Pour les Occidentaux, le bouddhisme tantrique - Mantrayāna ou Vajrayāna - se résume généralement aux seules écoles tibétaines. On oublie ainsi trop souvent que cette forme du Grand Véhicule (Mahāyāna) a aussi été présente en Chine, dès le début de l'ère chrétienne, où elle a donné naissance à plusieurs écoles qui se sont ensuite transmises au Japon, où elles continuent d'être présentes et vivantes, à travers deux écoles principales - le Tendai et le Shingon.
Seule l'école Shingon - école de la "Parole Vraie" ou des mantra - s'est implantée dans les pays Occidentaux. Un seul temple, cependant, transmet ces enseignements en Europe : le temple Komyo-In, en Bourgogne. Pour découvrir cette école, nous vous proposons quelques extraits d'un ouvrage déjà ancien, rédigé dans les années 1930, qui offre une approche originale et simple de cette doctrine "ésotérique" trop peu connue.
"Les sectes bouddhiques japonaises"
Emile Steinilber-Oberlin
Editions G. Crès et Cie – Paris, 1930
Chapitre VII – "La secte Shingon"
(extrait - pp.91-107)
Cette secte, dont le nom signifie : « vraie parole », fut fondée au Japon, en 806, par le bonze japonais Kûkai, plus connu sous son titre posthume de Kôbô-Daishi, le plus célèbre saint du Japon. Kôbô-Daishi était allé en Chine, en 804, et y avait reçu la doctrine ésotérique Shingon du religieux chinois Houei-Kouo dont il était devenu le disciple. On dit que celui-ci l’aurait lui même reçu d’un sage hindou qui la tenait de Nagarjuna qui l’avait reçu en dépôt du sage Vajrasattva désigné par Bouddha lui-même comme héritier de la Loi.
Les principaux textes canoniques de cette secte sont le « Dai-ni-chi-Kyô » et le « Kon-go-chô-Kyô » (sanskrit : les sūtras « Mahāvairocanābhi-sambodhi » et « Vajracekhara ») auxquels il faut ajouter les oeuvres de Kôbô-Daishi. Le culte comporte essentiellement des pratiques symboliques, mystiques ou magiques.
La secte compte plus de 6.000 temples, monastères ou chapelles, dont les principaux sont le Koya-san, le Daigoji et le Tôji ; 3.000 abbés, 4.700 prêtres, 2.600.000 souscripteurs perpétuels et 8.800.000 souscripteurs occasionnels ou Shinto. Son budget annuel est le 176.700 yen. Elle possède deux facultés et deux lycées. Ajoutons qu’il existe, en outre, deux branches Shingon réformé qui comptent encore 5.900 temples ou monastères, et de nombreux souscripteurs. Tous ces groupes réunis ont fondé plus de 180 oeuvres sociales, et plusieurs écoles.
Pèlerins au mont Koya-san, en vêtements traditionnels
Avec les pèlerins, au monastère du Koya-San.
La vie merveilleuse et légendaire de Kôbô-Daishi.
Toujours en compagnie de pèlerins bouddhistes, j’ai gravi, péniblement, mais le coeur content, les flancs du Koya-San, Mont sacré sur lequel le grand saint Kôbô-Daishi fonda le monastère le plus célèbre de la secte Shingon. Nous avions pris, pour mieux nous recueillir, le chemin le plus long, celui de Yoshino, qui passe dans la montagne, à travers les rochers et les bois où chante l’eau des torrents. Les racines des cryptomérias géants, disposées en gradins, parfois, nous servaient d’escalier. Dans la forêt sombre, l’humidité stagnait en brouillard léger et nous enveloppait de rêve. Des échappées d’or pâle filtraient à travers les troncs noirs comme des rayons annonciateurs d’une vérité lumineuse encore cachée. A mesure que nous avancions, la paix de ces lieux saints nous envahissait, et, semblait-il, purifiait nos âmes, degré par degré. Nous avions causé tout le long du chemin, mais maintenant nous faisions silence. Après l’ombre, la lumière prenait possession du paysage : une petite chapelle marque la première étape de purification ; un petit pont que l’on franchit paraît introduire le visiteur dans une vie nouvelle et claire. Voici, disséminés, des temples, des constructions diverses. Nous sommes arrivés.
carte du site du Koya-san
Un des religieux qui nous reçoivent avec bonté, me donne quelques explications : « Fondé en 816, me dit-il, par Kôbô-Daishi... »
Kôbô-Daishi ! Combien de fois ai-je entendu ce nom prononcé religieusement par mes compagnons de route ! Cette montagne sacrée couverte de bois profonds et de temples, cette secte célèbre par ses cérémonies mystiques, étranges et magnifiques, ses incantations et ses symboles magiques, font naître en mon coeur une hésitation : comprendrai-je ces mystères ? L’accueil charmant et empressé des religieux du lieu que je ne saurais assez remercier ici, l’affectueuse sollicitude de mes compagnons, pauvres pèlerins qui ne cessèrent de se montrer à mon égard indulgents et secourables, m’engagèrent à persister dans mon dessein de m’initier à la doctrine mystérieuse. Sur les conseils d’un religieux, j’acceptai de séjourner au monastère tout le temps que je jugerais nécessaire à mes études et à la réalisation de mes aspirations spirituelles. [...]
Puis, mon maître bouddhiste me conta l’histoire légendaire de Kôbô-Daishi.
Qui ne connaît cette histoire ? Kôbô-Daishi naquit en 774 d’une famille noble. On dit qu’il vint au monde dans l’attitude de la prière, les mains jointes. Il fut un homme prodigieux, surnaturel, mystique, philosophe, artiste (vous verrez dans maints temples des oeuvres de lui), savant (il imagina notre système d’écriture phonétique ou hiragana), magicien dont le génie pouvait dompter les éléments et changer le cours des choses. Une foule de faits fabuleux lui sont attribués. Chacun a entendu parler de la lutte qu’il eut tant de fois à soutenir avec les esprits malins pendant son noviciat. Un jour, au cap Murato, des dragons sortis des flots s’acharnèrent à troubler ses méditations. Le saint les dispersa en récitant des formules mystiques et en projetant sur eux les rayons de l’étoile du soir qui, descendue du ciel, était venue se placer dans sa bouche. Une autre fois, comme il priait dans un temple qu’il avait bâti lui-même, les démons vinrent le lutiner, mais le saint se clôtura d’un cercle magique où sa volonté toute-puissante leur interdit d’entrer.
Kûkai ou Kôbô-Daishi, dans deux de ses portraits les plus célèbres : adulte et enfant
Ce dont on ne peut douter, c’est que Kôbô-Daishi fut un esprit génial, universel. Les « mandaras » [maṇḍala], ces graphiques mystiques dont il est l’auteur, et qui symbolisent l’univers spirituel et visible, la totalité des choses, semblent n’avoir été qu’une projection de son cerveau, microcosme du monde...
Destiné, tout d’abord, aux carrières officielles, il fit ses études à l’Université où le point de départ de son itinéraire spirituel fut le Confucianisme. Mais celui-ci, code de morale et de bienséance traditionnelle, ne put satisfaire son coeur possédé du désir de découvrir sous l’aspect extérieur des textes bouddhiques et du monde, le sens profond, ésotérique des pensées de Bouddha et du mystère qui nous environne. Sans maître ni conseiller, il étudia alors le philosophe chinois Laotseu qui, lui, eut conscience des ineffables profondeurs de la vie et de la pensée. L’idée centrale de Kôbô-Daishi est née d’une intuition géniale et lumineuse, confirmée par son immense savoir, que toute chose possède un extérieur et un intérieur, une face exotérique et une face ésotérique, une vérité qui se proclame et une vérité secrète ; et que la pensée de Bouddha elle-même s’est volontairement soumise à cette loi. Les élus sont ceux qui accèdent à l’ésotérisme du monde. Mais comment mener tous les hommes au but ? La puissance intellectuelle n’y suffit point. Or, la secte Shingon veut sauver tous les hommes : C’est ici que nos pratiques opèrent, faisant passer, par des actes concrets, tout le mystère du monde dans les coeurs.
A vingt-quatre ans, après de longues méditations, Kôbô-Daishi parvint à l’Illumination par une révélation de Bouddha, un jour qu’il contemplait l’océan. En 793, il fut admis à la prêtrise. En 804, il partit en Chine, où il devint disciple du sage Eka qui lui transmit les vérités secrètes, c’est-à-dire la doctrine Shingon. De retour au Japon, il s’installa au Toji et, quelques années après, encouragé par l’empereur Heizei, il fonda la secte Shingon et le monastère du Koya-san. Sa popularité fut immense : la célébration des rites, leur caractère philosophique et esthétique séduisirent la cour et les penseurs de son temps. Le peuple trouva, et trouve toujours dans les temples Shingon les satisfactions de coeur que procure la communion directe avec les vérités bouddhiques auxquelles des pratiques appropriées lui permettent de s’élever.
En 835, ayant achevé son oeuvre terrestre, Kôbô-Daishi prit l’attitude de l’extase et se fit enterrer vivant. Les pèlerins qui sont ici vous diront qu’il n’est pas mort, qu’il vit au fond de sa tombe et qu’il attend, silencieusement, pour en sortir, la venue sur terre de Miroku, le Bouddha futur. [...]
Les deux grands maṇḍala du bouddhisme Shingon, créés par Kukai.
à gauche, le Kongokai (vajra-maṇḍala) ; à droite, le Taizokai (gharba-maṇḍala)
M. Shinzai Hayashi, bonze de la secte, m’expose les principes mystiques du Shingon
Nous venions de visiter, au Kongo-buji, un trésor extraordinaire : une collection de huit mille rouleaux d’écriture sacrée bouddhique. Longtemps, je gardai, devant les yeux, l’image de leurs lettres d’or ornementées d’argent. Devant ce trésor d’art et de pensée, ce sentiment de découragement que déjà j’avais éprouvé et qui, peut-être, est commun à tous les novices du Bouddhisme, m’envahit tout entier. A quoi bon persévérer ? Toute une vie humaine ne serait pas suffisante pour étudier ces textes ! Que ferai-je d’une doctrine, dont je sens la profondeur, mais qui me dépasse et que je ne connaîtrai jamais complètement ? Mon Maître me lut le début de « La Clef-joyau du Magasin des Mystères » qui acheva de me dérouter :
« Infini est le nombre des rouleaux de soie jaune, infini est leur nombre. - Il en est des mille et des mille. Les uns recèlent la doctrine extérieure, les autres les doctrines bouddhiques. - Obscures sont les voies qui s’ouvrent au novice. Et l’on se décourage à tant lire, à tant écrire. A quoi bon ? - Le fond de l’être ne fut jamais atteint et reste inaccessible. Chacun raisonne, raisonne encore, dans la nuit, sans lumière. - Inconscients de leur folie, tous les êtres sont aveugles et passent, sans voir, dans les trois règnes de l’existence. - Ils naissent et meurent, et renaissent et meurent encore, et toujours restent aveugles. Qu’apportent ces renaissances éternelles ? Rien. L’aveugle n’a pas conscience du jour. - Dans les ténèbres nous retournons, puis revenons, puis retournons encore. Et la mort garde son mystère. De cette ombre où se noient les vivants, qui soulèvera le voile ? »
le cimetière du Koya-san
Peu de temps après, j’errais avec mon maître dans l’allée ombragée de magnifiques cryptomérias qui s’enfonce parmi les tombes et les stèles du cimetière célèbre du Koya-San. Je ne connais point d’arbres plus impressionnants que les cryptomérias. Ce sont des êtres gigantesques qui, par le jeu de leurs ombres, de leurs racines monstrueuses jaillies de terre, font surgir à vos yeux des formes humaines ou fantastiques. Ils sont mi-plantes, mi-géants. La brume de ce matin pluvieux revêtait les choses d’un aspect fantômal. Ombres d’Atsumori et de Kumagai, d’Asano vengé par les fidèles Ronins, ombres du poète Bashâ, de tant de Daïmyos fameux dont les monuments parsèment le champ des morts, est-ce vous qui flottez autour de moi, pèlerin étranger ? Tous, vous fûtes japonais et bouddhistes, et l’âme japonaise est faite de votre substance. Mais moi, coeur corrompu, venu d’Extrême Europe, puis-je, sans imprudence, m’approcher des autels dorés de ces lieux sacrés ? Habitué à la pensée logique de ma race, aux syllogismes tranchants et pratiques, par quelle sur-faculté nouvelle comprendrais-je une doctrine qui sanctifie le Mystère à l’égal de l’esprit et en restitue l’or, caché en sa profondeur, dont la raison reste éblouie ? Mon maître me dit :
« Comme la doctrine Tendai, la doctrine Shingon pose un principe universel, à savoir que les êtres et les choses sont d’origine commune, faits de la même essence spirituelle que Bouddha lui-même. Nous employons pour le définir le mot Daï-nichi-nyo-rai ou le terme sanscrit : Mahāvairocana (Le Grand Illuminateur), qui désigne, ainsi que je vous l’ai déjà dit, Bouddha lui-même, pris comme entité métaphysique, considéré comme essence universelle. Rien n’existe que par Māhāvairocana, et l’on peut dire que le monde n’est qu’un jeu de sa lumière plus ou moins concentrée ou diffuse. Cette conception panthéistique de l’univers n’est point, nous le savons, spéciale à notre secte.
Daïnichi-Nyoraï (Mahâ-Vairocana ; "grand soleil"), Buddha en Dharma-kâya ou "corps d'absolu"
Ce qui distingue celle-ci nettement et la différencie des autres sectes, j’y ai déjà fait illusion, c’est que le Shingon s’attache à considérer deux aspects dans l’univers : l’apparent et le secret, l’extérieur et l’intérieur, d’où une doctrine exotérique (Ken-Kyô) et une doctrine ésotérique (Mitsou-Kyô). Toutes les sectes se contentent d’explications exotériques, sauf la secte Shingon qui va plus loin, nous ouvre des vues ésotériques où réside, dans sa pureté absolue, la pensée profonde de Bouddha, et qui nous donne accès à la réalité fondamentale. Soit un texte bouddhique, un de ces rouleaux dorés que nous venons d’examiner, celui-ci pourra valablement être compris de deux manières selon qu’on en envisagera le sens apparent et immédiat ou le sens caché et profond. Les initiés de la secte Shingon étudient le second et soutiennent que comprendre totalement le sens ésotérique du monde, c’est être Bouddha. Les autres sectes se bornent à des interprétations superficielles. Nous croyons que l’univers tout entier doit être déchiffré selon notre méthode. La vérité vivante, centrale, le coeur des choses sont des réalités secrètes, d’où le mysticisme de nos pratiques. Puisque nous sommes tous et tout de même essence et que les raisonnements logiques, discussions et dialectiques, n’atteignent que l’écorce des choses, il faut tout à la fois par la pensée et par d’autres moyens, par des actes de valeur mystique, par la pratique de nos symboles, de nos incantations et de nos formules, parvenir à sentir et à comprendre la vie cosmique, à prendre conscience de notre communauté intime et universelle. Nous ne sommes pas des éléments étrangers, créés par une force extérieure et jetés dans le cosmos : nous sommes cosmos et le cosmos c’est nous.
stūpa du cimetière de Koya-san et interprétation cosmo-anthropologique du stūpa : les jambes sont associées à la terre et à la "conscience de tréfonds" (alayavijñāna), le premier torse à l'eau et au "mental passionné", le deuxième au feu et au mental ordinaire, le visage au vent et aux cinq sens physiques ; enfin le crâne à l'éther et à la 9e conscience.
Je dis à mon maître :
« Les hommes communiquent entre eux parce qu’ils pensent et qu’ils parlent. Mais l’homme et les choses comment peuvent-ils communiquer entre eux ou communier ? Pour comprendre le sens ésotérique du monde encore faudrait-il que celui-ci nous parlât ou nous fît quelque signe…
- Précisément, le monde parle à qui sait l’entendre. Nous sommes au point où je voulais vous amener et je dois vous révéler, maintenant, une des conceptions essentielles de la doctrine Shingon qu’on enseigne sous cette appellation : les « Trois Mystères ».
On peut la résumer ainsi : Toute chose possède un Corps, une Pensée, une Parole.
- Comme les hommes et comme Bouddha lui-même ?
- Absolument.
- Ces cryptomérias sous l’ombre propice desquels nous dissertons... possèdent Corps, Pensée, Parole. Et Corps, Pensée, Parole universels constituent ce que nous appelons les « Trois Mystères ». La parole de ces arbres sera, par exemple, la mélodie de leurs ramures agitées par le vent. Écoutez-la... »
Les arbres géants chantaient sous la brise. Des branches craquaient. Plus j’écoutais, plus je percevais nombreux, par milliers, les bruissements et les murmures de leur ramure prodigieuse. C’était comme un concert, en sourdine d’abord, qui s’enflait soudain, puis s’apaisait. Combien de myriades d’atomes prenaient part, en ce moment, à ces vibrations mystérieuses ? Pourquoi la nature émet-elle des sons ? Pourquoi, sous le vent, les arbres chantent-ils ?
« Mystère de la Parole, dit le prêtre. Le monde pense et nous parle. Mais pouvons-nous authentifier la source, l’absolu, d’où parviennent jusqu’à nous ces communications mystiques ? Ou encore, si le fond de toute chose est identique au mien propre, et si, pour cette raison, je puis comprendre ce que pensent ces cryptomérias, comme je puis saisir, dans sa profondeur, la pensée même de Bouddha, mieux encore être, moi-même, pensée de Bouddha et pensée du cryptomérias, à quelle cause profonde devrais-je ce privilège ?
Voici l’explication : nous croyons à la permanence des trois corps de Bouddha, le Dharma-kāya ou corps spirituel, le Sambhoya-kāya ou corps de béatitude et le Nirmāna-kāya ou corps de transformation. C’est le Dharma-kāya, le corps spirituel, substrat mystique de la connaissance profonde, directe, absolue, que Bouddha possède du monde, qui s’exprime dans la nature, partout, sous mille formes diverses, et que nous entendons en ce moment. Dans la doctrine des autres sectes, on donne le Dharma-kāya comme étant sans forme et sans parole. La doctrine Shingon enseigne, au contraire, et cela est essentiel, que le Dharma-kāya possède forme et parole. Écoutez bien, il vous parlera, si vous savez toutefois lui ménager, en vous-même, un sanctuaire intérieur et vous conformer à nos règles d’exercice spirituel. La pureté de coeur en est une des conditions premières. Se peut-il que, sensible comme vous l’êtes, vous ne perçutes jamais l’écho intérieur de sa voix ? Ne fûtes-vous jamais tenté par le besoin de sonder les profondeurs qui sont en vous ? Je ne vous convie point, entendons-nous, à un simple exercice psychologique d’introspection, mais à un acte d’une nature différente et difficilement exprimable, à une évasion mystique, en profondeur, des couches psychiques que la pensée courante atteint encore, à une aspiration ultra-intuitive vers la compréhension du mystère, dans le mystère et par le mystère sous la lumière de la foi bouddhique. »
rituel Shingon au temple Toji de Kyôtô ; l'officiant tient la cloche (main gauche) et le vajra (main droite) des rituels tantriques
Le vent enflait sa chanson dans les cryptomérias. Jamais je n’avais compris, d’une façon aussi directe, combien l’occidental, refoulant systématiquement en lui ses valeurs mystiques, se ferme des vues curieuses sur le monde.
Le bonze me dit :
« La mécanisation universelle, qui nous vient d’Occident, fait de l’homme un automate sourd et aveugle, non un cerveau complet. Quels que soient les bienfaits de la science positive, le spirituel, plus important, doit sauvegarder ses droits, tenir sa place. Baignez-vous ici dans l’atmosphère mystique... ce que je dis vous semble-t-il ridicule ? »
Je protestai vivement et en toute sincérité.
« Mais enfin, ajoutai-je, quand nous disons que les cryptomérias parlent, nous n’exprimons qu’une simple comparaison poétique ?
- Pas du tout : une réalité mystique. Ne postulez pas que ce que je vous dis est impossible et qu’une explication positive en démontrerait l’inanité. Le domaine des sciences courantes est nécessairement exotérique, celles-ci ne répondant qu’à la question : « comment les choses se passent-elles ? » et non aux questions d’ordre métaphysique ni aux aspirations humaines vers un point de vue absolu. Vous ne contestez pas que les choses aient un corps, mais vous leur refusez pensée et parole, singulier parti pris ! Tout corps vit d’une pensée dont il n’est que l’expression matérielle ou qui nous semble telle, et toute pensée s’exprime, en paroles, en sons, en gestes. Le silence n’existe pas, il subsiste le « murmure mental » et c’est ce qui fait que les êtres, par le silence même, peuvent parfois se comprendre. Celui qui comprendra parfaitement les Trois Mystères : Mystère du Corps, Mystère de la Pensée, Mystère de la Parole - devient Bouddha. Il faut avoir médité et étudié longtemps avant de les comprendre. D’abord, libérez votre âme du préjugé mesquin qui dresse une barrière entre les choses réputées inanimées et les êtres. L’ignorant crée les catégories, l’Illuminé n’en voit point. »
Un long silence succéda à ces explications. Le vent chantait doucement dans la cime des cryptomérias. Le bonze me regardait en souriant et je lui souriais aussi.
« La pensée est partout, poursuivit-il. C’est elle qui dirige, sans les heurter, les astres dans l’espace, et règle les échanges intérieurs dont la moindre poussière est le siège. L’harmonie du cosmos et la structure de l’atome, les causes finales, la floraison de notre lotus qui, parti de la vase, émerge au soleil, tout révèle une pensée ou plutôt tout est pensée. Semblablement, la parole est partout : le Dharmakāya n’est pas obligé, pour s’exprimer, d’emprunter exclusivement le langage des humains !
Parfois, les yeux fermés, j’écoute, sur une plage, l’océan qui parle ou bien, comme aujourd’hui, la voix des grands arbres séculaires, ou bien celle des ruisseaux du Mont Koya, ou encore, dans le jardin d’un temple, le soir, ce que disent les insectes et les feuilles qui se froissent ou se caressent, puis j’ouvre les yeux et je vois les branches qui s’agitent, les nuages qui passent ou la poussière du chemin qui s’envole en spirale. Corps, Pensée, Parole partout ! Commencez-vous à comprendre les Trois Mystères ? »
rituel du feu (goma) spécifique à l'école Shingon
Nous continuâmes, ce jour-là, en silence, nos promenades dans les bois sacrés et nos visites des temples du Koya-San. Le monde, pensai-je, est lourd de mystère mais la plupart des hommes s’interdisent d’y songer. En Occident, le mysticisme est sot et le silence est impoli. Je repassai devant le Go-Byo, le tombeau de Kôbô-Daishi, et me souvins que, selon la croyance populaire, le saint se réveillera quand le Bouddha futur apparaîtra sur terre. Petit à petit, je sentais se débrider en moi des valeurs mystiques ignorées. Je ne rêvai point. Ma pensée lucide cherchait, de bonne foi, à comprendre d’autres hommes, d’autres consciences, d’autres raisons. Si j’avais rêvé, la petite statue de bronze de Kôbô-Daishi, au bas des marches du Mandoro, m’eut rappelé à la réalité par son expression intense et vraie, sa pensée fixe et contemplative. Dans l’ombre impressionnante du Mandoro, le Hall des Dix Mille lampes, dont quelques-unes seulement sont allumées, étoiles mystérieuses, les pensées m’assiègent en foule. Aussi me revient en mémoire la douce légende de ce lieu, qui veut que la petite lampe offerte, d’un coeur pur, par une pauvre femme, brille plus que toutes les autres. Toujours la compassion bouddhique ! Puis je songe que tout ce hall pourrait s’éclairer, féerique, de ses dix mille feux : toute une illumination, en puissance, est contenue dans ses flancs obscurs ; il vit d.un secret, comme l’univers, selon Shingon.
Mon maître en Bouddhisme me récita alors ces stances de Kôbô-Daishi :
Les Bouddhas dans les innombrables royaumes bouddhiques
Ne sont autre chose que l’unique Bouddha au fond de notre âme ;
Et les lotus d’or, aussi nombreux que les gouttes d’eau de l’Océan,
C’est notre Corps.
Dans chacun des caractères sacrés sont contenues des myriades de figures.
Dans chaque production du Pinceau, du ciseau, ou du métal
Se manifeste la vitalité de l’univers
Où sont présentes par myriades les entités réelles des vertus.
Et par là, chacun est appelé à la connaissance
De sa glorieuse personnalité, à lui, jusque dans son être physique.
sur le site de Koya-san, la grande pagode de Konpon Daito
Pour en savoir plus
sur Internet :
- le site Internet du Centre "Komyo-In"
- un site en anglais, consacré au site de Koya-san
- sur le site "Linkpitaka" de Jérôme Ducor, explication des mandalas du Shingon
en librairie :
L'ouvrage d'Emile Steinilber-Oberlin "Les sectes bouddhiques japonaises" a été réédité en janvier 2019
Vous pouvez en voir l'annonce sur notre site
Shingon, le bouddhisme tantrique japonais, de Michel Coquet, éd. La Maisnie-Tredaniel, Paris, 2004
Présentation de l'éditeur : Le Bouddhisme tantrique est encore très mal connu malgré un large développement au Japon. Maître Kûkai mieux connu sous son nom posthume de Kôbô Daishi (774-835), qui devint le 8e patriarche du Bouddhisme tantrique est l'une des plus grande figures spirituelles du Japon. C'est lui qui rapporta de Chine cette forme de tantrisme de droite dont les racines remontent jusqu'à l'Inde. L'école Shingon du maître Kûkai est une voie particulièrement sensible à la récitation des mantras. Selon Kûkai, parvenir à l'état de Bouddha ne requiert point plusieurs vies mais peut être réalisé dans cette existence même. On y parvient par la pratique des 3 mystères à savoir : la juste pensée (contemplation des mandals), la juste parole (récitation des mantras) et la juste action (exécution des mudrâs). Si dans le Bouddhisme des anciens l'enseignement était transmis via les sermons de Gautama, dans le Bouddhisme tantrique l'enseignement est donné par son Dharmakâya et symbolisé par la sublime représentation du Bouddha suprême, Mahâvairochana. Dans ce troisième millénaire où l'Occident cherche de nouveaux reprères et reformule ses valeurs religieuses et philosophiques, le Bouddhisme tantrique Shingon est, sans nul doute, une voie incomparable vers l'éveil et la parfaite illumination.
Biographie de l'auteur : Michel Coquet est avant tout un pratiquant de Budo traditionnel. Près de quarante années de pratique et d'enseignement, dont 5 passées au Japon, lui ont permis d'accéder à un grade élevé dans les disciplines majeures du Budo telles que le Kyudo, le laï jutsu, l'Aïkido et la Karatédo ; Instruit aux sources les plus pures l'auteur a eu le privilège de rencontrer d'éminents experts et maîtres. Sa démarche étant fondamentalement spirituelle, sa quête l'a conduit vers les philosophies nipponnes dont il a assidûment pratiqué les techniques, qu'il s'agisse de la voie magique des ascètes du Shugendo, des pratiques tantriques du Shingon ou de la contemplation zen.
Etude sur le mahavairocana sutra, de R. Tajima, éd.Adrien Maisonneuve (1936), réédité par l'Association Shingon, 1997
(épuisé mais trouvable en bibliothèque ou sur Internet...)
Le Bouddha secret du tantrisme japonais, de Pierre Rambach, éd Skira, Genève, 1978
(épuisé mais trouvable en bibliothèque ou sur Internet...)
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