L'enseignement bouddhique sur les renaissances est un sujet de débats récurrents, surtout depuis que les Occidentaux s'intéressent au bouddhisme... S'agit-il d'une notion essentielle du bouddhisme ou d'une théorie indienne que le Buddha aurait simplement « intégrée » à son enseignement ? Faut-il y croire ou doit-on faire preuve à son égard d'un scepticisme critique ? Doit-on la comprendre comme une succession réelle de vies biologiques différentes ou, très différemment, comme des états psychologiques qu'on peut (ou non...) connaître au cours de cette seule existence ?
On comprend aisément que les Européens hésitent à s'imaginer dans le « cycle incommensurable des naissances et des morts », le saṃsāra, tel qu'il est traditionnellement présenté en bouddhisme. Notre culture nous a plus généralement habitués (sous l'influence des Grecs autant que du monothéisme) à n'envisager qu'une seule vie « terrestre » suivie d'une éternité éventuelle... Mais le sujet a été aussi objet de débats en Asie, parmi les bouddhistes eux-mêmes – en tout cas depuis le milieu du XXe siècle...
Dans un ouvrage très complet sur ce thème, Bouddhisme et re-naissances dans la tradition Theravāda, l'universitaire Didier Treutenaere consacre un chapitre complet aux « Tentations et tentatives de négation des re-naissances ». Il y examine notamment deux prises de position, très différentes – qui sont souvent celles adoptées par la grande majorité des « sympathisants bouddhistes » –, soutenues d'un côté par l'auteur anglais Stephen Batchelor et, de l'autre, par le maître thaïlandais Buddhadāsa bhikkhu. Nous vous proposons de découvrir son argumentation critique à leur propos.
En complément de ce dossier voir aussi
« L'enseignement sur les "vies successives" dans les différentes spiritualités indiennes »
Les tentations et tentatives de négation des re-naissances
extraits tirés de "Bouddhisme et re-naissances dans la tradition Theravâda", pages 499 à 539
[nous n'avons pas reproduit ici toutes les notes et références bibliographiques]
La réalité des re-naissances et celle de la diversité des plans de re-naissance ne furent pas et ne sont pas universellement acceptées.
Dés l’époque du Bouddha, nombreux déjà devaient être ceux qui doutaient de tout cela, comme nous l’apprend indirectement une anecdote canonique déjà évoquée : un jour que les Āyasmā Lakkhana et Mahāmoggallāna cheminaient ensemble, Mahāmoggallāna sourit soudainement ; son compagnon lui ayant demandé la raison de ce sourire, il répondit que ce n’était pas le lieu idéal pour répondre et qu’il devrait répéter sa question lorsqu’ils seraient arrivés auprès du Bouddha ; plus tard, en présence du Bouddha, le Vénérable reposa sa question qui obtint la réponse suivante : « Au moment où j’ai souri, je venais de voir un squelette volant dans l’air ; les vautours, les corbeaux et les faucons le suivaient et le pinçaient entre les côtes tandis qu’il criait de douleur. Je pensai : comme il est étrange et étonnant qu’un être puisse avoir une telle forme ! » Le Bouddha dit alors : « J’ai vu également cet être mais je n’en avais rien dit parce que l’on ne m’aurait pas cru ».
Ces réalités ont fait l’objet, en Occident comme en Orient, principalement depuis la seconde moitié du XIXe siècle, de vives critiques de la part des opposants religieux ou non religieux au bouddhisme. Sous l’influence de ces critiques, nombre de disciples ou de sympathisants du bouddhisme ont succombé à des tentations réformistes. [...]
Les voies de la négation et de la réduction
Les notions de re-naissances et de plans d’existence posent un véritable problème aux esprits appartenant à une culture matérialiste, rationaliste et scientiste.
Soit le Canon est parfaitement fidèle aux enseignements du Bouddha ; dans ce cas, ou le Bouddha s’est trompé sur ce point, englué dans les croyances de son temps, ou il a trompé, pour la bonne cause, ses auditeurs ou du moins la majeure partie d’entre eux, incapables de distinguer le véritable enseignement derrière l’imagerie de ses discours.
Soit le Canon trahit les paroles du Bouddha en les mêlant, pour des raisons de pédagogie ou d’incompréhension, aux croyances erronées des disciples imparfaits du Maître.
Nombre de bouddhistes occidentaux, attirés par les seuls aspects rationnels du bouddhisme, et nombre de bouddhistes orientaux, complexés par leur « mythologie », optent pour cette seconde position. Trois voies s’ouvrent alors à eux pour dépasser ce qu’ils considèrent comme un obstacle dans la pleine acceptation du Dhamma :
- la voie « classique » consistant à rejeter ces notions comme surajoutées, mythologiques, folkloriques, ou originelles mais dépassées ;
- la voie « symbolique » consistant à classer ces notions dans la catégorie des métaphores, les différents plans d’existence indiquant seulement des états d’esprits et des conduites à éviter ;
- la voie nouvelle, influencée par le « psychologisme » anglo-saxon, qui réduit les re-naissances et les plans d’existence à un mode de description très élaboré des processus psychiques.
Ces trois voies ont en commun, avec bien évidemment toute une gamme de nuances, de nier toute existence avant et après l’existence présente et a fortiori de nier l’existence dans d’autres états que celui d’être humain ou d’animal. Elles ont par conséquent en commun de ménager le confort intellectuel occidental, de violer consciemment ou non une multitude de textes canoniques et de reposer sur une compréhension incomplète du Dhamma ; frôlant sans toujours se l’avouer l’extrême « annihilationiste » rejeté par le Bouddha, ces positions ne peuvent être considérées comme « bouddhistes ». [...]
Un bouddhisme « sans croyances » ?
Une variante actuelle des endémiques tentatives « philosophiques » [de nier l’existence réelle des re-naissances] consiste à distinguer et à séparer « la pratique du Dhamma », c’est-à-dire l’enseignement du Bouddha en tant que voie d’apprentissage menant à la libération de la souffrance, et « le bouddhisme », c’est-à-dire un système de croyances et d’observances relevant de la consolation religieuse et de la stabilité sociale. Cette thèse est principalement développée en Occident par Stephen Batchelor [notamment dans l'ouvrage Le bouddhisme libéré des croyances]. Pour ce penseur britannique, les formes religieuses et les croyances qui enveloppent le bouddhisme, tel qu’il nous a été transmis, n’ont aucun lien intrinsèque avec le cœur de l’enseignement du Bouddha : elles appartiennent seulement aux cultures asiatiques dans lesquelles le bouddhisme est né et s’est développé ; si elles ont pu présenter une certaine utilité dans les temps anciens (celle de favoriser l’acceptation et la transmission du Dhamma), elles ont cessé d’être une aide pour devenir un obstacle ; si l’on veut que le Dhamma puisse offrir une véritable alternative aux modes de pensée et valeurs qui ont échoué en Occident, il faut que ce Dhamma soit séparé de son appareil religieux et remanié sur un mode purement séculier.
La ligne directrice de cette thèse est que « le Dhamma n’est pas quelque chose en lequel on croit mais quelque chose à faire ». Du fameux exemple de la flèche empoisonnée et du fait que, plutôt que de participer aux joutes métaphysiques, le Bouddha préférait garder le silence et rappeler qu’il n’enseignait « que la souffrance et la cessation de la souffrance », Stephen Batchelor conclut que le véritable bouddhisme doit être vu comme « un agnosticisme existentiel et thérapeutique », et que le véritable bouddhiste ne doit pas exiger du Dhamma des réponses aux questions du type « d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qu’advient-il après la mort ? ».
Batchelor considère que le Bouddha, lorsqu’il parlait de re-naissances, « adoptait principalement les symboles, les métaphores et l’imagerie de son temps », que si le Bouddha « acceptait » bien les idées de kamma et de renaissance, c’était par obligation pédagogique ; Batchelor et les bouddhistes « modernes » n’ont plus à accepter ces « théories métaphysiques ». Si Batchelor ne rejette pas totalement l’idée de re-naissance, il proclame que l’approche la plus honnête de ce sujet consiste à reconnaître que l’on en ignore tout.
Pour justifier son interprétation et sa rationalisation du Dhamma, Batchelor utilise tout un arsenal d’arguments qui ne trouvent une certaine cohérence qu’à travers des citations très sélectives, des simplifications outrancières et des traductions partiales. Ses exemples liminaires, celui de la flèche empoisonnée et celui du silence du Bouddha, en fournissent une première illustration : si le Bouddha refuse effectivement de répondre aux questions métaphysiques, ce silence ne concerne que les questions inutiles ; les suttā, nous l’avons vu, contiennent de multiples enseignements relatifs aux questions dont Batchelor voudrait tant se débarrasser : le flot des re-naissances, les divers plans d’existence, les lois qui alimentent et orientent ce flot, les pratiques méditatives donnant accès aux plans d’existence... Sa lecture des « quatre nobles vérités » en fournit une seconde illustration :
Batchelor souligne (en accord avec le premier sermon) que ces Vérités « ne sont pas des propositions auxquelles il faut croire mais des défis à relever pratiquement ». Ceci n’est qu’en partie vrai, premièrement parce que, pour agir sur ces Vérités, il est nécessaire d’y croire ; plus précisément encore, parce que Batchelor omet de mentionner que les tâches imposées par les Vérités tiennent leur signification d’un contexte spécifique, à savoir la quête de la libération de la ronde sans fin des renaissances. Pour sortir les « quatre nobles vérités » de leur contexte d’origine, partagé par le Bouddha et ses auditeurs (...) il faut les altérer sur des points essentiels, comme Batchelor le fait en interprétant la première Vérité comme une « angoisse existentielle ». Pour le Bouddha et la tradition bouddhiste, dukkha signifie avant tout la souffrance de la répétition du devenir au sein de la ronde des re-naissances ; de ce fait, une fois écartée l’idée de re-naissance, les « Quatre vérités » perdent leur profondeur et leur perspective. [citation de Bhikkhu Bodhi, in A Review of « Buddhism without Beliefs », Journal of Buddhist Ethics Volume 5, 1998 – télécharger en PDF sur Internet]
La dichotomie entre ce qui relève de la « pratique du Dhamma » et ce qui relève de « la religion », n’est pas aussi évidente et pertinente que certains penseurs se plairaient à le croire.
Si l’éventail des pratiques bouddhistes est très large, depuis les simples observances éthiques ou rituelles jusqu’aux réalisations méditatives les plus profondes, toutes ces pratiques font bel et bien partie du chemin. Le Bouddha conçoit en effet son enseignement comme « graduel » (anupubbikathā) : « L’océan a un rebord graduel, une pente graduelle, une inclinaison graduelle, une brusque dénivellation n’apparaissant qu’au terme d’une longue étendue. De la même façon, ce Dhamma-Vinaya nécessite une formation graduelle, des résultats graduels, une progression graduelle et la pénétration de la sagesse n’est possible qu’à l’issue d’une longue durée. » [Uposatha-sutta]
D’autre part, aucune partie du chemin, même la plus rudimentaire, n’exige une foi aveugle ; la motivation pour progresser repose dans les faits sur une relation dialectique entre l’expérience personnelle et la confiance placée en le Bouddha, le Dhamma et le Saṅgha (d’où le sens de la « prise de refuge ») : pour effectuer un pas décisif vers le bouddhisme, il faut nécessairement une attirance initiale qui, faute d’éléments concrets, reposera de manière émotionnelle sur l’apparence sereine d’une statue, la beauté formelle d’un rituel ou le rayonnement paisible d’un bhikkhu ; pour effectuer son premier pas de « bouddhiste », le nouveau disciple peut aisément réaliser la première « noble vérité », celle de l’omniprésence de la souffrance, en la saisissant progressivement dans toute sa complexité (de la simple souffrance jusqu’à la souffrance existentielle née de la conscience de l’impermanence) ; acquérant ainsi une première confirmation de l’étendue, de la profondeur et de l’utilité du Dhamma, il peut placer sa confiance en le Bouddha et accepter a priori l’idée de la validité des enseignements qu’il n’a pu encore valider personnellement. Et chaque nouveau pas sur le chemin fonctionne de cette même façon : les premières expériences méditatives, par exemple, offrant un avant goût de ce que la culture mentale profonde peut apporter, donnent naissance à une « croyance », la certitude non encore vérifiée que les étapes méditatives ultérieures mènent effectivement au but enseigné par le Bouddha.
A propos de méditation, nous relèverons au passage l’étrange conception que Stephen Batchelor se fait de celle-ci (sans que nous sachions si cette étrangeté est une conséquence ou une cause de ses autres thèses) : avec le développement de la concentration et de l’attention, explique-t-il, le processus de méditation se transforme en un questionnement radical et ininterrompu de chaque aspect de l’expérience, jusqu’à ce que le méditant se trouve immergé dans une profonde perplexité qui enveloppe tout son être. Pour Batchelor, ce « questionnement perplexe est le chemin central lui-même », un chemin qui ne recherche ni réponse, ni but. Nous sommes ici aux antipodes de l’enseignement du Bouddha qui sans cesse répète que la méditation mène à la connaissance directe de la vraie nature des choses, une connaissance ayant pour objet et pour effet... le déracinement du doute. Tout ceci confirme une nouvelle fois que le point de départ détermine le point d’arrivée : partant d’un impératif d’agnosticisme extrême, Batchelor nous offre comme perspective de plonger plus profondément dans le doute ; plaçant, lui, sa confiance dans le Bouddha, le Dhamma et le Saṅgha, le disciple pratique la « vue juste » et parcourt le noble octuple sentier qui le mène à la libération.
Pour reprendre la métaphore fameuse du radeau, celui de la doctrine, qui sert à traverser les flots (du saṃsāra) et peut être ensuite abandonné lorsque « l’autre rive » est atteinte, le « bouddhisme sans croyances » semble proposer de nous dispenser dès le départ de tout esquif et de nous immerger dans les flots, sans autre perspective que celle d’être en permanence conscients de la noyade. L’intérêt de cette modernité-là et le sens de son rattachement au bouddhisme restent donc à démontrer.
La réduction du cycle des re-naissances au cycle mental
La thèse « réductionniste »
Cette thèse, qui consiste à ne considérer les re-naissances et les plans d’existence que comme une description des processus et des états psychiques hic et nunc, semble, à notre connaissance, avoir été systématisée pour la première fois par un religieux thaïlandais contemporain, Buddhadāsa Bhikkhu (1906-1993).
Buddhadāsa s’était fixé pour objectifs, d’une part de démontrer la compatibilité du bouddhisme des Thera avec le rationalisme scientifique moderne, d’autre part de rendre plus accessible aux personnes ordinaires le but suprême du bouddhisme, le nibbāna ; ces objectifs coïncidaient avec l’ouverture de son pays à la modernité occidentale et avec la croissance de classes sociales urbaines soucieuses de concilier leur laïcité et leur activité socio-économique avec la religion d’Etat : « Le bouddhisme existe pour permettre à chacun de réussir à vivre dans le monde ; il n’est nul besoin de fuir le monde ».
Pour atteindre ces objectifs, Buddhadāsa s’est livré à une complète réinterprétation de la doctrine à la lumière des opinions et à la hauteur des attentes contemporaines. Cette réinterprétation consiste en une « démythologisation » systématique de la doctrine bouddhiste et en une réduction à de simples états psychologiques de tout ce que le corpus canonique peut contenir de références au « surnaturel ».
Le premier moyen mis au service de cette réduction consiste à exclure comme inauthentiques ou superflues de multiples parties du Canon ; le critère utilisé pour trier ainsi entre le vrai Dhamma et le faux est une sorte de détournement du critère épistémologique du « bénéfice moral » tel que formulé par le Bouddha : le kusala, le « profitable », coïncide avec ce qui est utile à la vie ici et maintenant ; le « bénéfice moral » que le Bouddha voulait individuel et pragmatique est lui-même élargi au passage, une interprétation n’étant correcte que si elle permet de promouvoir le bien être universel et l’harmonie entre les religions…
Le second moyen réside dans l’affirmation d’une double lecture possible des textes non exclus, certains passages relevant du langage quotidien (thaï : phasa khon), d’autres relevant du « langage du Dhamma » (thaï : phasa tham) ; la confusion provenant, selon Buddhadāsa, du fait que certains textes sont lus et traditionnellement commentés de manière littérale alors qu’ils ne sont que métaphoriques et relèvent en réalité du « langage du Dhamma » ; Buddhadāsa détourne ici la théorie des deux vérités, la vérité conventionnelle (sammati-sacca) et la vérité absolue (paramattha-sacca), telles qu’exposées dans l’Abhidhamma-piṭaka, un corpus que, par ailleurs, il rejette comme tardif et superflu. Cette relecture selon le phasa tham permettrait, selon lui, de retrouver un bouddhisme originel enfin débarrassé des déviations animistes, brahmanistes ou populaires, et de démontrer que le message de ce bouddhisme-là est universel et compatible avec les exigences de la raison et de la modernité.
Voici quelques exemples de cette révision des termes et notions bouddhistes au moyen du « langage du Dhamma ».
Le terme « deva » ne désigne pas de réels êtres supra humains mais uniquement des personnes « aux anges » au sens populaire du terme, c’est-à-dire heureuses et pleinement satisfaites :
« Dans ce monde humain, s’il y a des gens qui n’ont pas besoin de travailler, d’être anxieux, de supporter de lourds fardeaux, mais qui peuvent être continuellement tranquilles, qui peuvent s’amuser, être à l’aise, ces gens-là peuvent être appelés thewada (pāli : devata). De surcroît, s’ils n’obtiennent pas cet état de tranquillité durant quelques heures, ils vont être consumés par la crainte et malheureux, comme s’ils étaient en enfer. Lorsqu’ils vaquent à leurs occupations quotidiennes, ce sont des humains. Mais lorsque leurs sens sont pleinement satisfaits, ce sont des thewada. »
Par conséquent, les termes « deva-loka » [= le monde des « dieux »] ou « yama-loka » [= le monde du « Roi de la mort », c’est-à-dire les Enfers] ne désignent pas des plans d’existence réels ; le croire « relève de la superstition » :
« Le paradis et l’enfer ne sont pas loin. En un seul moment vous pouvez monter au paradis puis plonger en enfer. Cela se produit chaque jour de nombreuses fois. Les différents niveaux d’existence sont les divers états mentaux dont nous faisons l’expérience tout au long de la journée : les moments de félicité et de joie sont symbolisés par le paradis ; les moments de désespoir et d’obscurité sont symbolisés par l’enfer. » […]
Le terme « jāti » [la « naissance »] est lui aussi révisé :
« Le mot « naissance » désigne l’émergence de l’idée erronée du « Moi », de « moi-même ». Il ne désigne pas la naissance physique, comme on le suppose généralement. La conception erronée que le mot « naissance » renvoie à la naissance physique est un obstacle majeur dans la compréhension de l’enseignement du Bouddha. » […]
Buddhadāsa remet également en cause les enseignements traditionnels relatifs à la co-production conditionnelle - tels qu’ils sont par exemple formulés par Buddhaghosa -, considérant que ces faux enseignements s’expliquent au mieux par une acceptation implicite de l’existence d’un attā, au pire par une conspiration brahmanique remontant au troisième concile et visant à détruire le bouddhisme. Buddhadāsa rejette l’idée que la co-production conditionnelle puisse expliquer l’enchaînement des re-naissances ; pour lui le paticcasamuppāda ne rend compte que de l’apparition, à un moment donné, de la souffrance. Il considère par conséquent que la place donnée traditionnellement à cette loi est démesurée.
Logiquement, la revendication la plus radicale de Buddhadāsa va donc être la négation des re-naissances, ou, plus subtilement, le refus d’une affirmation de l’existence des re-naissances, affirmation derrière laquelle il distingue la pression de l’éternalisme :
« Il faut être prudent concernant cette question de « vie suivante ». Une petite erreur donne naissance à sassatadiṭṭhi, la doctrine éternaliste des brāhmanes, c’est-à-dire à la croyance que lorsqu’une personne meurt, c’est la même qui re-naît. » […]
Cette thèse réductionniste répondait si étroitement aux besoins religieux d’une nouvelle bourgeoisie urbaine - soucieuse d’obtenir un gain spirituel maximum à partir d’un investissement personnel minimum - que son impact local fut considérable; le fait que ces idées soient développées depuis l’intérieur même du Theravāda, par un religieux respecté, leur donnait de plus une forme de légitimité.
Nombre d’auteurs occidentaux, et donc de disciples, s’empressèrent de récupérer cette théorie qui permettait enfin de se débarrasser de la question des re-naissances et de pouvoir ainsi intégrer le bouddhisme dans le magma des idéologies occidentales.
Le fait que cette thèse rende le bouddhisme présentable et séduisant aux yeux d’un public vivant sous la pression du scientisme et du matérialisme, d’un public en quête non pas d’un but spirituel mais d’une diminution de son mal être, ne la rend pas pour autant légitime : elle est, de fait, incontestablement hétérodoxe.
Représentation traditionnelle de la "Roue de la vie" et des divers "états d'existence" du saṃsāra (sculpture rupestre du site de Dazu, en Chine)
Une thèse hétérodoxe
Les thèses de Buddhadāsa Bhikkhu ont fait, en Thaïlande, l’objet de critiques passionnées et vigoureuses ; les reprendre toutes dépasserait le cadre du présent ouvrage. Il est indispensable en revanche de constater, avec ces critiques, que la réduction des notions de mort, de re-naissance et de plans d’existence à de simples états psychologiques est bien incompatible avec les textes canoniques.
D’innombrables passages, dans les trois pi¯taka, définissent sans aucune ambigüité possible ce que le Bouddha entend par « mort » :
« Le vieillissement, la décrépitude, le délabrement, le grisonnement, les rides, le déclin de la force vitale, l’affaiblissement des facultés vitales des divers êtres dans tel ou tel groupe d’êtres, c’est ce qu’on appelle ‘vieillissement’. Le décès, le trépas, la fin, la disparition, le fait de mourir, la mort, l’accomplissement de son temps, la séparation des agrégats, la rupture du corps, l’interruption des facultés vitales des divers êtres dans tel ou tel groupe d’êtres, c’est ce qu’on appelle ‘la mort’ ».
Le Bouddha, dans les textes canoniques, associe d’ailleurs très souvent la vieillesse et la mort, jusqu’à les fusionner en un terme unique : jarāmaraṇa.
De même, la naissance et bien définie comme la naissance physique :
« Bhikkhū, qu’est-ce que la naissance ? La naissance, l’origine, l’apparition, la re-naissance, l’apparition des agrégats, l’atteinte des plans d’existence des divers êtres dans tel ou tel groupe d’êtres, c’est ce qu’on appelle ‘la naissance’ ». […]
S’agissant du processus de re-naissance, le Bouddha parle d’ailleurs très clairement d’un nouveau passage par un utérus (gabbhaseyyā ou yoni) :
« D’une certaine façon il est exact, Sīha, que j’enseigne contre la grossesse et que j’entraîne mes disciples contre la grossesse. Si l’un d’entre eux avait un désir ardent de séjourner dans un utérus afin de re-devenir, ce désir-là a été éliminé, a été tranché à la racine, rendu pareil à la souche du palmier qui ne saurait revenir à la vie et réduite à ne plus se reproduire. C’est pour cela que je dis que la personne que je suis est contre la grossesse.
Sīha, chez le Tathāgata, le désir de séjourner de nouveau dans un utérus pour re-devenir, pour re-naître, a été éliminé, a été tranché à la racine, rendu pareil à la souche du palmier qui ne saurait revenir à la vie et réduite à ne plus se reproduire. »
La réalité des existences, après la mort physique, des re-naissances (avec ou sans forme) dans une pluralité de plans d’existence est ainsi affirmée : « A la destruction du corps, après la mort, re-naître dans une destination favorable, un plan d’existence élevé, dans un état de privation, une destination défavorable, dans un règne inférieur, dans un enfer… ». Qu’on le veuille ou non, et sans aucun doute possible, les termes désignent ici la mort physique (« la dissolution du corps »), suivie d’une re-naissance dans un plan d’existence bien réel. Et cette citation n’est pas isolée dans quelque commentaire tardif aisément expurgeable : on la retrouve telle quelle 78 fois dans le Dīgha-nikāya, 250 fois dans le Majjhima-nikāya, 244 fois dans le Saṃyutta-nikāya, 264 fois dans l’Aṅguttara-nikāya, 23 fois dans le Khuddaka-nikāya, 19 fois dans le Vinaya-piṭaka et 17 fois dans l’Abhidhamma-piṭaka.
Une compréhension partielle
La réduction des divers plans d’existence à des états psychologiques et du cycle des re-naissances à la succession de ces états ne donne pas accès à une nouvelle compréhension du Dhamma ou à une « véritable » compréhension mais à une vision partiale et partielle des enseignements du Bouddha. Partiale parce que le but poursuivi n’est pas la recherche de la vérité mais l’adaptation de la vérité à un cadre conceptuel rigide. Partielle parce que la pensée s’arrête ainsi en chemin : lorsque le Bouddha affirme la prédominance du mental et définit sa voie comme une culture mentale, ce n’est pas pour bâtir une pure psychologie mais c’est en raison du rôle que joue l’esprit dans la naissance de la souffrance (c’est à dire dans la souffrance de la re-naissance) et qu’il peut jouer dans l’extinction de la souffrance (c’est-à-dire dans la libération des renaissances ou, au minimum, dans l’obtention d’une re-naissance favorable).
Il est tout à fait exact qu’à chaque instant les êtres expérimentent des états mentaux que l’on peut définir comme leur propre « paradis » ou leur propre « enfer » ; il est tout à fait exact que notre continuum mental se traduit à chaque millionième de seconde par une forme de mort et une forme de renaissance ; il est tout à fait exact que le Bouddha prône la maîtrise de nos états mentaux et le développement de la conscience de leur apparition et de leur extinction. Mais loin de s’arrêter au milieu du gué, le Bouddha enseigne que la connaissance des processus psychiques n’a d’utilité que si elle favorise la culture des états mentaux positifs, profitables (kusala), « paradisiaques », ces états qui donnent accès, pour les disciples les moins avancés, à une re-naissance effective (avec ou sans forme) dans un plan d’existence favorable, et pour les disciples les plus avancés à la fin des re-naissances, au nibbāna.
La définition des états mentaux comme des formes de « paradis » ou d’« enfer » ne s’oppose pas à l’existence de plans d’existence réels. Bien au contraire : ce sont ces états mentaux, répétés et consolidés, qui finissent – c’est la loi du kamma – par conditionner une re-naissance et un lieu de re-naissance bien réels.
Les divers plans d’existence auxquels la mort peut donner accès sont appelés dans les suttā « les résidences de la conscience » et ils sont essentiellement définis par l’activité mentale des êtres qui y vivent ; la plupart des êtres peuplant ces états sont soit dénués de forme matérielle, et de ce fait purement mentaux, soit dotés de formes matérielles extrêmement ténues et dominés par une activité mentale raffinée ; et la connaissance qu’acquièrent – de leur vivant – les ascètes de ces états provient des incursions méditatives, c’est-à-dire purement mentales, qu’ils y font. […]
Il est essentiel de constater que ces états d’existence ne sont pas, qualitativement, distincts des états mentaux équivalents développés durant l’existence présente. La méditation consiste précisément à cultiver de son vivant et si possible à parfaitement maîtriser un niveau d’activité mentale qui, stabilisé au moment précis de la mort, se prolongera au-delà de celle-ci sous la forme d’un niveau d’existence. […]
Si l’on considère que la re-naissance dans les divers plans d’existence est principalement une prolongation des états et des dispositions mentales qui ont dominé la vie du mourant et logiquement conditionné ses derniers instants, un certain rapprochement avec les thèses « psychologisantes » est possible.
La différence reste toutefois irréductible avec ceux qui considèrent que ces états mentaux et ces plans d’existence n’ont de réalité qu’en cette vie et s’éteignent avec elle, parce que nous sortons là du bouddhisme des Therā et même du bouddhisme tout court, le Bouddha n’ayant eu de cesse de poser sa doctrine comme contraire à la croyance erronée en l’annihilation.
Pour en savoir plus ...
En complément de ce dossier, voir aussi « L'enseignement sur les "vies successives" dans les différentes spiritualités indiennes »
Bouddhime et re-naissances dans la tradition du Theravâda - Didier Treutenaere - éditions Asia Religion, Pointe-à-Pitre, 2009
Le bouddhisme libéré des croyances - Stephen Batchelor - éditions Bayard, Paris, 2004
Bouddhisme et socialismes - Buddhadasa bhikkhu - traduit de l'anglais par Marie-Charlotte Grandry, Paris, Les Deux Océans, 1987
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On pourra notamment consulter sur Internet un article consacré au maître thaïlandais Buddhadasa bhikkhu :
- Buddhadâsa bhikkhu et sa pratique du socialisme Dhammique, sur le site Dhamma de la forêt
Sur le même site, la traduction d'une suite d'enseignements de Buddhadasa bhikkhu, traduite en français par Jeanne Schut :
- Manuel pour l'Humanité, sur le site Dhamma de la forêt