Contrairement à la plupart des observateurs actuels qui prétendent que nous entrons dans une ère de "multiplication des croyances", Raphaël Liogier entend montrer dans son dernier ouvrage, Souci de soi, conscience du monde, que, sous des "emballages" multiples, tout le monde croit finalement de plus en plus... la même chose !
Cette croyance commune, il l’appelle "individuo-globalisme", car elle combine l’épanouissement de l’individu, son bien-être, la suprématie de la "vérité intérieure", l’actualisation d’un potentiel personnel secret... et, en même temps, une mystique du cosmos, de l’univers, du Tout, de la Nature en quelque sorte "divinisée".
L’ouvrage montre aussi qu’il existe, d’un côté, des religions instituées pénétrées par l’individuo-globalisme - et le "bouddhisme occidental" en est un exemple particulièrement frappant... -, qui peuvent avoir plus ou moins de succès, mais surtout, d’un autre côté, une religiosité institutionnellement invisible qui s’imprime dans nos moindres actes quotidiens, même lorsque nous nous affirmons athées et officiellement incroyants ! Autrement dit, cette mutation religieuse est aussi le produit d’une lente révolution culturelle.
Il s'agit ici d'une description nouvelle de l’évolution de la mondialisation : non pas des "civilisations" se faisant face à l’échelle planétaire, mais une même culture dominante, produite par les sociétés industrielles avancées, qui se diffuse sous différentes formes ou "esthétiques", qu'elle soit assimilée et incorporée dans les différents contextes locaux, ou, au contraire, qu'elle fasse l’objet de réactions - par exemple à travers le(s) fondamentalisme(s). L’ouvrage montre ainsi à quel point la mondialisation n’est pas seulement un processus matériel mais aussi, et peut-être surtout, symbolique ; autrement dit : les croyances, elles aussi, se mondialisent !
Nous vous proposons de découvir deux larges extraits de cet ouvrage.
"Souci de soi, conscience du monde"
Raphaël Liogier, éditions Armand Colin
Extraits du chapitre "Le désir d'être individuel et global"
Une question de styles
Les recherches menées avec mes étudiants depuis le début des années 1990 à l’Observatoire du religieux, semblent montrer – et c’est la justification originelle de ce livre – qu’il n’y a pas, en dépit des apparences, de réelles multiplications des croyances mais plutôt la démultiplication d’un nouveau et même schéma mental. Le supermarché des croyances présente dans ses rayons certes des packages variés, mais pour des contenus de plus en plus similaires. Si les croyances de fond sont effectivement de plus en plus unifiées, les manières de croire – la même chose ! – se multiplient, comme si la globalisation n’était pas seulement matérielle, économique, informationnelle, mais aussi et peut-être d’abord imaginaire. Comme si la période de transition mythologique qu’aura été le XXe siècle, caractérisée par les tensions et dérèglements évoqués plus haut, était arrivée progressivement à son terme, se stabilisant sur un nouveau sol mythique.
Dans ce mouvement global, les différences religieuses relèvent de moins en moins d’une question de dogme et de plus en plus d’une question de revendication politique, ou même tout simplement d’une question de style, comprenant l’habillement, l’alimentation, le désir de provoquer ou de se conformer, de se distinguer ou de suivre une mode. Ces esthétiques croyantes, étourdissant kaléidoscope en perpétuel renouvellement, en fonction des modes culturelles, des causes politiques, des positions sociales, des forces économiques en présence, des revendications identitaires, sont posées comme des décors bariolés, amovibles et substituables, mais presque toujours sur les mêmes planches, sur le même sol mythique fondamental que j’ai qualifié, faute de mieux, de l’expression un peu lourde d’individuo-globalisme ; tout simplement parce que, dans ce nouveau théâtre, est joué et rejoué inlassablement selon différents thèmes (comme des thèmes musicaux) et avec différents personnages occupant différents rôles, un même scénario qui oscille entre la quête de Soi et l’ouverture au Tout. Le Soi comme le Tout pouvant prendre, bien sûr, nous le verrons, une multitude de formes et de noms en fonction des contextes.
C’est ainsi que le nomadisme religieux/spirituel/culturel – passage d’une adhésion à une autre, ou même à des adhésions multiples simultanées – ce que l’on appelle notamment la religion à la carte, ne consiste pas à passer vraiment d’une croyance à une autre, mais d’une esthétique à l’autre sur une scène mythique stabilisée : celle de l’individuo-globalisme. Au reste, ce nouveau théâtre sur les planches duquel se joue le sens de l’existence n’est plus, au moins depuis le début des années 1990, le propre des groupes de marginaux chevelus qui vont élever des chèvres en Ardèche ou dans le Larzac et récitent des mantra, qui vivent en communautés dans les grands espaces californiens s’adonnant à la méditation et à l’amour libre ; ils ne concernent plus seulement les mouvements excentriques néo-orientaux, néo-mystiques et néo-agrariens. La scène individuo-globale impose ses décors à l’ensemble des discours, au sens de Michel Foucault, c’est-à-dire à ce qui est actuellement dicible (à ce qui s’écrit, s’imprime et s’exprime en général) avant même d’atteindre la conscience individuelle de celui qui dit fièrement ce qu’il croit pouvoir dire inconditionnellement. Les dires entrepreneuriaux, sanitaires, sportifs, touristiques, publicitaires, participent ainsi à un même discours évident (dominant !), critère de toute vérité légitime et dicible, moule moral de tout contenu sémantique imaginable.
Cette transformation générale des croyances et des modes de vie, ainsi que l’intériorisation d’une nouvelle morale non circonscrite aux cercles des fidèles ou proches des Nouveaux mouvements religieux, ni même circonscrites aux adeptes ou simples sympathisants du New-Age, est révélée par de nombreux indicateurs, parmi lesquels les images obsédantes de bien-être "naturel", l’injonction au développement personnel, psychique, intérieur, bref individuel d’un côté, et de l’autre, symétriquement, au développement durable, humain, cosmique, bref global. Il n’y a pas moins ni plus de religion, mais du religieux qui s’exprime autrement et à une autre échelle. Il n’y a pas moins de culture religieuse que jadis mais une nouvelle culture religieuse englobante qui, effectivement, écrase sur son passage les différences traditionnelles de fond, les cultures réelles des différentes traditions, parfois, paradoxalement, en en exagérant certains traits, en projetant sur elles des couleurs faussement et exotiquement traditionnelles.
Mais qu’est-ce que l’individuo-globalisme, dans une première approximation ? C’est le nom de la tension mythique essentielle, irréductible, le cœur mythologique auquel s’alimente la culture des sociétés industrielles avancées, y puisant l’éthique du développement durable comme l’aspiration au développement personnel, le désir d’aventure lointaine, d’action humanitaire, mais aussi corrélativement, en équilibre sur le même fil tendu imaginaire, la quête de connaissance de soi, de bien-être individuel. L’altérité, le voyage vers le lointain, est toujours en effet l’occasion d’une expérience pour soi, un détour vers sa propre intimité. Inversement, l’approfondissement de Soi amène à l’ouverture au Tout. Le Global inspire l’individualisme. L’Individu s’inspire du globalisme. De sorte que c’est au travers de cette tension, qui est aussi une intrigue fondamentale, que se raconte l’homme contemporain ; à travers le schéma imaginaire individuo-global il vit ses drames, pense ses politiques, exprime ses émotions, articule ses logiques, et, bien sûr, avant tout, bâtit sa religiosité.
Les salons consacrés au bien-être
En Europe, en Amérique du nord, en Australie, des salons se sont multipliés à partir des années 1990, donnant une définition spiritualisée du bien-être ; kermesses géantes dont l’objet est de promouvoir les artefacts du bonheur, allant du produit consistant en un stage de bien-être à des livres sensés guider l’existence, se présentant comme des modes d’emploi de développement personnel/global (autrement dit de développement intérieur, spirituel, ainsi qu’extérieur, professionnel, économique). On trouvera aussi des outils multiples, des crèmes à base de plantes servant à masser, à retrouver des sensations "originelles", en passant par la gamme des voyages dans le désert tunisien ou dans la région des grands lacs de l’Afrique de l’Est, à la "redécouverte de soi", pour "éprouver ses limites", au contact "authentique" avec la Nature, pour "renouer avec soi-même et le monde" dans le même package. Ces salons ne sont pas d’éphémères expositions n’intéressant que quelques hippies marginaux, mais sont devenus, au cours du temps, aussi massifs que les salons classiques de l’agriculture ou du livre. Le très officiel Salon du Bien-être qui s’est tenu par exemple à Paris en janvier 2006 à la Porte de Versailles a ainsi drainé un flux de près de 50 000 visiteurs pour 270 exposants. Il était possible de trouver, d’un stand à l’autre, des élixirs à base de gelée royale permettant de "transformer la colère en énergie positive", des démonstrations de taïchichuan, de qi-gong, de yoga, et des stands proposant du matériel destiné à optimiser la pratique de ces trois disciplines.
Les hippies ont pris le pouvoir
Certains spécialistes de marketing, à l’instar de Pascale Weil, ont partiellement repéré ce virage culturel dans l’avènement de "l’individu holistique", évoquant le passage, entre les années 1980 et 1990, à un imaginaire de la fusion qui relèverait de plus en plus chez le consommateur lui-même d’une posture de croyant fasciné. L’image de la connexion, de la connectivité, du channelling (canaliser), semble néanmoins plus adéquate que celle de la fusion : s’harmoniser, se charger, se recharger, être connecté. Consécration d’une expérience fluide et liquide pour parler comme Zygmunt Baumann mais plus encore électrique, sentiment d’une connexion énergétique universelle. Bien sûr, ce sentiment, qui peut atteindre une intensité religieuse, n’est pas indépendant de l’évolution séculière des sciences et technologies, d’internet, de l’évolution transnationale des économies et des politiques humaines. Un mythe se raconte toujours dans un décor matériel qui est bien là. Le métarécit (le récit des récits), pour parler comme Jean-François Lyotard, mais à rebours de sa thèse sur la post-modernité comme nous le verrons, extrapole à partir d’une base qui le rend croyable pour le maximum d’individus. C’est ainsi que les activités les plus diverses, du sport à l’alimentation, en passant par l’éducation et le tourisme pourront être touchés.
Si la nébuleuse new-age et les bouddhismes occidentalisés en particulier, ont été les véhicules privilégiés de cette révolution culturelle silencieuse, elle les dépasse très largement, d’abord dans l’antériorité puisque le processus historique de la modernité elle-même est en jeu : "déplacement des possibilités de pouvoir" pour s’exprimer comme Norbert Elias, d’un côté de l’Etat vers les continents et maintenant carrément vers le globe ; déplacement qui a débuté depuis déjà plusieurs siècles, coïncidant avec une interdépendance économique, culturelle et environnementale accrue, et, de l’autre, déplacement de la légitimité des groupes tribaux et familiaux vers l’individu, l’individu absolument singulier et autonome. Un processus économique, politique et social aussi profond et bouleversant doit pouvoir se raconter, autrement dit construire ses propres mythes, en l’occurrence celui d’un individu singulier, symboliquement unique et immergé dans le monde infini, prioritairement à toute appartenance familiale, tribale, communautaire, et même nationale. La modernité suit ainsi, comme l’écrit d’Anthony Giddens, non seulement l’axe extensif de la mondialisation mais aussi l’axe intensif de la "construction réflexive de soi".
Les idéaux portés par des groupes marginaux pendant près d’un demi siècle (mais qui ont germé intellectuellement encore plus tôt, dès le XVIIIe siècle), dans les années 1950 par la beat-generation, les poètes vagabonds critiques de la société de consommation, chantant la Nature authentique, par les hippies européens et américains des années 1970, puis par les nouvelles spiritualités des années 1980, submergent aujourd’hui littéralement l’ensemble de la culture des sociétés industrielles avancées.
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Une réinterprétation occidentale
des pratiques orientales...
Le voyage herméneutique en Orient
L’interprétation extrême-orientale, si l’on peut dire, de la philosophie grecque n’est pas une originalité contemporaine, ce sont les romantiques, allemands surtout, qui l’on inaugurée, suivis par les transcendantalistes américains. Il faut reconnaître que l’hindouisme, le bouddhisme, et le taoïsme même, se prêtent particulièrement bien à la sacralisation de l’infini, mieux en tout cas que la philosophie grecque classique et que la cosmogonie biblique, du moins en ce qui concerne la vision d’un univers sans borne, toujours en mouvement, emporté dans la dynamique sans fin du samsâra (monde des phénomènes, tourbillon des apparences, dans lequel nous sommes entraînés et par lequel nous sommes enchaînés).
Sauf que, aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme, cette dynamique n’est qu’illusion, et doit être transmutée en nirvâna, en arrêt du processus souffrant. Ce détail n’a pas échappé à Henri Bergson, moins enthousiaste que nombre de ses contemporains sur les religions asiatiques, qui remarque finement que les systèmes de l’Inde ne se représentent pas l’évolution comme créatrice, ne font pas du mouvement un idéal, en opposition avec sa propre philosophie de la vie, mais qu’elles visent toutes au contraire à le stopper, à déchirer ou à laisser s’évaporer le voile de la Maya (l’illusion, équivalant au tourbillon des apparences, et donc au mouvement de la vie elle-même).
L’apologie de l’énergie que l’on prête aux voies tantriques, avec leur système de chakra et de circulation d’une force subtile (le prana), et la méthode salvatrice du yoga sensée éveiller la kundalini, le serpent de la nuit et du jour (polarité négative et positive de la même énergie), qui, s’il est maîtrisé, pourra en quelque sorte spiritualiser la substance corporelle de l’adepte, n’est encore, dans la tradition hindouiste, qu’un moyen habile de dépassement de l’illusion énergétique elle-même. Le corps d’énergie est aussi appelé, dans le bouddhisme tantrique, corps illusoire, simple moyen de dépassement. Si bien que les concepts d’infini et l’énergie des individuo-globalistes actuels, qui se piquent de tantrisme, n’ont qu’une confuse parenté avec l’infini et l’énergie des systèmes extrême-orientaux. Les vagues de l’océan ne sont pas révérées, car elles sont la manifestation du mal (de ce qui fait mal, le samsâra, monde de l’illusion source de souffrance), mais elles ne sont pas rejetées non plus car elles portent en elles le principe de leur propre dissolution.
C’est un fait, le Bouddha se présente historiquement, entre autres, comme un médecin qui diagnostique la souffrance, ce qui n’est évidemment pas pour déplaire à nombre de néo-bouddhistes occidentaux qui entendent le réduire à cette fonction de thérapeute du bien-être, pourvoyeur d’un bonheur dénué de morale contraignante. La thérapeutique bouddhiste originelle, et la pratique de la méditation en particulier, ne consiste pourtant pas traditionnellement en une prescription sensée conférer une santé exemplaire, un bien-être parfait ou à stimuler la créativité, comme on pourrait parfois le croire à entendre le témoignage des adeptes occidentalisés, mais à dissoudre l’illusion mondaine. Il ne s’agit pas, du reste, d’un malentendu contre lequel on peut lutter, mais du processus même d’installation de l’individuo-globalisme qui s’approprie et réinterprète dans sa matrice idéologique tous les systèmes mythiques et philosophiques avec lesquels il interagit.
De l’importance d’être chinois
Concernant la conception de l’individu dans les spiritualités extrême-orientales (et non plus la cosmogonie) le subtil détournement herméneutique est encore plus flagrant. Il commence très tôt, avec les commentaires de Schopenhauer, par exemple, et de bien d’autres. L’individu y est alors présenté comme un néant, un vide sans consistance. Pourtant aucune de ces religions – le bouddhisme, l’hindouisme ou le taoïsme – ne projette d’exterminer la personne, comme avait pu le croire quelqu’un comme Von Hartmann, célèbre disciple de Schopenhauer qui appelait le peuple à un nirvâna collectif (dans son esprit : à un suicide général) ; le but de ces systèmes, malgré leurs différences dogmatiques notables très nombreuses, est une forme d’éveil, de dépassement de la condition souffrante et mortelle, autrement dit : une forme de salut.
Mais ce n’est pas par l’énergie que ce salut s’obtient, ce n’est pas à travers une santé ou un bien-être supérieur, ce n’est pas à travers une créativité optimisée. Cependant le gi-gong chinois, en Chine comme en Occident d’ailleurs, la méditation, le hatha yoga, sont devenus des méthodes progressives destinées à améliorer la santé et la créativité, à être vraiment soi, bien dans sa peau, au niveau social et physique d’abord, et, au-delà, au niveau spirituel. Même le précautionneux philosophe à succès André Comte-Sponville a pu trouver dans la personne du guide néo-hindouiste Swâmi Prajnanpad une source d’inspiration pour sa propre pensée. La sagesse indienne y est présentée comme un « chemin vers l’indépendance et la liberté », comme une "quête du bonheur" qui nous attend "de l’autre côté du désespoir". L’athéisme spirituel comme hédonisme pratique dans un monde sans limite – et fondamentalement incompréhensible, mystérieusement complexe – trouve ainsi dans le néo-hindouisme une manière de s’exprimer.
L’éloge de l’altérité chinoise faite par François Julien, pensée du détour et du fluide, sagesse "sans idée", immanente, naturelle, contre la "pensée occidentale", solide, catégorielle, dialectique, objective, transcendante, participe - encore une fois par l’hyperbolisation de l’autre, en l’occurrence de l’autre Chinois - à la mise en scène hypermoderne de la diversité culturelle. Sous prétexte de passer au crible les catégories occidentales, ce sont les nouvelles catégories individuo-globales, produits de la modernité occidentale tardive, qui sont légitimées (voire naturalisées), y compris sur le plan économique comme en témoigne le Traité de l’efficacité de Julien – autour des notions de fluidité (proche de celle de flexibilité), de changement, de mouvement, d’adaptation – qui pourrait aussi bien tenir lieu de manuel de management sinisé à l’usage des hommes d’affaires décomplexés. On retrouve là aussi les thèmes de la Nature, du flou, du vague, de l’infini.
De nouveaux moines hypertraditionnels
Le monastère de Shaolin, haut lieu bouddhique de l’origine supposée des arts martiaux, du Kung-fu en particulier, fut reconstitué à la fin du XXe siècle comme on plante un décor, pour accueillir des occidentaux fascinés en stages d’initiation (ou de perfectionnement) à ses arts mystérieux et hypertraditionnellement modernisés. Des groupes de moines/athlètes (du reste, souvent plus athlètes que moines) ont été réimplantés sur place, et envoyés en tournées régulières dans des cirques occidentaux, ou même dans le célèbre cirque de Pékin, comme une compagnie de saltimbanques se produisant dans le monde entier. Ces hyperbonzes martiaux sont les employés d’une industrie globalisée très lucrative.
L’altérité extrapolée
Le taoïsme est une des cibles principales des spéculations sur les traditions qui suivent la Nature, qui ne s’imposent pas à elle, ne disposent pas d’elle, et qui sont pour cela hautement légitimes. Aussi légitimes philosophiquement que ce que peut l’être aujourd’hui l’homéopathie dans le domaine médical. La sage douceur du taoïsme est opposée aux austères dogmes religieux et aux froids systèmes philosophiques occidentaux, qui ont entraîné les guerres de l’homme contre lui-même, de l’homme contre les femmes (la domination masculine) et des hommes contre la Nature. Mais le taoïsme ne sera pas forcement opposé à l’Occident, il pourra être rapporté à d’autres voies occidentales marginales (toujours cette idée de courants minoritaires révélant une tradition primordiale) valorisant elles aussi la Nature : les cultes occidentaux de la déesse mère, proches de la Nature et du sens féminin du monde (à la différence du machisme religieux monothéiste), les polythéismes, ouverts, tolérants et chaleureux, enfermés pendant des siècles dans des geôles dogmatiques transcendantes puis rationalistes, que la rencontre opportune avec l’Orient va pouvoir enfin délivrer. L’extrapolation sur la merveilleuse différence de l’autre est, au fond, non seulement un émerveillement pour soi-même mais aussi un discours qui s’impose à l’autre, le contraignant à jouer dans un scénario écrit pour lui.
C’est ainsi que nombre de bonzes immigrés du sud-est asiatique, du Laos, du Cambodge, de Thaïlande surtout, qui ont consacré jusque là l’essentiel de leur carrière religieuse à organiser des cérémonies dévotionnelles et à réciter des textes, mais qui ignoraient à peu près tout de la méditation, se sont progressivement mis à cette discipline indissociable du statut de moine bouddhiste dans l’esprit des néo-bouddhistes occidentaux. La fascination des Occidentaux – des habitants des sociétés industrielles avancées devrait-on plutôt dire – impose ainsi ces mises en scène. Le pouvoir chinois lui-même, au sortir de la chasse antireligieuse propre à la révolution culturelle, a fini par comprendre qu’il pourrait tirer d’importantes dividendes de cette situation en mettant en scène des éléments de sa culture religieuse qui sont l’objet de fantasmes des masses occidentales, éléments jusque là considérée comme archaïque dans la pure vulgate maoïste à l’instar des aspects bouddhistes et taoïstes des arts martiaux.
La différence de l’autre est extrapolée positivement afin de l’opposer à la mauvaise voie occidentale, mais cette différence sera aussi immédiatement résorbée dans la consécration d’une sagesse unique, profonde, naturelle, immanente (la liste des expressions laudatives est en évolution constante) à la fois occidentale et orientale ; immanente, certes, mais transcendant toutes les différences culturelles, et justifiant a priori toutes les mixtures possibles tant qu’elles préservent l’authenticité du message, autrement dit tant qu’elles véhiculent le signifiant individuo-global au détriment de tout fond dogmatique réellement traditionnel mais intransposable dans le décorum postindustriel. De sorte que seront proposés du yoga égyptien restituant le sens profond et naturel de l’ésotérisme pharaonique, du yoga kabbalistique retrouvant l’énergie secrète des lettres hébraïques, du zen chrétien permettant de restituer l’expérience originelle de la contemplation, du gi-gong grec retrouvant les pratiques des Mystères d’Eleusis, etc.
Non seulement la liste n’est pas exhaustive mais elle ne peut jamais l’être car de nouvelles hybridations sont continuellement fabriquées en vue de satisfaire le désir d’expériences qui, pour être authentique, doit se soumettre à l’impératif narratif de diversité. Les expériences doivent être toujours différentes, toujours autre, même si cette surenchère d’altérité peut parfois se rabattre sur notre propre terroir, exotisant les cultures, les modes de vies ruraux authentiques, les vrais valeurs de symbiose entre l’homme et la Nature qui se sont perdues avec l’avènement de l’homme industriel.
L’Extrême-Orient – avec quelques notions récurrentes : yoga, chakra, mantra, gi-gong, feng shui, taï-ji – sert, si l’on veut, de fond de sauce aux plats multiples de la cuisine individuo-globale, ou d’élément chimique révélateur de l’unité transcendante des traditions quelle que soit le folklore auquel on le mêle. Les anciennes civilisations incas, égyptiennes, chamaniques, masaï, les anciennes traditions chrétiennes, gnostiques, kabbalistiques, soufi, ne sont pas les seules à révéler leur nature par la chimie extrême-orientale, la science elle-même sera réinterprétée par le qi (prononcer "chi") du qi-gong et le prana du yoga (de la mécanique quantique à la biologie moléculaire) aboutissant, dans la pratique, à des technologies thérapeutiques et spirituelles à la fois hyperscientifique et hypertraditionnelle de recharge d’énergie, de reprogrammation cellulaire et d’harmonisation quantique.
Lieu fictif, lieu d’encodage, l’Extrême-Orient est un des points d’origine imaginaire de l’individuo-globalisme, par conséquent un produit historique occidental, remontant au début de l’extériorisation culturelle de l’Europe à la fin du XVe siècle. Processus d’extériorisation qui a pu être brutalement politique et économique (à la suite de la découverte du Nouveau Monde, que cet autre monde soit asiatique ou américain), mais qui s’est aussi traduit, simultanément, par une subtile mutation intérieure de la culturelle européenne, dont le premier résultat structuré et stabilisé (intellectuellement et sentimentalement) s’incarne dans le romantisme. Depuis la découverte du Nouveau Monde, les mondes se sont multipliés et relativisés (ils sont entrés en relation). Aujourd’hui, l’Orient est à domicile, les mondes se mêlent globalement, et l’individu voyage de l’un à l’autre sans forcément partir physiquement. Il se transporte sans cesse vers d’autres horizons d’authenticité, qui souvent sont proposés dans son quartier ou au moins dans sa ville. Il se transporte pour se transformer, pour se changer, mais nullement pour devenir l’autre, pour s’acclimater à l’autre, mais pour être plus lui-même.
Pour en savoir plus
Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? – Raphaël Liogier – éditions Armand Colin – 2012
On nous dit que nos contemporains sont de plus en plus individualistes, et c’est sans doute vrai : obsession sans précédent de l’apparence physique, du développement personnel, du bonheur égocentré, du bien-être individuel. Mais dans le même temps nous ne nous sommes jamais autant préoccupés du monde, du monde dans son ensemble, au-delà de toutes les frontières : conscience écologique, développement durable, dialogue des cultures, action humanitaire, recherche d’harmonie universelle, de paix globale. L’individuel d’un côté, de l’autre le global. Deux pôles apparemment inconciliables comme l’huile et l’eau, qui sont pourtant magiquement mêlés dans les consciences contemporaines.
Ce mélange paradoxal, apparemment contre nature, a donné naissance à la culture dominante de notre temps, qui repose sur un système de croyances ; c’est ainsi que s’est constituée une véritable religiosité qui impose son dogme central, l’individuo-globalisme, dans tous les domaines (la santé, la politique, le sport, l’éthique, et même dans l’entreprise) et d’où émergent ici et là des pratiques (assimilables à des pratiques rituelles !) physiques et psychiques (nouvelles, même si elles ont des origines anciennes…), tels que le yoga, la récitation de mantras bouddhiste, le Reiki, la méditation, la sophrologie pour les plus connues et les plus formalisées.
La foi individuo-globaliste est en train de changer, silencieusement, notre culture. C’est ce changement insidieux mais radical, et véritablement religieux même s’il n’est pas que cela, que cet essai se propose de décrire et d’expliquer.
Raphaël Liogier, philosophe et sociologue, est professeur des universités à l’Institut d’Etudes Politiques de l’Université d’Aix‐en‐Provence/Marseille, où il enseigne la sociologie et l’anthropologie. Il est directeur de l’Observatoire du Religieux.
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