traduction art

Pour aider votre approche dans la perspective du nouveau  Cycle sur l'Art

Sortir du métro, quitter l’agitation de la rue parisienne, entrer dans le musée Guimet pour se diriger vers la salle dédiée à l’art khmer et contempler le visage au yeux clos d’un Bouddha, c’est, si on se laisse gagner par la sérénité minérale de ce qui occupe alors notre regard, la possibilité de ressentir « quelque chose » que le Dharma nomme « bouddhéité », « inconditionné » ou « nirvana » alors même que nous pourrions ignorer tout de ces mots ou que nous ne saurions les définir précisément. 

Dans la rencontre entre le Dharma et l’Occident, l’art a certainement joué un grand rôle : le premier contact s’est peut-être plus souvent fait par l’approche de l’art (musées, voyages) que par le pur exposé de la doctrine (penser ici, par exemple, à la séduction singulière de la forme visuelle du Zen). L’art a certainement joué, pour les mêmes raisons, un grand rôle dans la diffusion du Dharma au sein des différentes cultures asiatiques. Dans les deux cas, les artistes ayant reçu le Dharma ont cherché à lui donner une expression artistique dans des formes conditionnées par une culture spécifique.   

 

Peut-on ainsi parler d’une traduction, par l’art, du Dharma ? Si oui, est-ce au sens plein où l’on parle de la traduction d’un texte d’une langue à l’autre ? L’art serait-il dès lors un langage, tel le pali ou le sanskrit ? Ou cette relation entre art et Dharma est-elle d’un autre ordre ? Comment dès lors définir celle-ci ? Il faut préciser tout de suite que ce court texte ne tranchera pas dans un sens ou dans l’autre. Il se veut bien plus interrogatif qu’affirmatif et entend surtout ouvrir la réflexion, préparant ainsi aux cours et entretiens qui aborderont ce sujet à l’IEB et qui viendront l’éclairer selon diverses pratiques, expériences vécues et perspectives doctrinales.

Comment l’art bouddhiste est-il habituellement abordé ?  

Par le symbolisme : l’art forme la part visible de cet invisible que constituent les notions clefs du Dharma. Celles-ci se trouvent, par définition, au-delà des formes, mais peuvent être rendues visibles. Ainsi, une sculpture indienne de pierre en forme de roue à huit rayons symbolise-t-elle l’octuple sentier et, par extension l’enseignement du Bouddha, lequel dans ses sermons « met en branle la roue du Dharma », etc. Métaphores verbales et symbolisme visuel vont ainsi souvent de pair. Il y a là comme un langage et donc, comme une traduction sensible du Dharma. Pour le regardeur il est possible de traduire les images et donc d’en faire l’équivalent d’un texte. 

Par la place accordée aux rites : le symbolisme qui vient d’être évoqué prend vie dans un rituel lequel nécessite une architecture, cadre où prennent leurs places exactes peinture et sculpture déjà évoquées, mais aussi musique, danse, poésie liturgique et objets rituels. On pourrait ainsi parler d’œuvre d’art totale à propos des grandes cérémonies tantriques, cette notion wagnérienne semble bien s’appliquer à la mobilisation de tous les arts que constituent ces pratiques. Mais là aussi, la tendance explicative est de tout rapporter au texte, lequel reste central dans ces pratiques. 

Par la narration imagée : le Dharma possède son histoire sainte qui doit être racontée en image, c’est ainsi que l’on pourra, par exemple, contempler la scène touchante, peinte sur les murs d’un temple thaï, de cet éléphant que Devadatta, ce cousin jaloux du Bouddha, avait enivré pour qu’il aille écraser le Bienheureux, mais qui dégrisé par la puissance spirituelle de ce dernier se prosterna devant lui. Les images sont ici comme une « Bible des illettrés » bouddhiste qui peut être considérée, commodément et encore une fois, comme un texte. 

Par l’analyse de l’évolution des styles au travers du temps et des cultures : l’image du Bouddha varie selon qu’elle est celle de l’art du Gandhara ou du Mathura, ou encore l’art newari, tibétain, chinois ou bien coréen. L’on pourrait ici multiplier les exemples. Ici, le discours savant, souvent passionnant, ne prend peut-être pas toujours assez en compte l’expérience libératrice que peut procurer un tel art. Ce n’est tout simplement pas son sujet. 

Ces approches fondées sur le symbolisme, le rituel, la narration ou l’évolution des styles si elles sont précieuses et tout fait nécessaires, sont-elles suffisantes ? Leur tendance à revenir sans cesse aux textes leur permet-elle de tout à fait rendre compte de la fonction et de la portée de l’art dans le Dharma ? Est-ce qu’elles permettent de comprendre comment le sensible peut ne plus juste être objet d’attachement, mais occasion d’une libération par le regard ? Comment rendre compte de l’efficience salvifique de ces œuvres au-delà de la simple transposition en image ou son des notions bouddhiques ? Pour formuler cela dans les termes de la gnoséologie bouddhiste, l’art serait-il l’occasion offerte au regard d’une perception directe de la nature de la réalité plus efficace que l’approche par inférence qui est celle des textes ?     

Le Dharma n’ayant pas développé une esthétique (au sens de réflexion sur l’art), malgré sa proximité culturelle avec l’Inde et la Chine qui en ont une, il est très difficile de répondre à ces questions en se basant sur la littérature bouddhiste. Certes, celle-ci comporte des traités iconographiques, lesquels définissent une sévère orthopraxie — il s’agit de ne pas dévier du canon tel qu’il est défini par ces textes —, mais l’on n’y trouvera que très peu de réflexions sur ce qu’est l’art en tant que tel, fût-il celui du bouddhisme.

Lorsque l’on parle de symbolisme, de quoi parle-t-on le plus souvent ? Pour les modernes le symbole est, le plus souvent, considéré comme moins réel que les choses concrètes. Il n’est qu’une manière de dire ou de signifier. On verse ainsi un euro « symbolique » pour dire qu’on a payé quelque chose. Le symbole est aussi souvent réduit à l’allégorie. Dans ce cas de figure, les images doivent être « décryptées » pour être réduites in fine à des notions abstraites. Bien loin de ces conceptions, Henri Corbin, puissant penseur de l’islam spirituel, nous offre cette idée éclairante du symbole comme une réalité vécue, un événement de l’âme qui bouleverse cette dernière en y manifestant les réalités spirituelles et immatérielles dans une forme imaginale. S’il n’existe pas réellement un tel intermonde entre le sensible et le suprasensible dans le Dharma, cette approche phénoménologique de l’expérience spirituelle peut nous indiquer la piste à suivre. Elle nous encourage à nous mettre en quête, dans le cadre du Dharma, de ce qui nous permettrait de comprendre l’expérience libératrice de l’art

Une piste pourrait être la notion palie de saṃvega que l’on trouve dans certains sūtra et qui parle d’un mouvement intérieur, d’un déplacement de la perspective que l’on peut avoir sur sa propre existence, comme lorsque Siddharta Gautama sortant de son palais, est bouleversé par la vision d’un paysage illuminé par la rosée du matin avant que celle-ci ne s’évanouisse, révélant de manière poignante le caractère éphémère des beautés de ce monde. Les peintures chinoises de l’époque des Song nous montrent ainsi le caractère impermanent, insubstantiel et onirique de cette obsédante chimère : la « réalité ».    

Dans le rGyud bLama, ce traité essentiel sur la nature de Bouddha, on trouvera cette idée que la vue d’un Bouddha est, en soi, cause d’éveil car image même du cœur de notre être. Ainsi, contemplant un bouddha de jade, de bronze ou d’or, nous regardons en fait notre nature innée, que nous ne saurions voir autrement. 

On pourrait aussi considérer, dans l’esprit du vajrayāna que ce qui lie est aussi ce qui peut libérer et que la magie trompeuse et séductrice des images peut donc se faire moyen de libération par excellence si elle est utilisée avec sagesse. Sur les thangkas tibétaines, la danse des déités à l’aspect sensuel et féroce célèbre la libération de l’attachement et l’aversion.  

Erwin Panofsky propose la thèse selon laquelle l’architecture gothique peut se comprendre à partir de la pensée scolastique médiévale, les deux présentant des « homologies structurales » débordant le cadre de ce que l’on nomme habituellement « symbolisme ». On pourrait ainsi se demander s’il n’existe pas de telles homologies entre le Dharma et les œuvres dont il est à l’origine. Par exemple, serait-il juste de dire qu’un tantra (texte) est comme un mandala (forme visuelle et artistique) et vice-versa ?   

Ou bien encore : une œuvre authentique n’est-elle pas « transfert d’évidence » comme le dit Philippe Sers  ? C’est-à-dire qu’elle est le vecteur de la réalisation spirituelle de qui l’a réalisé ? En contemplant une calligraphie du zen par exemple nous devenons les contemporains du geste empreint de liberté véritable qui en a été à l’origine et permettons ainsi à notre regard de se libérer, au moins pour un temps, de ses routines.    

Enfin, on pourrait, justement considérer les œuvres d’art dans leur capacité à produire dans le regard ou l’écoute, l’équivalent d’un koan ou des énoncés paradoxaux que le Dharma énonce à propos de l’absolu. Se trouve-t-il des tableaux, des installations ou des compositions musicales qui ont un tel effet ? Est-ce là que nous conduisent les tableaux de Claude Monet, Mark Rothko, les installations de James Turrell ou de Yayoi Kusama ou les compositions d’Éliane Radigue ou de Jonathan Harvey ? De manière intéressante, dans ce cas de figure peu importe l’affiliation spirituelle revendiquée ou non par l’auteur, son intention même n’est rien ici, ce qui importe c’est l’expérience vécue que l’œuvre a suscitée.    

C’est donc tout un champ de réflexion passionnant qui s‘ouvre si l’on explore cette question en dehors d’un cadre interprétatif peut-être parfois trop étroit, car ne prenant pas assez en compte l’expérience vécue. Il est, au fond, l’occasion de comprendre comment, dans le conditionnement culturel qui prévaut à la création de n’importe quelle œuvre, il est possible de trouver l’inconditionné dont nous parle le Bouddha.

Damien Brohon 

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