'Afghanistan et l'Asie centrale, au Népal, puis le bouddhisme de Theravāda (Sri Lanka, Birmanie.), la progression de la zone d'influence vers l'Extrême Orient coïncidant avec le déclin indien et enfin le bouddhisme tibétain. La conclusion rappelle le renouveau moderne du bouddhisme. Avant chaque chapitre, un cahier d'illustrations en couleurs réunit une iconographie abondante et originale constituée de documents d'archives, de photos récentes, d'exemples de l'art et du cérémonial bouddhistes, de magnifiques tangkas.

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On pourra aussi consulter à la bilbiothèque du CIDEB les ouvrages suivants :

  • La lumière de l’Asie, d'Edwin Arnold 
  • Catéchisme bouddhique selon le canon de l’Eglise du Sud, du colonel Olcott 
  • Introduction à l’histoire du bouddhisme indien et la traduction du Sūtra du Lotus de la Bonne Loi d'Eugène Burnouf 
  • Le Bouddha - sa vie, sa doctrine, sa communauté, d'Herman Oldenberg
  • ainsi que plusieurs ouvrages de Nyanatiloka et Nyanaponika

On pourra aussi consulter le site Internet de la Pali Text Society


 

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