On appelle souvent les religions monothéistes les "religions du Livre" - expression d'origine musulmane, évoquant le Coran, qu'on applique aussi désormais au judaïsme et au christianisme, par référence à la Bible. Le bouddhisme, de son côté, pourrait être désigné comme la "religion de la bibliothèque" tant sa littérature est vaste ! Le Canon pâli, à lui seul, représente un ensemble 18 fois plus important que la Bible chrétienne... et il s'agit du plus petit des canons bouddhiques existant aujourd'hui !
A côté de recueils ou de textes "fleuves", certains - rares - brillent par leur concision. Ils ont été d'autant plus populaires qu'ils semblaient plus abordables - ce qui, pourtant, est loin d'être le cas... Le "Dhammapada", les "Entretiens de Milinda et Nâgasena", ou le "Sûtra en quarante-deux articles" (voir Dossier), célèbres entre tous, se révèlent souvent d'une lecture délicate, non pas en raison de leur style, mais parce qu'ils "résument" si bien la Doctrine bouddhique qu'ils ne peuvent être lus sans danger par qui ignore sa subtilité ou les multiples références qui y sont induites. On ne le répètera jamais assez : la littérature bouddhique n'est pas tant une oeuvre littéraire accessible à tout lecteur que la mise par écrit d'un enseignement oral, souvent réduit au rôle de "simple" aide-mémoire, qui demande à être explicité. Comme nombre de textes bouddhiques, les trois "Catéchismes abrégés" cités ci-dessus ne peuvent être réellement appréciés sans les commentaires, oraux ou écrits, que les Maîtres bouddhistes leur ont adjoint.
Il n'en reste pas moins qu'un grand nombre de formules lapidaires en ont été extraites et qu'on les considère comme autant de clés valables pour entrer directement "en bouddhisme" - au risque, parfois, de contre-sens très regrettables ! Ainsi, certaines stances du Dhammapada, hors du contexte que constitue le sûtra dont elles sont tirées, peuvent être considérées comme un "enseignement général" alors qu'elles ne concernent en réalité qu'un personnage particulier dans des circonstances très précises... Si nombre de bouddhistes asiatiques connaissent ces circonstances (souvent reprises dans des "récits" qui constituent le fond culturel de la population), le lecteur occidental, lui, les ignore très généralement !
De plus, chacun de ces "Abrégés" a sa propre histoire et ne saurait constituer une porte d'entrée à "un" Bouddhisme, compris comme une unité valable pour l'ensemble du continent asiatique, alors qu'il est issu d'une tradition particulière, certes souvent très ancienne mais jamais originelle ! Le "Sûtra en quarante-deux articles" est proprement chinois, le Dhammapada est foncièrement indien ; et si les "Entretiens de Milinda et Nâgasena" ont été traduits en chinois, s'ils font partie, aujourd'hui, de la littérature de l'école Theravâda, ils proviennent d'une autre école du boudhisme indien, désormais disparue...
Les "Entretiens de Milinda et Nâgasena", tels qu'on les connaît aujourd'hui, sont une compilation de plusieurs textes rédigés entre le IIe s. avant J-C. et le Ve s. après J.-C. De ces deux protagonistes, le roi Milinda a une origine historique certaine, mais le personnage "mis en scène" dans le dialogue se révèle aussi imaginaire que le bhikkhu Nâgasena qui discute avec lui...
Milinda est la transcription en pâli du nom d'un roi indo-grec bien connu, dans la littérature de l'Antiquité, sous le nom de Ménandre Ier. Successeur lointain d'Alexandre-le-Grand, quand celui-ci étendit son empire jusqu'aux portes de l'Inde, Ménandre Ier régna sur le royaume de Bactriane, qui recouvrait une partie de l'Inde du nord-ouest et des territoires actuels du Pakistan et de l'Afghanistan. On ne connaît pas ses dates de vie avec certitude, mais on estime que son règne dut se dérouler de -160 à -135 (selon la datation des pièces de monnaie à son effigie). Contrairement à ce qu'affirme le texte bouddhique, il ne s'est sans doute jamais "converti" au bouddhisme, mais il dut faire preuve - comme bien d'autres souverains indo-grecs - d'une tolérance religieuse qui servait la paix civile de son royaume et, donc, ses intérêts politiques... En fait, le Milinda des "Entretiens" est aussi historique que le Louis XIII des "Trois Mousquetaires" d'Alexandre Dumas !
Quant au Vénérable Nâgasena, aucune trace de lui en dehors de la fiction qui le met en scène... Il est le prototype du "savant docteur" bouddhiste, capable de réfuter tout argument de ses contradicteurs et son discours lui-même est un stéréotype des controverses à la mode indienne, dans lesquelles les comparaisons et les analogies par inférence font argumentation (selon une formule célèbre, répétée à satiété dans les sûtra : "Grâce aux comparaisons, les hommes intelligents sont capables de comprendre...") - un chapitre entier, le septième, s'intitule d'ailleurs "Les questions appelant des comparaisons"...
Pièce de monnaie frappée à l'effigie de Ménandre 1er, et statuette chinoise représentant le mythique Nâgasena
Les thèmes abordés dans ce "dialogue", peu socratique, permettent d'exposer les fondements de la doctrine et de la pratique, ainsi que quelques points de bouddhologie classiques. On y retrouvera notamment la très célèbre comparaison du char qui sert à exposer l'impossibilité de découvrir un "Moi" dans le complexe physico-psychique auquel l'individu s'identifie. Le roi Milinda y est le plus souvent réduit au rôle de questionneur peu prolixe, laissant le beau rôle à son enseignant (plutôt qu'à son contradicteur), exposant l'orthodoxie selon les formules consacrées, y ajoutant cependant à l'envi toutes ces comparaisons qui ont fait la célébrité du texte.
Orthodoxie, disions-nous... mais de quelle orthodoxie s'agit-il ici ? Si le texte est conservé aujourd'hui dans le corpus littéraire de l'école Theravâda sous le titre de "Milindapañha" ("Les questions de Milinda"), il n'est considéré comme canonique que par les seuls Birmans mais non pas par les Cinghalais, qui le rangent dans les textes para-canoniques... En fait, on a tout lieu de penser que le noyau original de l'ouvrage - les trois premiers Livres, qui seuls ont été traduits en chinois, mais auxquels la version pâlie ajoute quatre autres Livres - a été rédigé au sein de l'école Sarvâstivâda, qui fut considérée souvent comme hétérodoxe, voire hérétique, aussi bien par les Theravadins que par les différentes écoles du Mahâyâna !
On trouve "trace" de cette hétérodoxie dans plusieurs des réponses de Nâgasena, reflet de controverses qui ont enflammé les "docteurs" bouddhistes de l'Inde ancienne : ainsi de l'arhat dont Nâgasena déclare que, bien qu'ayant connu l'Eveil libérateur, il n'en conserve pas moins une certaine "ignorance" des choses ordinaires et n'a donc pas acquis l'Omniscience des Buddha parfaitement accomplis - assertation qui fonde l'une des grandes distinctions entre les doctrines du Theravâda et du Mahâyâna... De même l'affirmation que le Nirvâna n'est pas le seul phénomène (dharma) à être non-conditionné, mais qu'on peut aussi le dire de l'espace - thèse spécifique du Sarvâstivâda qui fut fortement combattue par les autres écoles bouddhistes. Ou encore que celui qui agit mal inconsciemment risque plus que celui qui agit mal consciemment... thèse à l'opposé d'un des fondements de la Doctrine "orthodoxe", admise par toutes les autres écoles bouddhistes, qui veut qu'un acte n'est réellement "karmique" que s'il est totalement conscient et assumé par son auteur !!
D'autres thèses annoncent étrangement des développements du bouddhisme qu'on croirait beaucoup plus tardifs : Nâgasena affirme ainsi qu'une seule pensée attentive (sati) portée vers le Buddha au moment même de la mort efface les conséquences de toute une vie immorale ! On reconnaîtra là une affirmation qui sera développée dans les enseignements de la Terre Pure - dont les écoles se développeront surtout en extrême-Orient et qui rassemblent d'ailleurs, aujourd'hui, la majorité des bouddhistes sino-japonais. Cette thèse donne lieu, dans la suite du texte, à une sorte de "correction", au demeurant maladroite, comme si les compilateurs Theravadins avaient voulu en atténuer la portée "hérétique"...
Cela dit, dans sa grande majorité, le texte des "Entretiens" demeure représentatif de l'essentiel de la Doctrine bouddhique commune, au moins, aux écoles du bouddhisme ancien, telles qu'elles se sont développées jusqu'à l'ère chrétienne. De plus, malgré quelques répétitions, les "Entretiens" sont l'un des rares textes à présenter un dialogue vivant, vif et alerte même, riches en images, qui change agréablement de la "littérature" bouddhique habituelle, d'origine orale, surchargée de formules mnémotechniques "qui font piquer du nez les plus vigilants philologues", comme le déclare avec humour l'une des traductrices françaises de ce texte, Edith Nolot...
Nous vous proposons ci-dessous, à titre d'exemples, quelques extraits connus ou moins connus d'un ouvrage qui mérite l'attention !
" Milindapañha "
Entretiens de Milinda et Nâgasena
Ces pages sont extraites de la traduction réalisée par Edith Nolot,
publiée aux éditions Gallimard, coll. "Connaissance de l'orient", Paris, 1995.
Livre II
1ère section : Questions sur les caractéristiques
Chapitre premier
Le roi Milinda se rendit auprès de l’honorable Nâgasena ; à son arrivée, il échangea avec lui des salutations et des propos amicaux et courtois, puis s’assit de côté. Nâgasena lui retourna ses salutations, et cela détendit l’esprit du roi.
Inexistence de la personne [parabole du char]
Il demanda à l’honorable Nâgasena :
« Sous quel nom connaîton le vénérable ? Comment t’appelles-tu ?
- Ô roi, on me connaît sous le nom de Nâgasena ; c’est par ce nom que mes coreligionnaires s’adressent à moi. Cependant, bien que les parents choisissent [pour leur fils] un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena, ou Sîhasena, ce n’est là qu’une dénomination, une désignation, une appellation, un usage commun. Ce n’est rien de plus que le nom « Nâgasena » : aucune personne ne s’y trouve.
- Écoutez-moi, vous les cinq cents Yonaka, vous les quatre-vingt mille moines ! dit le roi Milinda ; ce Nâgasena affirme : « Aucune personne ne s’y trouve ! » Convient-il d’accepter cela ? »
Puis il interrogea Nâgasena :
« Vénérable, s’il n’y a pas de personne, qui donc te donne l’équipement monastique - vêtements, nourriture, literie, remèdes pour les maladies ? Qui l’utilise ? Qui observe les règles morales ? Qui s’applique à cultiver son esprit ? Qui réalise les voies, les fruits, le Nirvâna ? Qui tue des êtres vivants, prend ce qui n’est pas donné, s’adonne aux amours défendues, ment, boit de l’alcool, commet les cinq actes à rétribution immédiate ? Il n’y a donc rien de favorable [au salut], rien de défavorable, ni agent ni instigateur d’actes favorables et défavorables, ni fruit ni maturation des actes bons et mauvais. Et si quelqu’un te tuait, ce ne serait pas un meurtre de sa part. Et puis, vénérable Nâgasena, ni ton instructeur, ni ton précepteur, ni ton ordination n’existent.
Tu dis que tes coreligionnaires s’adressent à toi en tant que « Nâgasena » : de quel Nâgasena s’agit-il ? Est-ce que les cheveux sont Nâgasena ?
- Non, ô roi.
- Est-ce que les poils sont Nâgasena ?
- Non.
- Alors, les ongles et ainsi de suite ? Ou bien les dents, la peau, la chair, les tendons, les os, la moelle, les reins, le coeur, le foie, la plèvre, la rate, les poumons, les entrailles, les intestins, l’estomac, les exctéments, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, le sébum, la salive, la morve, la synovie, l’urine, la cervelle qui est dans le crâne sont-ils Nâgasena ?
- Non.
- Alors, la forme matérielle est-elle Nâgasena ? Ou bien les sensations ? Les notions ? Les constructions psychiques inconscientes ? La conscience sélective ?
- Non, ô roi.
- Alors, vénérable, la forme matérielle, les sensations, les notions, les constructions psychiques et la conscience sélective sont-elles Nâgasena ?
- Non.
- Eh bien, Nâgasena leur est-il donc extérieur ?
- Non, ô roi.
- Vénérable, je te pose question sur question, et je ne vois pas ce Nâgasena. C’est un mot et rien d’autre, ce Nâgasena ! Qui donc est-ce là ? Ce que tu dis est faux, c’est un mensonge : il n’y a pas de Nâgasena !
- Ô roi, dit alors Nâgasena, tu es un noble de caste guerrière très délicat, excessivement délicat. Si, marchant à midi sur le sol brûlant, sur le sable torride, tu foules des graviers, des cailloux, des grains de sable pointus, tu as mal aux pieds, ton corps se fatigue, tu es de mauvaise humeur et prends douloureusement conscience de ton corps. Mais es-tu venu à pied ou dans un véhicule ?
- Je ne vais pas à pied, vénérable. Je suis venu en char.
- Si tu es venu en char, définis-le-moi : est-ce que le timon est le char ?
- Non, vénérable.
- L’essieu est-il le char ?
- Non.
- Alors, les roues ? La caisse ? La hampe de l’étendard ? Le joug ? Les rênes ? L’aiguillon ?
- Non.
- Alors, le timon, l’essieu, les roues, la caisse, la hampe, le joug, les rênes et l’aiguillon sont-ils le char ?
- Non.
- Eh bien, le char leur est-il donc extérieur ?
- Non, vénérable.
- Ô roi, je te pose question sur question, et je ne vois pas ce char. C’est un mot et rien d’autre, ce char ! Qu’est-ce donc là ? Ce que tu dis est faux, c’est un mensonge: il n’y a pas de char ! De toute l’Inde, tu es le premier des rois : qui crains-tu donc pour dire un mensonge ? Écoutez-moi, vous les cinq cents Yonaka, vous les quatre-vingt mille moines ! Le roi Milinda dit qu’il est venu en char ; puisqu’il en est ainsi, je lui demande de me le définir, mais il ne peut pas faire aboutir ce char : convient-il d’accepter cela ? »
Les cinq cents Yonaka approuvèrent Nâgasena et dirent à Milinda :
« Ô roi, réplique maintenant si tu le peux !
- Je ne dis pas de mensonge, vénérable ! répondit Milinda à Nâgasena ; c’est en relation avec le timon, l’essieu, les roues, la caisse et la hampe de l’étendard qu’a cours la dénomination, la désignation, l’appellation, l’usage commun, le nom « char ».
- Bien, ô roi ! Tu sais ce qu’est un char. Il en va de même pour moi : c’est en relation avec les cheveux, avec les poils et ainsi de suite, avec la cervelle, la forme matérielle, les sensations, les notions, les constructions psychiques inconscientes et la conscience sélective qu’a cours ce simple nom : « Nâgasena » ; en vérité absolue, aucune personne ne s’y trouve. Ô roi, la nonne Vajirâ disait ceci au Bienheureux :
« De même que l’on dit ‘char’ en vertu d’un assemblage d’éléments,
De même, là où se trouvent les groupes d’appropriation, on s’accorde à dire ‘être vivant’. »
- C’est étonnant, vénérable Nâgasena ! C’est extraordinaire ! Quelles reparties plus que brillantes aux questions posées ! Si le Buddha était encore vivant, il approuverait. C’est bien, c’est bien ! »
Chapitre deuxième
De la discontinuité
« Vénérable Nâgasena, demanda le roi, ce qui se produit est-il identique [à ce qui l’a précédé], ou bien autre ?
- Ce n’est ni identique ni autre, répondit le thera.
- Donne-moi une comparaison.
- Qu’en penses-tu, ô roi ? Celui que tu as été : petit, jeune, faible, couché sur le dos, est-ce le même que tu es à présent, devenu adulte ?
- Non, vénérable : autre était le petit enfant, autre je suis à présent.
- Ô roi, s’il en est ainsi, il ne peut y avoir ni mère, ni père, ni précepteur, ni personne qui ait appris les arts; personne qui soit doué de moralité ni de sagesse pénétrante. Y a-t-il donc une mère différente pour l’embryon à chacun des quatre stades de son développement, une autre pour le petit enfant, une autre encore pour l’adulte ? Celui qui apprend les arts est-il autre que celui qui les sait ? Autre celui qui commet un acte mauvais, autre celui à qui l’on coupe les mains et les pieds ?
- Non, vénérable. Mais que penses-tu de ce que nous venons de dire ?
- Ô roi, je fus moi-même petit, jeune, faible, couché sur le dos, et à présent je suis adulte ; c’est grâce au support de ce corps lui-même que tous ces [éléments] sont assemblés pour former une unité.
- Donne-moi une comparaison.
- Imagine qu’un homme allume une lampe : brûle-t-elle toute la nuit ?
- Oui, vénérable.
- Mais est-ce que la flamme de la première veille est la flamme de la veille médiane ?
- Non, vénérable.
- La flamme de la veille médiane est-elle la flamme de la dernière veille ?
- Non, vénérable.
- Y a-t-il donc une lampe durant la première veille, une autre durant la veille médiane, une autre encore durant la dernière ?
- Non, vénérable ; c’est grâce au support [de la lampe] lui-même que la lumière a duré toute la nuit.
- De même, ô roi, se connecte la séquence des phénomènes : il s’en produit un, c’est un autre qui cesse, et cela semble se connecter comme s’il n’y avait rien qui précède et rien qui suit ; ce n’est donc ni le même [individu], ni un autre, qui se trouve pris dans le dernier en date des actes de conscience sélective.
- Donne-moi une autre comparaison.
- Imagine du lait que l’on tire : après quelque temps, il est transformé en caillé, puis celui-ci en beurre frais, et le beurre frais en beurre clarifié. Serait-il correct de dire que le lait lui-même est le caillé, le beurre frais et le beurre clarifié ?
- Non, vénérable ; mais c’est grâce au support [du lait] que [le reste] advient.
- De même, ô roi, s’enchaîne la séquence des phénomènes : il s’en produit un, c’est un autre qui cesse, et cela semble se connecter comme s’il n’y avait rien qui précède et rien qui suit ; ce n’est donc ni le même [individu], ni un autre, qui se trouve pris dans le dernier en date des actes de conscience sélective.
- Tu es habile, vénérable Nâgasena. »
Savoir qu’on ne renaîtra pas
« Vénérable, celui qui ne reprendra pas naissance le sait-il ?
- Oui, il le sait.
- Comment cela, vénérable ?
- Il le sait de par la cessation de toute cause, de toute condition qui font que l’on reprend naissance.
- Donne-moi une comparaison.
- Ô roi, imagine un paysan maître de maison qui laboure et sème, puis remplit son grenier. Si par la suite il ne laboure ni ne sème, s’il mange le grain comme il est engrangé, ou l’écoule, ou en dispose selon les circonstances, sait-il que son grenier ne se remplira pas ?
- Oui, vénérable.
- Comment le sait-il ?
- Il le sait de par la cessation de toute cause, de toute condition qui font qu’un grenier se remplit.
- De même, celui qui ne reprendra pas naissance le sait de par la cessation de toute cause, de toute condition qui font que l’on reprend naissance.
- Tu es habile, vénérable Nâgasena. »
Connaissance et sagesse pénétrante n’excluent pas l’ignorance contingente
« Vénérable, lorsque la connaissance se produit en quelqu’un, la sagesse pénétrante se produit-elle aussi ?
- Oui, ô roi.
- La connaissance est-elle exactement identique à la sagesse pénétrante ?
- Oui.
- Mais celui en qui est apparue cette connaissance identique à la sagesse pénétrante, peut-il [encore] faire erreur, ou bien non ?
- Il le peut sur certains points, sur d’autres non.
- Comment cela, vénérable ?
- Il peut faire erreur quant aux parties des arts qu’il ne connaît pas encore, aux lieux qu’il n’a jamais visités, aux noms et désignations qu’il n’a jamais entendus.
- En quoi ne peut-il pas faire erreur ?
- Il ne peut pas faire erreur quant à ce qu’a effectué la sagesse pénétrante : [la connaissance du caractère] transitoire, pénible et insubstantiel [des phénomènes]. »
La sagesse pénétrante perdure en ses effets, mais non pas l’erreur
- Et son erreur, où va-t-elle ?
- L’erreur cesse à l’instant même où se produit la connaissance.
- Donne-moi une comparaison.
- Lorsqu’un homme apporte une lampe dans une maison obscure, l’obscurité cesse et la lumière apparaît; de même, l’erreur cesse à l’instant même où se produit la connaissance.
- Et la sagesse pénétrante, où va-t-elle ?
- Elle cesse elle aussi, dès qu’elle a effectué sa tâche propre ; mais ce qu’elle a effectué - [la connaissance du caractère] transitoire, pénible et insubstantiel [des phénomènes] -, cela ne cesse pas.
- Vénérable, donne-moi une comparaison à propos de ce que tu viens de dire.
- Ô roi, imagine qu’un homme désire envoyer une lertre durant la nuit : il fait appeler un scribe, apporte une lampe et fait écrire la lettre ; une fois qu’elle est écrite, il fait éteindre la lampe, mais la lettre n’en est pas détruite pour autant. De même, la sagesse pénétrante cesse dès qu’elle a effectué sa tâche propre ; mais ce qu’elle a effectué, cela ne cesse pas.
- Donne-moi une autre comparaison.
- Imagine les habitants des contrées de l’Est, qui placent dans chaque maison cinq jarres d’eau pour éteindre les incendies : quand une maison prend feu, ils y déversent certe eau, et le feu s’éteint. Maintenant, leur viendrait-il à l’esprit d’effectuer à nouveau avec ces jarres la tâche qu’elles ont pour fonction de remplir ?
- Non, vénérable ; on ne veut plus de ces jarres ; qu’en ferait-on [d’autre] ?
- Ô roi, considère que les cinq jarres d’eau sont les cinq facultés spirituelles : la confiance, l’énergie, l’attention, la concentration et la sagesse pénétrante ; les hommes représentent l’ascète zélé ; le feu, ce sont les souillures morales. De même que les cinq jarres d’eau éteignent le feu, les cinq facultés spirituelles éteignent les souillures morales qui, une fois éteintes, ne se reproduisent plus. C’est ainsi que la sagesse pénétrante cesse dès qu’elle a effectué sa tâche propre ; mais ce qu’elle a effectué, cela ne cesse pas.
[…]
- Tu es habile, vénérable Nâgasena. »
L’équanimité de l’Arahant
« Vénérable, celui qui ne renaîtra pas éprouve-t-il des sensations douloureuses ?
- Il en éprouve certaines, d’autres non.
- Quelles sont-elles ?
- Il éprouve des sensations physiques, mais pas de sensations mentales.
- Comment cela, vénérable ?
- Il éprouve des sensations physiques douloureuses de par la non-cessation de toute cause, de toute condition qui font que ces sensations se produisent. Le Bienheureux a dit ceci : « Il n’éprouve qu’une sorte de sensations : physique, non pas mentale ».
- Pourquoi celui qui éprouve des sensations douloureuses ne s’éteint-il pas dans le Nirvâna complet ?
- Ô roi, l’Arahant n’a ni inclination ni aversion, et les Arahant ne font pas tomber ce qui n’est pas mûr : les hommes avisés attendent la pleine maturation. Le thera Sariputta, généralissime de l’armée de la doctrine, a dit ceci :
« Je ne me réjouis pas de la mort, je ne me réjouis pas de la vie ;
J’attends l’heure, comme le soldat son salaire.
Je ne me réjouis pas de la mort, je ne me réjouis pas de la vie ;
J’attends l’heure, réfléchi et attentif. »
Chapitre troisième
Il n’existe pas de sujet connaissant
« Vénérable, y a-t-il un sujet connaissant ?
- Ô roi, qu’entends-tu par « sujet connaissant » ?
- Le principe vital interne qui voit les formes matérielles avec l’oeil, entend les sons avec l’oreille, respire les odeurs par le nez, goûte les saveurs sur la langue, touche les objets tangibles avec le corps, connaît les objets mentaux par l’entendement. De même qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir par chacune des fenêtres selon notre désir - par celle de l’est, celle de l’ouest, celle du nord, celle du sud -, de même ce principe vital interne peut voir par chacune des portes sensorielles selon son désir.
- Ô roi, je vais te parler des cinq portes sensorielles, répondit le thera ; écoute et sois bien attentif.
Si le principe vital interne voit les formes avec l’oeil de la même façon qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir les formes par chacune des fenêtres des quatre orients selon notre désir, ce principe vital interne peut-il voir de même les formes avec l’oreille, le nez, la langue, le corps, l’entendement ? L’oeil, le nez, la langue, le corps, l’entendement peuvent-ils entendre un son ? L’oeil, l’oreille, la langue, le corps, l’entendement peuvent-ils respirer une odeur ? L’oeil, l’oreille, le nez, le corps, l’entendement peuvent-ils goûter une saveur ? L’oeil, l’oreille, le nez, la langue, l’entendement peuvent-ils toucher un objet tangible ? L’oeil, l’oreille, le nez, la langue, le corps peuvent-ils connaître un objet mental ?
- Non, vénérable.
- Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis maintenant ne s’accordent pas.
En outre, s’il est vrai qu’assis ici dans le belvédère, nous verrions bien mieux les formes matérielles à travers le vaste espace là dehors si l’on ôtait ces fenêtres treillissées, de même ce principe vital interne, lui aussi, devrait voir bien mieux les formes à travers le vaste espace si l’on ôtait les portes sensorielles ; les oreilles, le nez, la langue, le corps une fois ôtés, il devrait bien mieux entendre les sons, respirer les odeurs, goûter les saveurs, toucher les objets tangibles à travers le vaste espace.
- Non, vénérable !
- Ô roi, ce que tu disais tout à l’heure et ce que tu dis maintenant ne s’accordent pas.
Imagine que Dinna ici présent sorte et se tienne sur le seuil : saurais-tu qu’il l’a fait ?
- Oui, vénérable.
- Et si Dinna revenait et se tenait devant toi, saurais-tu qu’il l’a fait ?
- Oui, vénérable.
- De même, si l’on posait un corps sapide sur la langue, le principe vital interne saurait-il s’il est aigre, salé, amer, piquant, astringent ou doux ?
- Oui, vénérable.
- Ce corps sapide une fois avalé, en connaîtrait-il encore la saveur ?
- Non, vénérable.
- Ô roi, ce que tu as dit tout à l’heure et ce que tu dis maintenant ne s’accordent pas.
Imagine qu’on fasse apporter cent jarres de miel, en fasse remplir une cuve, bâillonne un homme et le plonge dans la cuve de miel : saurait-il si le miel est doux ou non ?
- Non, vénérable.
- Pour quelle raison ?
- Parce que le miel n’est pas entré dans sa bouche.
- Ô roi, ce que tu as dit tout à l’heure et ce que tu dis maintenant ne s’accordent pas.
- Je ne suis pas capable de m’entretenir avec un discuteur tel que toi. Donne-moi l’explication, s’il te plaît. »
Le thera convainquit le roi Milinda grâce à un exposé tiré de la Doctrine approfondie :
« Conditionnée par l’oeil et les formes matérielles, la conscience visuelle se produit ; en même temps qu’elle naissent l’impression sensorielle, la sensation, la notion, l’intention, la focalisation, la faculté vitale, et l’attention : c’est ainsi que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas de sujet connaissant. De même, conditionnée par l’oreille et les sons, [la conscience auditive se produit], et ainsi de suite. Conditionnée par l’entendement et les objets mentaux, la conscience mentale se produit ; en même temps qu’elle naissent l’impression sensorielle, la sensation, la notion, l’intention, la focalisation, la faculté vitale et l’attention : c’est ainsi que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas de sujet connaissant.
- Tu es habile, vénérable Nâgasena. »
Pour en savoir plus ...
Deux traductions en français des "Questions de Milinda" ont été publiées :
Milinda-Pañha - Les questions de Milinda, traduit du pâli par Louis Finot en 1923, ed. Gallimard, coll. "connaissance de l'orient" (n°55), 1992
Il s'agit d'une une version "courte" ne comportant que les trois premiers "livres" (ceux ayant été traduits en chinois).
Entretiens de Milinda et Nâgasena, traduit du pâli, présenté et annoté par Edith Nolot, ed. Gallimard, coll. "connaissance de l'orient" (n°86), 1995
Il s'agit d'une version "longue", comportant l'intégralité du texte conservé dans le canon pâli.
cliquez sur l'image des ouvrages ci-dessus
L'IEB est partenaire du site Amazon. Tout achat effectué sur le site Amazon, via le site de l'IEB, permet à notre association de recevoir un léger pourcentage sur les ventes réalisées et contribue ainsi au financement de l'achat de nouveaux livres pour la Bibliothèque de l'Institut. En cliquant sur le titre d'un ouvrage, vous accédez directement à la page correspondante du site Amazon.
La version courte traduite par Louis Finot en 1923 a été mise en ligne sur Internet, sur le site "Buddha sasana" :