Du 23 mars au 20 juin 2011, le Grand Palais accueillait, à Paris, une rétrospective exceptionnelle de l’œuvre d’Odilon Redon (1840-1916), peintre symboliste à qui l’on doit, notamment, quelques représentations – tout aussi exceptionnelles – du Buddha !
La plus célèbre d’entre elles – ci-contre, qui figure dans la "frise" de buddha de la page d’accueil de notre site Internet – ne rend pourtant pas compte du symbolisme très particulier de cette représentation dans l’œuvre du peintre… car il y manque la profusion de fleurs qui orne les autres et qui constitue la clé de compréhension du symbolisme de Redon.
Peintre de son époque, Redon ne connaissait du bouddhisme que ce qu’une certaine littérature spiritualiste en avait transmis aux intellectuels de son temps, notamment celle émanant de la Théosophie, qui joua un rôle déterminant dans la diffusion du bouddhisme en Occident.
Nous vous proposons de découvrir ce symbolisme théosophique – librement "inspiré" du bouddhisme… – sans lequel bien des œuvres de Redon nous resteraient à jamais incompréhensibles… comme un témoignage, parmi d’autres, de "l’occidentalisation" du bouddhisme qui n’a sans doute pas fini de se manifester – pour le meilleur, parfois (comme ici, dans l’œuvre de Redon…), et pour le pire, aussi, souvent !!


Odilon Redon 01Depuis les œuvres "noires" de ses débuts – crayons, fusains, encres, lithographies… – jusqu’aux explosions de couleurs de ses panneaux floraux, à la fin de sa vie, tout l’œuvre de Redon est sous-tendu d’un fil rouge quasi invisible, qui fait de lui un digne représentant de son siècle – la fin du XIXe… Ce fil rouge, c’est la croyance en l’évolution, l’idée de progrès qui, de Darwin à Theillard de Chardin, occupera si fort les esprits de l’époque, tant scientifiques et matérialistes que religieux et spiritualistes ! Redon, en lequel Pasteur voyait un grand naturaliste fort habile dans l’usage du microscope, s’intéressa tout autant aux découvertes scientifiques sur les microbes, la théorie de l’évolution ou en botanique qu’il lut avec passion les ouvrages que ses contemporains consacraient à la mythologie, aux religions de l’Inde comme aussi au "bouddhisme ésotérique" - comme on dénommait alors parfois la Société de Théosophie… - qui développaient l’idée d’une "évolution spirituelle" selon un parcours bien défini...
Créée dans les années 1880, par Elena Blavatsky et le colonel Olcoot (voir La Lettre de l'UBE n° 28 - décembre 2010), la Société de Théosophie fut certainement – et beaucoup plus que les chercheurs "officiels" de l’Université – le vecteur le plus important de la médiatisation du bouddhisme en Occident… ou plutôt : d’une certaine idée, très singulière, qu’on se faisait alors du bouddhisme ! Il se trouve que Redon habitait, à Paris, à proximité d’un des membres de cette Société, Edouard Schuré, avec lequel il intretint des rapports si amicaux que le Théosophe lui offrit un exemplaire dédicacé de son célèbre ouvrage "Les grands initiés".

Dans cette mouvance "spiritualiste", Redon acquit la conviction qu’au sein de la plus petite particule de matière réside un "germe divin" qui est promis à l’éclosion selon un processus évolutif dont le déroulement des crosses de fougère pourrait être le symbole : la matière, apparemment inerte, s’anime en se déroulant pour donner naissance aux efflorescences végétales, comme un embryon animal se déploie de sa position fœtale jusqu’à la station verticale... Ainsi, l’âme intérieure, "germe divin", travaillant la matière comme un végétal qui sourd de terre, est-elle promise à une éclosion finale dans la lumière divine… Pour lui, les artistes, peintres et poètes, quoique contraints de demeurer dans la matière, disposent néanmoins de la "vision" de ce processus dont ils peuvent rendre compte dans leur art, la part divine de leur œuvre – la beauté – révélant ce divin sous-jacent à toute matière.

 

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L’œil devient ainsi, dans l’œuvre de Redon, le symbole même de cet éveil de l’âme qui voit enfin, au-delà de la matière et même au-delà de l’intellect (la "tête") la part de divin qui réside en toute chose. Dans sa première période – celle des "noirs" - l’œil occupe une place d’importance… qu’il soit seul et globuleux comme un ballon dans l’air ou proéminent au centre d’une tête sans corps ! La métaphore végétale, elle aussi, propose plusieurs lectures de l’évolution, associée à un œil ou à une simple tête, telles ces "fleurs" des marais nées au cœur de la grande "soupe primordiale", se déroulant comme une branche de muguet aux clochettes lumineuses en forme de visage de Pierrot triste…

Prolongement de cette réflexion "végétale", la fleur elle-même va devenir, chez Redon, le symbole de cette Ouverture de l’Oeil capable de voir, derrière la matière, le subconscient d’abord, puis l’élément spirituel qui se manifeste. Dans sa deuxième période, où la couleur devient un élément à part entière de son expression de la beauté, le thème de la floraison se décline du végétal "primordial" jusqu’à l’éclosion "spirituelle", en passant par la floraison "subconsciente"… De grands panneaux floraux, qui firent sa réputation, ne proposent pas d’abord de compositions "en bouquet" - genre "bourgeois" dans lequel il excellera néanmoins… - mais des explosions florales comme des "big-bang" dans lesquelles les fleurs "achevées" semblent naître d’un plasma microbien en fusion !

 

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L'idée qui sous-tend ces toiles est, en effet, directement liée aux recherches de Pasteur sur les microbes, mêlée à l'idée théosophique d'évolution : en s'assemblant, les cellules simples - les "germes divins" - donnent finalement naissance à des organismes complexes révélateurs de la part divine qui se trouve en eux - les fleurs.

Dans un autre genre - qui semble lié aux recherches de Charcot, ou même de Freud... - une femme ou un enfant se trouvent "accompagnés" de nuages de fleurs. Loin d'être représentées sous forme de bouquets - qui auraient pu n'être que "décoratifs" - ces fleurs semblent flotter derrière la tête des personnages ou devant leurs yeux au regard comme absent ou bien franchement clos - proposant ainsi de ses contemporaines des portraits pour le moins peu académiques.... Ici, les fleurs représentent le développement des pensées - on dirait aujourd'hui : du subconscient... - par lesquelles l’être humain développe une intelligence perceptive intuitive, capable de voir au-delà de la conscience ordinaire et de la rationalité. Il n'est pas innocent, d'ailleurs, que les personnages traités de cette manière soient exclusivement des femmes et des enfants, qu'on juge à l'époque si peu "rationnels", voire si facilement enclins à l'hystérie !!...

 

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Troisième étape ou niveau du processus : les fleurs évoquent enfin la réalisation spirituelle elle-même, ce "voir" qui va bien au-delà du conscient et du subconscient, pour atteindre à la Réalité elle-même - réalité divine et lumineuse, pour Redon. Du coup, toute figure "mystique" - quelle soit chrétienne ou non - pourra symboliser cet épanouissement final, cet achèvement ultime de l'évolution : un sphinx rouge, St-Jean ou St-Sébastien... le Buddha, enfin ! 

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On remarquera d'ailleurs aisément l'étrange similitude entre saint Sébastien et le Buddha prêchant : arbre dénudé comme mort (la matière s'est épuisée au cours de sa métamorphose...), verticalité du personnage (qui se dresse depuis la terre jusqu'au Ciel), fond de ciel d'un bleu intense bordé d'un jaune d'or flamboyant (la lumière divine)... Peu de fleurs autour du Buddha, pourtant - un arbuste vert pâle, frangé d'un noir profond... - et aucune autour de Saint Sébastien. C'est que le bleu qui irradie la scène en tient lieu, comme pour la tunique de saint Jean et le ciel profond au-dessus du sphinx rouge ! Ce rapport entre la couleur du Ciel et la fleur "spirituelle" donnera ainsi naissance à un Lotus bleu qu'on retrouvera dans plusieurs oeuvres... notamment un "Bouddha jeune", qui n'est autre qu'une représentation du Buddha sous l'arbre de l'Eveil, en méditation assise, les yeux clos, au pied d'un arbre apparemment mort (et non du figuier pipal traditionnel...). Face à lui, presque à hauteur du regard, flottant dans l'espace comme d'autres fleurs qui l'entourent en myriades, le lotus bleu "est" cet "Oeil divin" qui fait du Buddha - pour Redon - une figure emblématique de l'épanouissement ultime de l'évolution spirituelle.

 

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Mais le Buddha, pour Redon, n'est avant tout qu'une "figure", un symbole, particulièrement évocateur, mais une figure néanmoins ambigüe et confondable avec d'autres -
 saint Sébastien ou encore le Christ lui-même - comme dans cette oeuvre intitulée "Le Bouddha" mais sous-titrée "Sacré-Coeur" dont le personnage, coiffé d'un voile, évoque bien plus le Moyen-Orient que l'Inde... Si l'on y voit, au premier plan à gauce, une fleur bleue qui peut évoquer le lotus, l'oeil du spectateur est bien davantage attiré par l'efflorescence qui émane du torse du personnage, comme un coeur luminescent - qui donne son sous-titre à l'oeuvre... Autre représentation inhabituelle du maître indien, ce personnage - lui aussi "voilé" - au visage émacié et d'une blancheur cadavérique qui se retourne vers le spectateur dans une explosion de jaune (lumière "divine"...), nimbé d'ondes bleutées (toujours le bleu...) parsemées de formes qui évoquent aussi bien des fleurs que des organismes vivants pluri-cellulaires mais encore simples !

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Deux autres oeuvres semblent des esquisses préparatoires au grand "Bouddha" devenu célèbre. On y voit l'évolution de l'artiste lui-même qui, tout d'abord, montre un Buddha presque miniature au sein d'une explosion florale qui le dépasse, comme un "germe de Buddha" (mais Redon ne connaissait certainement pas la théorie du Tathâgatagarbha...). Puis la figure du maître prend de l'ampleur et son geste s'affine : main gauche levée aux doigts sur-allongés, selon le mudra de "l'absence de crainte" si souvent utilisé par l'iconographie bouddhique traditionnelle, mais muni du bâton de l'Ermite (comme l'arcane 9 du jeu de Tarot, bien connu des spiritualistes...). Ce Buddha-là semble s'être levé à l'instant de dessous l'arbre de l'Eveil pour s'engager sur le chemin de la Prédication qui s'ouvre devant lui. L'arbre est un prunus en fleurs encore dépourvu de feuilles - arbre du printemps naissant, symbole de l'Eveil de la nature - et les fleurs qui jaillissent tout autour semblent plus "naturalistes" tout en évoquant la légende selon laquelle le Buddha enfant, dès sa naissance, fit ses premiers pas dont chacun donnait naissance à un lotus. Ou, plus simplement, la floraison - "divine" parce que "hors saison" - qui se produisit lors des principaux événements de sa vie : naissance, Eveil et pari-nirvâna... Notons, enfin, l'influence japonisante de cette fin du XIXe siècle, dont les peintres découvraient, émerveillés, les célèbres estampes. Le vêtement - quoique "trop" coloré pour être orthodoxe ! - reprend les principes du kesa japonais.

 

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Odilon Redon, prince du rêve

Galeries du Grand-Palais, Paris

du 23 mars au 20 juin 2011
Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux, le musée d'Orsay et le musée Fabre, et réalisée en collaboration avec le département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France. Revenant sur l'évolution stylistique de l'artiste, des noirs aux couleurs, dans un parcours chronologique, elle réunissait 170 œuvres remarquables (peintures, dessins, pastels et fusains) issues des grandes collections françaises et internationales (Allemagne, États-Unis, Israël, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni). Elle proposait également des documents d'archives (photos, lettres, revues, ouvrages) qui permettent de reconstituer les liens d'Odilon Redon avec les intellectuels de son temps.
Cette exposition a également été présentée au musée Fabre, à Montpellier, du 5 juillet au 16 octobre 2011.

à noter aussi...
La Poste a profité de l'événement pour émettre un timbre du plus célèbre des "Bouddha" de Redon :

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