Dennis Gira est bien connu pour son engagement dans le dialogue interreligieux, tout particulièrement avec les bouddhistes. Son parcours, en lui-même, est déjà un dialogue ! Né à Chicago, aux Etats-Unis, il a vécu pendant plusieurs années au Japon, où il a notamment étudié les écoles bouddhistes de la "Terre pure", avant de s'installer en France - dont il a acquis la nationalité - et d'enseigner sur le bouddhisme à l'Institut Catholique de Paris.
Rien d'étonnant, alors, à ce que Dennis Gira ait largement utilisé cette riche expérience humaine pour nourrir sa réflexion sur la nature profonde du dialogue - et pas seulement sur son intérêt ou sa nécessité. L'ouvrage qu'il vient de publier - au titre un peu narquois - se veut donc beaucoup plus qu'une simple invitation à la rencontre ou au débat, encore moins une apologie d'une sorte de tolérance ; c'est à l'exigence d'un dialogue "vrai" qu'il invite, comme à un engagement réciproque, au sens le plus profond et véritable du terme !
Car le dialogue s'impose à tous : interreligieux ou interculturel, comme aussi politique, philosophique, dans la vie de couple ou l'amitié...
Il s'impose donc aussi à tous ceux qui s'intéressent au bouddhisme et qui - peut-être - souhaitent s'y engager ; car il leur sera nécessaire, à eux aussi, d'entrer en dialogue avec une pensée et une tradition "autre", transmises par l'intermédiaire de cultures différentes, dans une langue inconnue, par des hommes et des femmes étrangers... La "méthode" que Dennis Gira propose ici s'avère donc utile à chacun ! Et comme elle est en grande partie basée sur son expérience de la découverte du bouddhisme japonais et du dialogue bouddhisme-christianisme - illustrée de nombreux exemples vivants et révélateurs -, il nous a semblé d'autant plus intéressant de vous en faire découvrir quelques extraits.
Le dialogue à la portée de tous… (ou presque)
Chapitre II
Cinq "règles d’or" pour le dialogue
Dans cette première partie, je voudrais partager avec le lecteur les cinq règles d’or que mon expérience très concrète du dialogue m’a fait peu à peu découvrir et mettre en mots car elles me semblent assez fondamentales, quel que soit le type de dialogue dans lequel on s’engage.
Elles valent pour le dialogue d’un couple aussi bien que pour le dialogue interreligieux ou interculturel et ne sont au fond que les règles d’un art de la rencontre authentique d’autrui. Or, ces règles sont à ce point exigeantes qu’elles risquent d’en décourager plus d’un. Pour que ce ne soit pas le cas, gardons en mémoire la joie et l’élargissement de l’être qui viennent d’un dialogue réussi. Et soulignons que ces cinq règles ressemblent davantage à des réflexes qu’il faut intégrer patiemment à notre manière d’être avec les autres qu’à une discipline à suivre sans faille.
Mais avant qu’elles deviennent vraiment ces réflexes capables de nous rendre libres de "toujours choisir l’essentiel", comme dit Maurice Béjart, il faut que nous les connaissions et que, autant que faire se peut, nous les respections, tout en acceptant paisiblement que nul n’est capable de le faire totalement. Heureusement peut-être ! Ainsi, nous ne nous découragerons pas trop si nous n’arrivons pas à vivre ce que personne n’est capable d’accomplir pleinement.
En réalité, il s’agit moins de nous soumettre docilement à ces règles que de les laisser nous travailler intérieurement. N’oublions pas non plus que ces cinq règles d’or sont liées les unes aux autres. Plus nous arriverons à intérioriser l’une d’entre elles, plus les autres deviendront faciles à vivre. Mais cela implique aussi l’inverse : moins nous saurons vivre l’une d’entre elles, plus les autres nous deviendront étrangères.
1. Ne pas chercher chez les autres ce qui est important pour nous
Cette première règle est la pierre angulaire de l’ensemble. Elle concerne toutes nos relations, des plus proches aux plus lointaines, et tous les efforts que nous faisons pour "entrer" dans l’expérience de l’autre. Je présente toujours cette règle en premier car elle aide à saisir un fait capital : les clés pour comprendre l’autre viennent nécessairement, non pas de notre propre expérience, mais de l’autre lui-même et de la cohérence interne de sa tradition et de sa culture.
Commençons par une histoire - que tous mes étudiants connaissent bien ! - qui illustre cette règle d’or et montre pourquoi elle est indispensable à ceux qui veulent découvrir l’autre pour ce qu’il est, en respectant toute sa différence. Cette histoire remonte aux années 1970, lors de mon séjour au Japon.
Parfois des amis des États-Unis arrivaient au Japon, individuellement, en couple ou à trois ou quatre, pour visiter le pays et passer quelques jours avec nous à Tokyo. Nous les voyions habituellement au début de leur séjour, pour leur donner quelques conseils, et puis pendant les deux ou trois derniers jours avant leur retour aux États-Unis. Entre-temps, ils sillonnaient le pays. Or il est souvent arrivé que certains de ces amis, en revenant à Tokyo, m’expriment leur regret de ne pas avoir pu entrer dans une maison japonaise traditionnelle : ils auraient voulu voir des tatami (nattes en paille), des shôji (parois ou portes coulissantes faites de bois léger et de papier translucide), un tokonoma (coin d’une pièce japonaise réservé à un objet d’art et à un arrangement floral...) et un autel familial bouddhique ou shintô.
Pour un touriste, il n’est en effet pas si facile de pénétrer à l’intérieur d’une maison de ce type. Heureusement, je connaissais un Japonais qui, par amitié, était prêt à ouvrir sa demeure chaque fois qu’un ami venait nous voir. C’est la réaction qu’ont eue bon nombre de ces amis en pénétrant dans cette maison traditionnelle qui nous intéresse dans cette histoire.
Ne cherchez pas la table dans la maison japonaise !
Il faut savoir qu’au Japon, avant de pénétrer à l’intérieur d’une maison japonaise, on passe par le genkan (entrée ou vestibule) où l’on enlève ses chaussures. Comme ils avaient visité de nombreux temples bouddhiques et sanctuaires shintô un peu partout dans le pays (presque tous faisaient le même parcours), mes amis se pliaient avec grâce à cette coutume qui est finalement plus saine que d’entrer dans la maison avec des chaussures poussiéreuses, sales, mouillées ou pire encore ! Le premier geste ne posait donc aucune difficulté. Pour certains d’ailleurs, les moins nombreux, tout se passait très bien jusqu’à la fin de leur visite. Ils regardaient autour d’eux en silence et appréciaient la beauté qui les entourait.
Mais ce n’était pas le cas pour les autres. Une fois entrés dans la maison, ceux-ci demeuraient silencieux, mais leur silence était un peu lourd, comme s’ils étaient soudain désorientés (ou, plus précisément, "désoccidentalisés" !). Au bout de quelques longues secondes, et en chuchotant parce qu’ils imaginaient sans doute que leur hôte comprenait l’anglais, ils me posaient presque systématiquement la même question : "Mais, où est la table ?!" Ils pensaient bien évidemment à une grande table comme on en trouve dans les maisons américaines, et qui est le lieu privilégié de la rencontre : on y partage les repas bien sûr, mais on y vit aussi les conseils de famille, toutes sortes de discussions et de débats, et évidemment les rencontres avec des amis. C’est autour de cette table que la famille rit, pleure, prie et se détend. Et voilà que la table était absente ! [Il y a une table dans une maison japonaise traditionnelle, mais elle est basse, et on l’utilise évidemment sans chaises puisqu’on s’assied par terre. Le plus souvent la table n’est sortie de son placard que lorsqu’elle est nécessaire.]
Or cette question me gênait. Le lecteur se demande peut-être pourquoi. C’est que les amis qui la posaient se mettaient, par là même, dans l’impossibilité de comprendre la cohérence interne, et donc la beauté, de la maison qu’ils désiraient tant découvrir. Ils tombaient, sans même le soupçonner, dans le piège de chercher chez l’autre ce qui était important chez eux (la table, en l’occurrence). Et cela les empêchait de découvrir cette maison telle qu’elle était, d’y "entrer" vraiment, sans la reconstruire mentalement en plaçant une table en son centre. Pire encore, le fait de chercher cette table les empêchait de saisir ce qui était vraiment important pour les Japonais qui l’habitaient.
Cette histoire a ses limites, évidemment, mais elle illustre bien le sens de cette règle d’or du dialogue qui lorsqu’on l’énonce de manière plus abstraite nous dit ceci : "Ne cherchons pas chez les autres ce qui est important chez nous, sinon nous ne découvrirons jamais ce qui est important pour eux." On peut aussi adopter une formule plus courte : "Ne cherchez pas la table dans la maison japonaise !" Je pense à cela chaque fois que j’entre en dialogue avec des bouddhistes, que j’aborde un de leurs textes fondamentaux, que je vais au Japon (ou ailleurs), et finalement chaque fois que je rencontre quelqu’un que je ne connais pas bien. Pour moi, cette pensée est quelque chose de précieux et de quasiment salvateur car même si elle me rend douloureusement conscient du fait que, justement, je peux moi aussi "chercher la table dans la maison japonaise", elle m’aide très souvent à voir qu’il est possible d’entrer dans la cohérence d’un autre si je me mets vraiment à l’écoute de ce qu’il dit de lui-même.
La tentation est en effet très grande, et nous le verrons dans les chapitres sur les divers ennemis du dialogue, de filtrer tout ce que les autres disent à travers le tamis de notre propre manière de percevoir le monde. Quand nous rencontrons des personnes d’autres traditions ou cultures, nous sommes trop vite prêts à nous dire: "Ah, c’est comme chez nous !" En réalité, quelles que soient les apparences, ce n’est presque jamais "comme chez nous", surtout quand les traditions en question sont radicalement différentes de la nôtre parce qu’elles appartiennent à un autre continent : Afrique, Amérique ou Asie.
Mais pourquoi faisons-nous si instinctivement cette réflexion : "Ah, c’est comme chez nous !" ? Sans doute cela vient-il de notre manière d’écouter les autres. Pensant les écouter, nous cherchons souvent dans leurs propos des choses qui nous confortent dans notre manière de penser et que nous vivons déjà nous-mêmes. Nous cherchons passionnément ce que nous avons en commun car c’est ce qui nous permettra, pensons- nous, de mieux comprendre nos interlocuteurs et leurs priorités, et donc d’avancer avec eux sur le chemin du dialogue.
En réalité, ce que nous pensons comprendre de la pensée et de la vie des autres correspond rarement à ce qu’ils comprennent d’eux-mêmes ! C’est nous qui décidons ce que nous avons en commun et non pas eux. Nous ne prenons pas le temps de situer leurs propos et leur comportement à l’intérieur de leur cohérence, laquelle n’est jamais immédiatement évidente car elle est très différente de la nôtre. Or, seule cette cohérence est capable de nous aider à saisir ce qui est essentiel pour eux, ce qui donne sens à leur manière de penser et de vivre. La première règle d’or nous aide donc à éviter ces situations qui rendent le dialogue impossible parce que nous les comprenons mal et que nous sommes trop accrochés à notre monde mental pour accepter de nous laisser dépayser.
Le pape de 350 millions de bouddhistes dans le monde !
Prenons quelques exemples très simples et voyons ce qui se passe quand cette première règle n’est pas respectée. Le premier exemple, que chacun connaît, est le discours majoritaire des médias sur l’identité et la fonction du dalaï-lama. Je ne compte plus les dossiers et les articles qui affirment que le dalaï-lama est le pape des 350 millions de bouddhistes du monde.
L’avantage de cette formule est d’être claire ; tout le monde en France a une idée générale de la place que le pape occupe au sein de l’Église catholique. Malheureusement, elle est totalement fausse et projette une image erronée non seulement de ce qu’est le dalaï-lama mais aussi de l’importance du bouddhisme tibétain dans le monde bouddhique. Certes, l’intention est bonne : partir de ce que nous connaissons et de ce qui est proche (le pape) pour rendre plus compréhensible, ou moins confus, ce que nous ignorons et ce qui est lointain (le dalaï-lama). Mais le résultat est profondément insatisfaisant puisque cela nous oblige à penser le bouddhisme tibétain dans des catégories - celles de l’Église catholique et de sa hiérarchie - qui ne sont pas les siennes. De plus, cette formule donne l’impression que le bouddhisme est essentiellement tibétain, ce qui est faux pour plus de 95 % de bouddhistes dans le monde.
En France, cette idée crée un véritable déséquilibre dans le dialogue entre bouddhistes et chrétiens (toutes confessions confondues). En effet, un très grand nombre de chrétiens pensent, comme la plupart des Français, que les termes "bouddhisme" et "bouddhisme tibétain" sont quasiment synonymes. En conséquence, quand ils souhaitent dialoguer avec des bouddhistes, ils se tournent tout naturellement vers ceux qui se rattachent à la tradition du Tibet. Ce dialogue porte beaucoup de fruits et il faut l’encourager. Mais parallèlement il faut accorder une place, et même une place extrêmement importante, au dialogue avec les bouddhistes qui appartiennent aux autres formes de bouddhisme. Minoritaires en France, ces autres écoles sont en effet largement majoritaires dans le monde, et elles ont leur propre idée de l’enseignement et de l’expérience du Bouddha. Elles questionnent donc l’Occident et la foi chrétienne à leur façon, laquelle, tout en étant très différente de la façon "tibétaine" de le faire, est authentiquement bouddhique.
On voit donc comment le non-respect de la première règle d’or peut créer une série de malentendus en cascade. Par respect pour tout le monde, et surtout pour le dalaï-lama lui-même, il vaudrait mieux prendre le temps (qui manque très souvent aux journalistes, il faut le reconnaître) de situer ce personnage extraordinaire dans le milieu bouddhique qui est le sien, en employant des termes qui viennent de ce milieu-là et non d’un milieu ecclésiastique qui lui est totalement étranger. Respecter la première règle d’or aiderait les gens à mieux comprendre le bouddhisme tibétain dans sa spécificité, à se mettre à l’écoute d’autres formes de bouddhisme et à promouvoir un dialogue plus authentique entre chrétiens et bouddhistes, et même entre les bouddhistes eux-mêmes.
Ne cherchez pas Dieu dans le bouddhisme !
Le second exemple est également lié à la rencontre entre bouddhistes et chrétiens. Remplaçons l’image de la maison japonaise par celle du grand "édifice bouddhique" qui depuis ses origines, en Inde il y a 2500 ans, n’a jamais cessé de se modifier et de se développer dans toute l’Asie, et aujourd’hui en Occident. Ces modifications sont le résultat des contacts que les bouddhistes ont eu à travers les siècles avec des traditions aussi différentes les unes des autres que sont le confucianisme, le shintô, le taoïsme, l’hindouisme, les religions populaires, le christianisme... la liste serait très longue.
En entrant dans cet édifice, les chrétiens risquent d’être déstabilisés. Ils n’y trouveront pas leurs repères habituels, et notamment aucun concept bouddhique qui correspondrait de près ou de loin à l’idée que les chrétiens se font de Dieu : un Dieu à la fois personnel, aimant, absolu, et qui invite chacun(e) à partager sa vie. (Notons que ce Dieu n’a rien à voir avec les multiples divinités, ou deva, qu’on trouve dans quasiment toutes les formes de bouddhisme et qui sont en moins bonne position que l’homme pour atteindre l’Éveil.) Toute proportion gardée, ceux qui entrent dans cet édifice et qui s’étonnent de ne pas y trouver ce Dieu-là sont un peu comme mes amis qui étaient étonnés par l’absence d’une table bien "américaine" dans la maison japonaise.
Mais l’édifice bouddhique est infiniment plus complexe et plus grand que la maison japonaise! Et c’est pourquoi beaucoup persévèrent quand ils ne trouvent pas immédiatement ce qu’ils cherchent. Ils continuent leur recherche à un niveau plus souterrain de l’édifice, ou dans l’une ou l’autre des multiples salles (les diverses écoles du bouddhisme) qui le composent. Mais finalement ils ne le trouvent nulle part, parce que dans le bouddhisme tout s’explique sans Dieu. Si par malheur ils pensent l’avoir trouvé, la situation est encore plus grave parce qu’ils auront simplement restructuré mentalement l’édifice bouddhique de façon qu’il ressemble à la structure de leur propre édifice chrétien, dans lequel rien ne s’explique sans Dieu, et surtout pas le phénomène de l’homme.
Eh oui ! Dans la cohérence interne du bouddhisme, tout s’explique sans Dieu. Cela peut étonner un certain nombre de chrétiens qui attachent beaucoup d’importance à leur engagement dans le dialogue avec des bouddhistes. Fondamentalement, et paradoxalement, c’est leur respect profond pour le Bouddha, pour son expérience et son enseignement, qui les anime dans cette recherche d’un équivalent de Dieu. À leurs yeux, ne pas chercher cet équivalent serait faire affront à cette grande tradition vieille de plus de 2500 ans.
D’autres personnes sont convaincues que l’idée de Dieu est nécessairement présente dans le bouddhisme parce que, a priori, Dieu occupe une place absolument centrale dans toute religion digne de ce nom.
D’autres encore attirent l’attention sur le fait que certains bouddhistes, qui soulignent l’importance de la "non-dualité" et de la "Vacuité" - termes excluant toute altérité - et qui semblent ne laisser aucune place à un Dieu « personnel » et « autre », emploient cependant beaucoup les termes de divinité et de divin. Il devient alors très difficile pour un non-bouddhiste occidental, ce qui est mon cas, de convaincre ces personnes que ces termes n’ont rien à voir avec la notion chrétienne de Dieu et que le fait d’introduire cette dernière dans le bouddhisme ne peut que les éloigner de ce qui est au cœur de l’expérience bouddhique.
Penser le bouddhisme en fonction de Dieu crée aussi une réelle confusion pour les pratiquants bouddhistes venus du christianisme - ce qui est le cas d’une majorité de bouddhistes français. Le lama Denis Treundroup, de l’institut Karma Ling en Haute-Savoie, nous aide à bien voir ce malentendu à propos des mots divinité et divin dans La sadhana de Tchenrezi : aperçus sur le Vajrayana. Il nous explique, par exemple, que la divinité est "l’aspect pur de l’esprit, ce qu’il y a de divin au plus profond de l’esprit de chacun de nous", qu’elle "n’est jamais Dieu, "le tout autre" ". La nature de la divinité, selon lui, est vacuité, et "la vacuité n’est pas quelque chose qui existe. En un sens, continue-t-il, la divinité est Dieu si vous acceptez que Dieu n’existe pas !" Puis, pour aider ses lecteurs, pratiquants bouddhistes, il donne cette précision essentielle :
Il est important de faire attention à ne pas glisser dans les déviations de la "mentalité théiste" qui provoquent de gros obstacles sur la voie; l’imprégnation culturelle occidentale, qu’elle soit religieuse ou laïque, y prédispose. Le risque est d’autant plus grand que des ressemblances superficielles peuvent facilement susciter, "de l’extérieur", des assimilations hâtives et trompeuses. [...] Pratiquant une divinité, vous ne vous adressez pas à un autre mais à votre propre nature éveillée. Cette nature étant extérieure à notre ego, il est juste, de son point de vue, qui est le nôtre au départ, de se la représenter comme distincte de nous-mêmes. Pourtant, cette extériorité est fictive et sera finalement dépassée dans le non-ego sans dualité.
Ces propos montrent bien que toute idée d’un Dieu personnel véritablement "autre" n’a absolument pas de place dans la cohérence interne du bouddhisme. Ainsi confirment-ils la nécessité de la première règle d’or. En effet, il est essentiel de ne pas chercher l’équivalent de l’idée de Dieu dans le bouddhisme, car le faire nous mettrait dans l’impossibilité de découvrir le sens réel des notions fondamentales de cette tradition (la tradition ici citée étant celle du bouddhisme tibétain).
Les Tsunamis et le problème du mal
Ce que nous venons de voir du désir toujours renaissant de chercher une notion bouddhique qui serait "équivalente" à l’idée chrétienne de Dieu peut sembler loin des préoccupations de la vaste majorité des habitants de notre pays, et très abstrait. Et pourtant, cette tendance est là dans le cœur et dans la pensée de presque tous les Français, sans même qu’ils le sachent. Mais elle est extrêmement "discrète" et ne se manifeste que très rarement. A vrai dire, sous sa forme discrète, il n’est pas question de chercher l’idée de Dieu dans le bouddhisme. La plupart des gens pensent peu à la foi chrétienne et encore moins au bouddhisme. En quoi sont-ils donc concernés ! C’est que tous imaginent, dès que l’occasion se présente, que Dieu occupe nécessairement une place centrale dans le bouddhisme. J’en ai été témoin, en décembre 2004 et en mars 2011, lors des deux terribles tsunamis qui ont ravagé plusieurs pays de tradition bouddhique.
Les jours suivants ces tsunamis, des journalistes m’ont contacté pour me demander comment les bouddhistes avaient vécu ces "évènements". Ils n’étaient pas les seuls à m’interroger sur le sujet, bien sûr. La famille, les amis, des étudiants, des collègues au travaille faisaient aussi... Et parmi tous ces gens, il y avait des chrétiens, des athées, des agnostiques, des "chercheurs de vérité" et certains se disant assez indifférents à toute recherche spirituelle ou intellectuelle, même si leurs questions indiquaient le contraire.
Une de leurs premières questions était la suivante : "Comment les bouddhistes gèrent-ils le problème du mal causé par ces désastres !" J’ai essayé chaque fois d’expliquer, avec autant de délicatesse que possible, qu’aussi terrible que le désastre ait été dans ces pays, il n’avait pas créé en eux ce que nous appelons le problème du mal. La réaction de certains journalistes à ma réponse a été très agacée, sans doute parce qu’ils devaient rédiger quelque chose très rapidement. Ils ont fait allusion au tremblement de terre de Lisbonne, le 1er novembre 1755, et au problème du mal qu’il avait engendré dans les esprits, semblant en même temps mettre en question ma sensibilité à la souffrance non seulement des bouddhistes mais de tous ceux qui avaient tout perdu dans ces catastrophes.
J’ai essayé de les aider à voir d’abord que le problème du mal dont ils parlaient présumait l’existence d’un Dieu tout-puissant, qui était en même temps un Dieu d’amour voulant le bonheur de l’humanité, et que le "problème" venait précisément de son apparente impuissance et/ou indifférence devant tant de souffrance. Ensuite, j’ai essayé de leur montrer que l’idée de Dieu, indissociable du problème du mal tel qu’il est pensé en Occident, ne viendrait pas à l’esprit d’un bouddhiste, né dans un pays bouddhiste [La question de Dieu n’arriverait pas à l’esprit d’un bouddhiste né dans un pays bouddhique, mais il n’en va pas de même, évidemment, pour des Français qui se convertissent du christianisme au bouddhisme. Souvent, les problèmes liés à l’idée qu’ils se font de ce Dieu ont été déterminants dans leur décision de devenir bouddhistes].
Enfin, j’ai tenté de leur expliquer que, loin de mettre en question les fondements de l’enseignement bouddhique, toute catastrophe, y compris ces tsunamis, était une illustration supplémentaire de la cohérence de leur enseignement sur le caractère éphémère de toutes choses. Les bouddhistes de ces pays ne se trouvaient donc pas du tout dans la situation des chrétiens après le tremblement de terre de Lisbonne qui a ébranlé les fondements mêmes de la foi de beaucoup. Ils ont réellement souffert de ces tsunamis ; ils ont perdu leurs familles, leurs biens, et souvent leur avenir même. Mais, comme disent quelques-uns de mes amis bouddhistes, ils n’ont pas rajouté une souffrance supplémentaire à ces souffrances, celle de voir mises en question les bases spirituelles qui pouvaient les aider à faire face à ces difficultés.
Certains journalistes ont trouvé "triste" ce qu’ils ont pu comprendre du bouddhisme à travers ce cours intensif d’une vingtaine de minutes, et surtout l’idée que tout était éphémère. J’ai donc essayé de leur faire comprendre, avant qu’ils partent de mon bureau ou raccrochent le téléphone, que dans cette vision du monde, les moments de malheur sont aussi fugitifs que les moments de bonheur. Oui, cette vision, dont la cohérence ne laisse aucune place au Dieu de la foi chrétienne, permet aux bouddhistes de vivre tout ce qui leur arrive d’une manière que nous avons du mal à saisir. Le lecteur pourra découvrir leur pensée dans d’autres livres.
Ici il s’agit simplement de montrer que la clé de compréhension des réactions bouddhistes aux catastrophes se trouve uniquement à l’intérieur du bouddhisme et le simple fait d’imaginer que la question de Dieu, qui est implicite dans le problème du mal, puisse entrer en jeu ne peut qu’induire en erreur et nous éloigner encore davantage de l’expérience bouddhique.
Pour en savoir plus
Le dialogue à la portée de tous… (ou presque) - Dennis Gira - Edition Bayard - 2012
Présentation du livre par l'éditeur : Dennis Gira a passé de longues années à étudier et surtout à pratiquer le dialogue interreligieux. Dans ce nouveau livre, Dennis Gira entend mettre son expérience très originale du dialogue au profit de tous. Que le dialogue soit interreligieux, interculturel (il est lui-même entre plusieurs cultures, plusieurs langues et religions), mais aussi politique, philosophique, et jusqu¿au dialogue dans le couple, l'amitié, etc. Sans être simplement une méthode, ce livre part d'exemples précis et vécus de dialogue pour nous faire entrer dans la démarche originale du dialogue avec l'autre. Exemples souvent déroutants, parfois pleins d'humour, qui illustrent ce qui aide et construit le dialogue et ce qui peut le bloquer et le détruire parfois. Et pourquoi. On découvre les règles d'or du dialogue, ses bonheurs mais aussi ses écueils, ses drames. L'auteur donne 5 règles d'or pour construire un dialogue réel, il dénonce 5 ennemis du dialogue et en présente 5 amis qui le favorisent et l'enrichissent.
Ce livre est disponible à la Bibliothèque du CIDEB (bibliothèque de l'IEB)
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