bouddha

 

Professeur Anne Cheng, Collège de France

 in Histoire intellectuelle de la Chine 

(extrait de sa série de cours au Collège de France :  Universalité, mondialité, cosmopolitisme (Chine, Japon, Inde) 

 

Biographie

Née en 1955 à Paris de parents chinois, Anne Cheng a suivi un parcours complet à l’école de la République, nourri d’humanités classiques et européennes, jusqu’à l’École normale supérieure, avant de choisir de se consacrer entièrement aux études chinoises. Depuis plus de quarante ans, elle a mené ses travaux d’enseignement et de recherche sur l’histoire intellectuelle de la Chine, en particulier sur le confucianisme, d’abord dans le cadre du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), puis de l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), avant d’être nommée à l’Institut universitaire de France et, peu de temps après, élue au Collège de France.

Elle est l’auteure notamment d’une traduction en français des Entretiens de Confucius, d’une étude sur le confucianisme du début de l’ère impériale et d’une Histoire de la pensée chinoise traduite en de nombreuses langues européennes et orientales. Elle a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquels La pensée en Chine aujourd’hui (Gallimard, 2007), Lectures et usages de la Grande Étude : Chine, Corée, Japon (Collège de France, 2015), India-China : Intersecting Universalities (OpenEdition Books, 2020), Historians of Asia on Political Violence (OpenEdition Books, 2021), Penser en Chine (Gallimard, 2021), Autour du Traité des rites (Hémisphères, 2022).

Depuis 2010, elle codirige la collection des « Budé chinois » aux Belles Lettres.

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1 L’année 2018-2019 s’est située dans le prolongement de nos travaux axés sur le rapport à l’autre ou aux autres de cette Chine du premier empire centralisé des Han, dont nous avons vu qu’elle se représente ou se projette volontiers dans les sources textuelles comme un espace fortement centré et hiérarchisé, comme une centralité qui rayonne ou irradie de la civilisation aux quatre orients sans qu’il y ait de limites à la périphérie. Centralité qui se confirme et se conforte elle-même dans la confrontation souvent hostile avec les « autres » immédiats, notamment les Xiongnu sur les marges de l’espace chinois.

2 Or, cette représentation commence à se trouver ébranlée dans ses fondements par la prise de connaissance et de conscience de l’existence d’autres centres possibles de civilisation, au-delà des « autres » tous proches considérés comme des « sauvages ». Nous avons constaté une démarcation assez nette entre les dénominations peu flatteuses des populations sur le pourtour immédiat de l’espace chinois et les désignations au contraire idéalisantes des royaumes plus éloignés, qualifiés de « grands » comme Da Qin (l’Orient romain) ou de « célestes » comme Tianzhu (le monde indien). Les sources de la fin des Han et du début de la période de désunité qui a suivi témoignent d’une grande ambivalence vis-à-vis de ce que l’on entendait dire sur ce royaume au-delà des Himalayas, que l’on qualifiait de « céleste » tout en continuant à le dire peuplé de Hu « barbares de l’Ouest », de la même façon que l’enseignement bouddhique suscitait la curiosité tout en étant « récupéré » comme étant assimilable aux sagesses connues dans le monde chinois, voire comme étant un simple « avatar » de ces sagesses.

3 C’est dans ce contexte que le Bouddha fait ses premières apparitions dans les sources chinoises sous un aspect purement fantastique, voire fantasmagorique, comme en atteste le Mouzi li huo lun 牟子理惑論, attribué à Maître Mou (prononcer [Meou]), un lettré de l’extrême sud de l’espace chinois, ayant vécu à la toute fin des Han postérieurs, à la fin du iie siècle de l’ère chrétienne) :

問曰 : 漢地始聞佛道,其所從出耶 ?
牟子曰 : 昔孝明皇帝,夢見神人.身有日光, 飛在殿前,欣然悅之.明日博問群臣,此為何神.有通人傅毅曰 : 臣聞天竺有得道者號曰佛,飛行虛空,身有日光,殆將其神也.於是上寤.遣中郎蔡愔、羽林郎中秦景、博士弟子王遵等十八人,於大月支.寫佛經四十二章.藏在蘭臺石室第十四間.時於洛陽城西雍門外起佛寺,於其壁畫千乘萬騎繞塔三匝.又於南宮清涼臺,及開陽城門上作佛像.明帝時豫修造壽陵曰顯節,亦於其上作佛圖像.時國豐民寧,遠夷慕義,學者由此而滋.

  • 1  Mouzi li huo lun, Argument 21, voir la traduction de Béatrice L’Haridon, Meou-tseu. Dialogues pour (...)

Lorsque l’on commença à entendre parler de la doctrine du Bouddha sur le territoire des Han, d’où provenait-elle ?
Maître Mou : « Autrefois, l’empereur Ming [28-75, r. 58-75] vit en rêve un homme divin. Son corps avait l’éclat du soleil et il volait devant la grande salle du palais. Il en fut tout réjoui. Le lendemain, il demanda à l’assemblée de ses ministres quel pouvait être ce dieu.
Un certain Fu Yi, qui était un homme savant, fit cette réponse : “Votre serviteur a entendu dire qu’au Tianzhu se trouvait un homme qui avait trouvé la Voie et dont le titre était l’Éveillé [fo, Bouddha]. Il vole à travers le vide et son corps a l’éclat du soleil. Il doit s’agir de cette divinité.”
Alors l’empereur connut l’éveil et envoya dix-huit personnes parmi les Grands Yuezhi, dont l’officier du Palais Cai Yin, le chef de la Garde Qin Jing, et l’étudiant de l’Académie Wang Zun. Ils notèrent par écrit le Sūtra en 42 sections qui fut conservé dans la quatorzième salle de la bibliothèque des Archives impériales. Un temple dédié au Bouddha fut alors construit à l’extérieur de la porte Xiyong de la capitale Luoyang. Sur ses murs furent peints mille chars et dix mille cavaliers tournant trois fois autour d’un stūpa. De plus, on érigea des images du Bouddha sur la porte Kaiyangcheng et sur la terrasse Qingliang du Palais du sud. L’empereur Ming faisait construire à l’avance son mausolée, qu’il avait appelé “Xianjie”. Sur ce mausolée fut également édifiée une représentation du Bouddha. À cette époque, l’empire était riche et le peuple en paix, les peuples les plus lointains admiraient la justice [régnant en terre des Han]. Dès lors ceux qui étudiaient [la Voie du Bouddha] devinrent de plus en plus nombreux. »1

4 Ce récit du Mouzi est théoriquement contemporain de celui des Annales des Han postérieurs (Hou Han shu 後漢書, au chapitre sur les contrées occidentales, Xiyu zhuan 西域傳) que nous avons lu précédemment et qui, tout en parlant lui aussi du rêve de l’empereur Ming comme première apparition du Bouddha en Chine, donne des renseignements différents :

世傳明帝夢見金人,長大,頂有光明,以問群臣。
或曰:「西方有神,名曰佛,其形長丈六尺而黃金色。」
帝於是遣使天竺問佛道法,遂於中國圖畫形像焉。
楚王英始信其術,中國因此頗有奉其道者。
後桓帝好神,數祀浮圖、老子,百姓稍有奉者,後遂轉盛。

On raconte d’une génération à l’autre que l’empereur Ming vit en rêve un homme tout en or, de haute stature, portant une lumière brillante au sommet du crâne. L’empereur interrogea la foule de ses ministres. L’un d’eux dit : « À l’ouest il y a une divinité qui a pour nom Fo [Bouddha], son corps mesure seize chi [plus de trois mètres] et il est couleur d’or. Là-dessus, l’empereur envoya des émissaires au Tianzhu pour s’enquérir de la Loi (Dharma) du Bouddha, à la suite de quoi on vit apparaître dans le Pays du milieu des images et des statues [du Bouddha].
Le roi de Chu, Ying, commença à croire aux techniques [bouddhiques], et pour cette raison, au Pays du milieu certains adoptèrent cette Voie. Par la suite l’empereur Huan [r. 147-167] se mit à adorer la divinité et à offrir plusieurs sacrifices à Futu [Bouddha] et à Laozi. Les gens du peuple commencèrent à adopter ce culte, puis ils devinrent de plus en plus nombreux à y adhérer.

  • 2  Cf. Wu Hung, « Buddhist elements in early Chinese art (2nd and 3rd Centuries AD) », Artibus Asiae, (...)

5 L’intérêt de ce récit est la mention de pratiques bouddhiques (shu, dao) introduites par Ying, souverain du royaume méridional de Chu, l’un des fils de l’empereur Guangwu (r. 25-58 AD) qui avait fondé les Han postérieurs, et demi-frère de l’empereur Ming, ainsi que la mention d’un culte à Futu (Bouddha) et à Laozi. Les découvertes archéologiques et les travaux des historiens d’art ont montré ce que Wu Hung2 appelle l’« interchangeabilité » entre la figure du Bouddha et les divinités autochtones chinoises. Il note que, pour le commun des Chinois de la fin des Han (iie-iiie siècle), le Bouddha était un dieu étranger qui avait atteint l’immortalité, qui était capable de voler, de se métamorphoser, et d’aider les êtres à faire de même ; en tant que tel, il fut mis sur le même pied que les immortels taoïstes Xiwangmu (la Reine Mère de l’Ouest) et son consort masculin Dongwanggong (le Roi Père de l’Est), et associé comme eux aux cultes d’immortalité et aux rites funéraires.

  • 3  Cf. E. Zürcher, The Buddhist Conquest of China, Leyde, 1re éd. 1959, rééd. 2007, p. 23.
  • 4  Cf. T. Sen, Buddhism, Diplomacy, and Trade: The Realignment of Sino-Indian Relations, 600-1400, Ho (...)
  • 5  De la même façon, pour Wu Hung, « Han sarcophagi: Surface, depth, context », RES: Anthropology and (...)

6 Selon Erik Zürcher, les toutes premières apparitions du nom et de la figure du Bouddha indien en terre chinoise constituent un processus qui se déroule « entre la première moitié du ier siècle av. J.-C. – la période de consolidation de la puissance chinoise en Asie centrale – et le milieu du ier siècle de l’ère chrétienne, au moment où la présence du bouddhisme est attestée pour la première fois dans les sources contemporaines chinoises3. » Plus récemment, Tansen Sen4 s’accorde avec la plupart des historiens pour considérer que le Sūtra de 42 sections est probablement une fiction, mais qu’il demeure vraisemblable que des objets, des images et des pratiques d’inspiration bouddhique étaient présents en Chine dès le ier siècle de l’ère chrétienne, en s’appuyant sur les sources concernant le roi Ying de Chu, dont le royaume recouvrait la partie sud du Shandong et à la partie nord du Jiangsu actuel, avec pour capitale Pengcheng 彭城 (actuel Xuzhou 徐州) où Ying vécut à partir de 52 jusqu’à sa mort en 71. Comme le rappelle Tansen Sen, dans une zone située à une cinquantaine de kilomètres de l’antique Pengcheng, au sud-ouest de l’actuelle ville de Lianyungang 連雲港 dans la province du Jiangsu, subsistent les vestiges de ce qui pourrait bien être l’iconographie bouddhique la plus ancienne en Chine. Sur les flancs du mont Kongwang 孔望山 (nommé ainsi parce que Confucius aurait gravi cette montagne pour apercevoir la mer), on peut voir plus d’une centaine de figures de divinités, d’humains et d’animaux sculptées à même la roche, dans lesquelles on a cru reconnaître des images du Bouddha debout, assis ou couché en parinirvâna, des figures d’adorateurs et de donateurs vêtus de costumes non chinois. Au sommet, il semblerait que la figure principale soit celle de Xiwangmu 西王母, la Reine Mère de l’Ouest, et on trouve par ailleurs le motif chinois traditionnel de la lune et du crapaud, mais aussi un éléphant en pierre, peut-être d’inspiration indienne. Selon Tansen Sen, ces images, qui dateraient de la fin du iie siècle de l’ère chrétienne, semblent suggérer la présence dans la région d’adeptes étrangers du bouddhisme, des marchands scythes ou parthes. En outre, le fait qu’elles soient entrecoupées de motifs locaux, notamment taoïstes, indique l’amalgame précoce des enseignements bouddhiques avec les conceptions autochtones5.

  • 6  Cf. N. Zufferey, « Traces of the Silk Road in Han-dynasty iconography: Questions and hypotheses », (...)

7 Il faut toutefois rappeler que la date d’exécution et la nature de ces sculptures ont été et sont toujours sujettes à des controverses acharnées, certains spécialistes les datant des Han postérieurs (25-220) et d’autres les plaçant à l’époque bien plus tardive des Tang (618-907). On en a un aperçu dans un article de Nicolas Zufferey qui conteste la datation et l’interprétation de certains historiens d’art et qui en arrive à la conclusion plus nuancée que « le Bouddha était probablement perçu comme une divinité parmi d’autres, et le bouddhisme n’était pas clairement séparé du taoïsme ou des croyances taoïstes jusqu’à une époque ultérieure. En conséquence, au lieu de parler d’une influence bouddhique sur l’art chinois, nous ferions mieux de parler d’une coalescence de formes diverses qui ont abouti à de nouvelles représentations6. » Nicolas Zufferey rappelle également les hypothèses plus ou moins fantaisistes selon lesquelles les sculptures de Kongwangshan seraient le témoignage d’un début très précoce de christianisation de la Chine dès les premiers siècles de notre ère.

  • 7  The Buddhist Conquest of China, p. 23-24.
  • 8  Cf. A. Forte, The Hostage An Shigao and His Offspring: An Iranian Family in China, Kyoto, Italian (...)
  • 9  Cf. S. Lévi, « Notes chinoises sur l’Inde, V, Quelques documents sur le bouddhisme indien dans l’A (...)

8 Comme le rappelle Erik Zürcher, la présence de communautés étrangères dans cette partie de l’espace chinois s’explique facilement du fait que Pengcheng était un centre florissant d’échanges commerciaux situé sur la route entre la capitale des Han postérieurs Luoyang et le sud-est, route qui était dans le prolongement des soi-disant « routes de la soie » continentales par lesquelles les étrangers arrivaient de l’Ouest. Zürcher7 montre que les premiers signes de présence du bouddhisme en Chine seraient dus à des « migrants » originaires d’Asie centrale qui n’étaient pas en Chine comme missionnaires et prosélytes, mais comme marchands ou descendants de marchands, réfugiés, otages ou autres, et qui arrivaient avec leurs croyances et leurs cultes. Cela nous indique que, dès le début de notre ère, certaines zones de la Chine centrale étaient plus cosmopolites qu’on aurait pu le croire de prime abord. D’après des sources un peu ultérieures aux Han postérieurs qui sont fournies par les premières biographies bouddhistes – le Chu san zang ji ji 出三藏記集 « Compilation de notices sur la traduction du Tripitaka », env. 515, de Sengyou (445-518) et le Gao seng zhuan 高僧傳, « Biographies des moines éminents », env. 530, de Huijiao (497-554) –, il semblerait que nombre de maîtres de l’enseignement bouddhique ne venaient pas de contrées lointaines, mais qu’ils étaient nés en Chine dans des familles de migrants, ou qu’ils avaient rejoint la communauté monastique après être venus en Chine en tant que laïcs, c’est-à-dire dans des buts autres que missionnaires. À titre d’exemple, le Parthe An Xuan 安玄 était un marchand arrivé à la capitale chinoise de Luoyang en 181 (sous le règne de l’empereur Ling, 168-190) et ce n’est que plus tard qu’il rejoignit la communauté monastique, alors dirigée par son célèbre compatriote An Shigao 安世高, l’un des tous premiers traducteurs connus d’ouvrages bouddhiques en chinois8. Autre exemple : un autre traducteur d’origine yuezhi, Zhi Qian 支謙, avait un grand-père qui était venu s’installer en Chine avec un groupe de plusieurs centaines de compatriotes, sous le règne du même empereur Ling. Enfin, dans le premier tiers du iiie siècle, le fameux Dharmaraksa (Fahu 法護, 239-316), également connu sous le nom de Zhu Fahu 竺法護 (Zhu indiquant qu’il avait suivi l’enseignement d’un maître indien) était en fait né dans une famille yuezhi établie depuis des générations à Dunhuang, était de langue maternelle chinoise et avait reçu une éducation chinoise traditionnelle9. Quant à Zhu Shulan 竺叔蘭, il était né en Chine, étant le fils d’un Indien nommé Dharmasiras qui avait fui son pays natal pour s’installer au Henan avec toute sa famille dans le courant de la première moitié du iiie siècle. À la fin du iie siècle, on trouve parmi les traducteurs à Luoyang un certain Kang Mengxiang 康孟詳, dont on nous dit que « les ancêtres étaient originaires de Kangju » (Sogdiane). Kang Senghui 康僧會, lui, était né au début du iiie siècle à l’extrême sud de l’espace chinois et était le fils d’un marchand sogdien venu de l’Inde. Il est dit à son propos dans le Gaoseng zhuan que, bien que parlant couramment chinois, il avait le profil longiligne et le teint foncé, ainsi que les yeux profondément enfoncés et le nez proéminent trahissant ses origines indiennes.

9 On a donc l’impression que la présence bouddhique en Chine se fait sentir de manière non officielle dans ces familles d’origine étrangère éparpillées sur tout le territoire, mais installées depuis des générations bien avant qu’apparaissent les premières mentions explicites du bouddhisme dans les sources textuelles chinoises. On voit aussi que tous ces « étrangers », bien que le plus souvent parfaitement acculturés en terre chinoise, restent classifiés par « ethnonymes » (anglais ethnikons), c’est-à-dire des termes qui fonctionnent comme des patronymes ou noms de famille, tout en indiquant l’origine ethnique. À noter que ces ethnonymes s’appliquent à tout individu d’ascendance étrangère, quel que soit son lieu de naissance. D’où l’ethnonyme An de An Shigao, né en Parthie, alors que Zhi Qian qui est né en Chine a malgré tout l’ethnonyme Zhi par référence à ses ancêtres yuezhi. Le cas de Kang Senghui est encore plus compliqué puisqu’il est né au sud de la Chine, dans ce qui est actuellement le nord du Vietnam, de parents sogdiens qui ont émigré de l’Inde. Dans le cas des moines s’ajoute une complication supplémentaire, car à un moment antérieur au milieu du iiie siècle, c’est devenu une pratique courante pour un disciple d’adopter le nom de famille de son maître (nom qui, dans le cas d’un moine étranger, est un ethnonyme). C’est ainsi que le traducteur Dharmaraksa est appelé en chinois Zhu Fahu pour indiquer qu’il a étudié avec un maître indien, alors que sa biographie dit clairement qu’il est né à Dunhuang dans une famille yuezhi. Il semblerait que c’est Dao’an qui introduisit à la fin du ive siècle l’habitude d’utiliser Shi (première syllabe de Shijamouni, translittération chinoise du nom du Bouddha Sakyamuni) comme nom de famille universel pour les moines. Avant cette période, les noms à deux syllabes doivent être compris comme commençant par un ethnonyme et doivent donc être transcrits en deux noms séparés, exemple An Xuan (et non Anxuan), Zhi Qian (et non Zhiqian), que le personnage en question soit un moine ou un laïc. Mais après Dao’an, les noms de moines à deux syllabes doivent être compris comme un seul nom personnel, précédé du nom de famille Shi (qui n’est pas toujours explicité). C’est ainsi qu’il faut écrire (Shi) Huiyuan en un seul mot, ou (Shi) Xuanzang.

  • 10  Cf. J. Nattier, A Guide to the Earliest Chinese Buddhist Translations: Texts from the Eastern Han (...)
  • 11  Cf. C. Malamoud « Noirceur de l’écriture », in V. Alleton (dir.), Paroles à dire, paroles à écrire(...)

10 Dans les sources chinoises, tous ces Parthes, Sogdiens, Kushans et autres « Indiens » sont mentionnés pour leurs efforts de traduction. Le Gao seng zhuan 高僧傳 commence même par une longue section sur les « traducteurs de sûtra » (yi jing 譯經). L’une des plus éminentes spécialistes des toutes premières traductions des textes bouddhiques en chinois, Jan Nattier10, rappelle que, dès l’origine, la parole et l’enseignement du Bouddha se situent dans un contexte de polyglossie et de multiples transpositions d’une langue à l’autre. C’est ainsi que, selon une vulgate communément répandue, la parole du Bouddha se serait trouvée recueillie dans des textes en pâli, puis en sanskrit. Mais le Bouddha étant né au Magadha (au sud du Népal), il s’exprimait le plus probablement en magadhi ancien et, selon toute vraisemblance, son enseignement n’a pas été consigné par écrit, mais transmis oralement comme c’était la règle dans la tradition brahmanique de l’Inde védique. Comme le rappelle Charles Malamoud, la culture brahmanique est fondée sur la mémorisation, la récitation et la transmission exclusivement orales/aurales des Veda, et la pratique de l’écriture, considérée comme une basse besogne, est dévolue à des scribes dont la pointe griffue du calame et la noirceur de l’encre évoquent le monde de Yama qui préside aux monde des morts11.

11Gérard Fussman, dans son cours au Collège de France de l’année 2003-2004, souligne lui aussi la primauté de l’oralité dans la transmission des sources en Inde :

  • 12  Cf. le résumé du cours de G. Fussman, Annuaire du Collège de France 2003-2004, Paris, Collège de F (...)

L’enseignement originel du Buddha était oral. Antérieur d’au moins cent ans à l’utilisation de l’écriture en Inde gangétique, il ne fut pas fixé par écrit avant le 1er siècle avant notre ère. Les différences entre les différentes recensions des textes tiennent à la fois à cette longue (environ trois siècles) période de transmission orale et au fait que même une fois consignés par écrit, les textes furent rarement transmis ne varietur. […] Ce qui compte en fait, plus que la lettre, l’intégrité et l’intégralité des textes, c’est l’esprit de l’enseignement du Buddha. C’est ainsi que les premiers bouddhistes à être allés en Chine n’ont pas cherché à y introduire le canon, ni même des textes canoniques, mais des manuels d’enseignement ou des textes faciles à comprendre et mémoriser12.

12 Cela explique que les moines bouddhistes chinois, à commencer par Faxian au ive siècle, qui ont fait toute la route jusqu’en Inde pour y trouver des textes écrits, ont eu grand peine à en trouver. En effet, pour ces moines bouddhistes, mais formés dans la tradition scolastique chinoise, tout enseignement de maître, a fortiori tout enseignement considéré comme sacré, se transmet nécessairement dans des sources écrites. Dans le Foguo ji de Faxian, nombreuses sont les allusions à son sentiment de frustration devant l’absence de textes :

法顯本求戒律, 而北天竺諸國皆師師口傳, 無本可寫 […] 復得一部抄律, 可七千偈, 是薩婆多眾律, 即此秦地眾僧所行者也. 亦皆師師口相傳授, 不書之於文字. […] 故法顯住此三年, 學梵書, 梵語, 寫律.

À l’origine Faxian était à la recherche des textes concernant les préceptes et la discipline, mais dans les royaumes de l’Inde du Nord, ils se transmettaient oralement de maître à maître et il n’y avait pas d’exemplaire qu’on puisse copier. […] [Faxian] trouva encore une copie d’un Vinaya qui contenait 7 000 stances, c’était le Vinaya de la secte des Sarvāsti[vādin] qui est celui que pratiquent les moines de Chine [littéralement « de la terre de Qin »]. [Ce texte] se transmet oralement de maître à maître et n’est pas [généralement] couché par écrit. […] C’est pourquoi Faxian resta là pendant trois ans à étudier les écritures et les langues indiennes et à copier le Vinaya.

法顯在此國, 聞天竺道人於高座上誦經 […] 法顯爾時欲寫此經, 其人云 : “此無經本, 我止口誦耳.”

  • 13  Foguo ji § 113 et 128. Cf. aussi Foguo ji § 116 et 129. Voir la traduction de J.-P. Drège, Faxian, (...)

Alors qu’il se trouvait dans ce royaume, Faxian entendit un moine du Tianzhu [monde indien] réciter un sūtra du haut d’un siège élevé […] Faxian sur le coup voulut le noter par écrit. Mais l’homme lui dit : « Il n’existe pas de texte [écrit] de ce sūtra, je me contente de le réciter. »13

13 Ces tensions entre pratiques orales et écrites se retrouvent dans ce que j’ai appelé le « grand saut de la traduction », qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, commence dans le saut de l’oral à l’écrit et se poursuit seulement dans un second temps dans le saut d’une langue à une autre (ou, en l’occurrence, de différentes langues à différentes autres langues – au pluriel). Rappelons que la question centrale à notre propos est de savoir comment il se fait que la Chine des Han, pourtant déjà constituée en empire fortement centralisé et en centralité fortement civilisatrice, a pu s’intéresser, au point d’accepter de se décentrer, à des formes de pensée aussi autres, avec des cadres intellectuels, culturels et linguistiques aussi différents, que celles qui lui sont parvenues dans les premiers siècles de notre ère. Et plus particulièrement : comment se fait-il que, pour la toute première fois dans l’histoire de la civilisation chinoise, on ait éprouvé le besoin de traduire des langues autres que chinoise, et – en outre – des langues aussi différentes du chinois ?

14 Quand nous parlons aujourd’hui de traduction, il nous vient spontanément à l’esprit que c’est l’activité propre à une personne qui maîtrise deux langues différentes, et qui est capable d’assurer la transposition de l’une à l’autre. Ce que l’on appelle la « traduction » des textes bouddhiques est en réalité un processus éminemment complexe et aléatoire. Le processus, dans ses grandes lignes, passait par plusieurs étapes : d’abord, un maître originaire de l’Inde ou d’Asie centrale récitait un sûtra ou autre texte qu’il connaissait par cœur. Un assistant chinois, qui avait quelques rudiments de la langue dudit maître, rendait oralement le sens général (chuan yan 傳言, « transmettre les paroles », ou kou chuan 口傳, « transmettre oralement »), que des scribes notaient par écrit (bi shou 笔受, « recueillir par le pinceau ») et ensuite, ce qui dans bien des cas devait ressembler assez fort à du charabia était récrit en chinois acceptable, mais avec les contre-sens qu’on imagine – le célèbre poète Xie Lingyun (385-433) fut l’un de ces « récriveurs ».

15 Il semble qu’il fallait en passer par là, car c’est un fait avéré – et qui est resté une réalité dans l’histoire du bouddhisme chinois – qu’il y a eu très peu de moines vraiment capables de lire des langues indiennes. Parmi les rares cas figure notoirement le grand Xuanzang au viie siècle ; mais avant lui, on trouve par exemple l’un des personnages identifiés comme « traducteurs » dont nous avons parlé précédemment : Zhi Qian (actif aux env. de 222-252, vers la fin des Han), dont l’ethnonyme Zhi indique qu’il était né dans une famille d’origine yuezhi établie en Chine depuis deux générations. Sa biographie dans le Chu sanzang jiji 出三藏記集 commence ainsi :

支謙。字恭明。一名越。大月支人也。十三學胡 書。備通六國語。越以大教雖行而經多胡文莫有解者。既善華戎之語。乃收集眾本。譯為漢言。

Zhi Qian, appellation Gongming, nom personnel Yue, un homme des Da Yuezhi.
À treize ans, il se mit à étudier les ouvrages hu et maîtrisait les langues de(s) six pays.
Yue voyait que, bien que le grand enseignement [du Bouddha] fût pratiqué, les textes étaient pour beaucoup écrits en langue hu que personne ne comprenait. Étant donné qu’il excellait aussi bien dans la langue hua [chinoise] que rong [barbare de l’Ouest], il entreprit de recueillir bon nombre de ces textes et de les traduire en langue han.

16  Cette dernière phrase se retrouve presque littéralement, avec une exception notoire, dans le Gaoseng zhuan, contemporain du Chu san zang ji ji. Elle apparaît dans la toute première section consacrée aux « traducteurs des sūtra » (yi jing), au milieu de la biographie de Kang Senghui 康僧會 (env. 247-280) :

謙以大教雖行。而經多梵文未盡翻譯。已妙善方言。乃收集眾本。譯為漢語。

Qian voyait que, bien que le grand enseignement fût pratiqué, les textes pour beaucoup écrits en fan [au lieu de hu dans la citation précédente] étaient loin d’être tous traduits. Étant excellent en langues locales, il entreprit de recueillir bon nombre de ces textes et de les traduire en langue han.

  • 14  Cf. J. Yang, « Replacing hu with fan: A change in the Chinese perception of Buddhism during the me (...)

17 En comparant les deux citations, on remarquera que le mot hu de la première est remplacé par le mot fan dans la seconde. Cette substitution, qui devient assez systématique par la suite, a donné lieu à nombre d’hypothèses et de controverses, notamment celle qui a eu lieu entre deux spécialistes d’études bouddhiques, Yang Jidong et Daniel Boucher14. Yang Jidong part de la constatation, surprenante selon lui, que les moines chinois, entre le iie et le vie siècle, mentionnent les textes bouddhiques provenant d’Inde ou d’Asie centrale, ainsi que les langues dans lesquelles ils sont rédigés, en les qualifiant de hu 胡. Yang ajoute que ce mot est généralement traduit en anglais par barbarian. Comme nous l’avons vu à maintes reprises en lisant des sources datant des Han, ce mot désigne de manière générique – et le plus souvent peu flatteuse – les peuplades nomades au nord et à l’ouest de l’espace han, à commencer par les Xiongnu. Or, toujours selon Yang, à partir de la période Sui-Tang (vie-viie siècle), ce mot hu disparaît subitement de la littérature bouddhique. Et quand on en arrive aux périodes bien plus tardives des Yuan et des Ming (xive-xvie siècle), ce caractère hu est systématiquement éliminé des sources anciennes et remplacé par fan par les moines qui s’occupent de rééditer le Tripitaka chinois. Fan est un mot qui n’apparaît que dans le contexte des premières traductions des textes bouddhiques : il s’agit du premier caractère de la désignation chinoise de Brahmâ (Fantian 梵天) qui est, selon la légende hindoue, l’inventeur de l’écriture brahmi. Selon Yang, « even Buddhist monks themselves could not help but use hu to refer to the languages and sutras in which Buddhism was brought from the west. As a special term applied in the period of division, hu always had a very strong racist sense and signified something uncivilized and inherently contradictory to Chinese culture. By contrast, the term fan has much less ethnological significance. The shift from hu to fan in the late sixth and early seventh centuries, therefore, can be seen to some degree as a sign of the accomplishment of the domestication of Buddhism in China. By using fan to designate whatever was related with Buddhism, the Chinese were more at ease to accept Indian thought as a part of their own culture. »

18 Ce à quoi Daniel Boucher rétorque que hu désigne selon lui l’écriture kharosthi qui fut utilisée pour noter le sanscrit pendant six siècles en Inde avant de tomber en désuétude aux alentours du iiie siècle de l’ère chrétienne, au profit de l’écriture brahmi, ce qui le conduit à conclure :

It would seem likely then that the term hu carried the more technical sense of kharosthi rather than “barbarian” in many of our early Chinese Buddhist records. […] The switch from hu to fan in the Sui/Tang period as discussed by Yang […] may more simply be that the discontinuation of hu = kharosthi and the more systematic use of fan = brahmi reflects the fact that the kharosthi script became largely obsolete by the fifth century, being superseded by brahmi in north India and Central Asia.

19 Ainsi donc, le grand saut de la traduction dans le contexte bouddhique s’est fait en réalité de manière assez acrobatique, par plusieurs relais d’envolées au trapèze, processus compliqué par le fait que le travail de traduction ne se faisait pas seulement à partir de textes écrits dans diverses langues qu’il s’agissait de rendre en chinois, mais souvent à partir d’un enseignement oral dans divers idiomes et dialectes d’Inde ou d’Asie centrale. En conséquence, les traducteurs ont eu tôt fait de se heurter au dilemme entre une traduction qui s’efforce avant tout de rendre le sens littéral de l’original, au risque de produire un texte lourd, maladroit, indigeste, plein de noms et de mots bizarres. Ou bien une traduction élégante, bien tournée et ciselée et mieux adaptée au goût stylistique des lettrés chinois. C’est la dichotomie classiquement énoncée dans le Lunyu (Entretiens de Confucius) VI, 16 :

子曰:「質勝文則野,文勝質則史。文質彬彬,然後君子。」

Quand le substantiel l’emporte sur le raffiné, on tombe dans le rustique mal dégrossi ; quand le raffiné l’emporte sur le substantiel, on tombe dans le tatillon de l’archiviste. Quand substantiel et raffinement sont en parfait équilibre, c’est alors seulement qu’on obtient l’homme de bien.

20  C’est ce qui apparaît dans les premières tentatives de collaboration entre des bouddhistes venus d’horizons différents, avec des degrés différents d’immersion en milieu chinois et sinophone. En parlant des « immigrés » d’Asie centrale en Chine, nous avions évoqué le nom de Zhi Qian 支謙 (né en Chine, car son grand-père yuezhi s’était installé en Chine) et aussi le nom de Kang Senghui 康僧會 (né dans l’extrême sud de l’espace han mais dont l’ethnonyme Kang rappelle les origines sogdiennes). La biographie de ce dernier dans le Gaoseng zhuan nous dit qu’il était « très concentré dans son goût pour l’étude et qu’il comprenait les Trois Corbeilles (Tripitaka) tout en ayant une vaste culture sur les Six Classiques (confucéens) ». Or, Zhi Qian et Kang Senghui se retrouvent tous deux au royaume de Wu à l’époque des Trois Royaumes qui se disputent l’espace han après la chute de la dynastie en 220. En 224, Zhi Qian se trouve à Wuchang 武昌 sur le fleuve Yangzi où arrivent deux maîtres indiens : Vighna (Weiqinan 維祇難), un brahmane converti au bouddhisme, et un certain Zhu Jiangyan 竺將炎 (var. Lüyan 律炎) dont on ne sait rien. Ces deux maîtres indiens qui ne parlent pas chinois collaborent avec Zhi Qian, qui, lui, maîtrise parfaitement le chinois, pour produire une traduction sommaire et approximative du Faju jing 法句經, c’est-à-dire le Dharmapāda, recueil de propos du Bouddha en vers. Voici le début de la préface 法句經序 :

偈義致深。 譯人出之。頗使其渾漫。惟佛難值。其文難聞。
又諸佛興皆在天竺。天竺言語與漢異音。云其書為天書。語為天語。名物不同。傳實不易。唯昔藍調安侯世高都尉弗調。譯胡為漢。審得其體。斯以難繼。後之傳者雖不能密。猶尚貴其實。粗得大趣。
始者維祇難出自天竺。以黃武三年來適武昌。僕從受此五百偈本。請其同道竺將炎為譯。將炎雖善天竺語。未備曉漢。其所傳言或得胡語。或以義出音。近於質 直。
僕初嫌其辭不雅。維祇難曰。佛言依其義不用飾。取其法不以嚴其傳。經者當令易曉勿失厥義。是則為善。座中咸曰。老氏稱。美言不信。信言不美。仲尼亦云。書不盡言。言不盡意。明聖人意深邃無極。
今傳胡義實宜經達。是以自竭受譯人口。因循本旨不加文飾。譯所不解則闕不傳。故有脫失多不出 者。然此雖辭朴而旨深。文約而義博。

Le sens des gāthas [stances] est très profond et le traducteur en essayant de le faire sortir l’a rendu trouble. Sans doute il est difficile de rencontrer un Bouddha, difficile d’entendre son message. De plus, les Bouddhas sont tous apparus au Tianzhu ; la langue du Tianzhu a des sons différents de celle de Han ; son écriture est l’écriture céleste [des dieux] ; sa langue est céleste [celle des dieux]. Sa façon de nommer les choses n’est pas la même et arriver à en transposer la réalité n’est pas facile. Dans le passé, An Shigao et Yan Fotiao, en traduisant de la langue fan en langue han, ont saisi les grandes lignes, mais il est difficile de poursuivre dans cette voie. Ceux qui sont venus après, sans être capables d’aller en profondeur, ont tout de même privilégié la réalité (du sens) et ont capté grosso modo le sens général.
À l’origine, Vighna venait du Tianzhu. Dans la troisième année de l’ère Huangwu (224), il arriva à Wuchang. Et c’est de lui que j’ai reçu le texte original des 500 gâthas. J’ai prié son compagnon de route Zhu Jiangyan d’en faire une traduction. Jiangyan maîtrisait parfaitement la langue du Tianzhu, mais ne connaissait pas bien la langue han. Ce qu’il transmettait oralement (chuan yan 傳言) était soit des mots hu, soit la prononciation de la signification, ce qui se rapprochait d’un brut de décoffrage assez rustique. J’ai commencé par déplorer le manque d’élégance de sa formulation. Vighna me répondit : « Les paroles du Bouddha, nous nous appuyons sur leur signification sans avoir à les embellir ; saisir le Dharma qu’elles expriment ne se fait pas en enjolivant sa transmission. Ceux qui transmettent les écritures sacrées doivent les rendre faciles à comprendre sans qu’il y ait déperdition de sens, c’est cela qui est bien. » Ceux qui étaient présents dirent tous : « Comme dit Laozi (§ 81), “les belles paroles ne sont pas fiables, les paroles fiables ne sont pas belles”. Zhongni (Confucius) lui aussi dit : “L’écrit n’épuise pas la parole, la parole n’épuise pas la pensée.” Ce qui veut clairement dire que la pensée du Sage est d’une profondeur insondable. »
Maintenant qu’il s’agit de transmettre le sens de ce qui est dit en langue hu, il faut aller droit à la réalité. Voilà pourquoi ce que l’on reçoit de la bouche du traducteur, il faut le suivre à la lettre sans y ajouter de fioritures. Et ce que le traducteur n’arrive pas à expliquer, on fait l’impasse dessus sans le transmettre. Aussi y a-t-il beaucoup de lacunes et de choses non traduites. Malgré tout, la formulation est simple, mais le message est profond ; l’expression est succincte, mais le sens est vaste. 

21  Malgré cette insistance des maîtres indiens sur la transmission du sens, sans se soucier de la forme, quelqu’un qui a été formé à la chinoise comme Zhi Qian ne peut s’empêcher de peaufiner la traduction « brute de décoffrage » pour la rendre lisible à un lectorat chinois. C’est ainsi qu’il a produit des traductions assez libres où il s’efforce de traduire tous les mots et les noms en chinois et pousse le zèle jusqu’à proposer plusieurs traductions pour un même mot, soit en donnant une translitération phonétique, soit en en rendant le sens. Exemple le mot arhat, généralement rendu en chinois par une translitération aluohan 阿羅漢 ou par un équivalent emprunté au vocabulaire taoïste zhenren 真人 « l’homme authentique ». En règle générale, les traductions en chinois des langues indiennes, mais aussi plus tard des langues occidentales, opteront pour l’une ou l’autre de ces deux méthodes.

22  Nonobstant, malgré toutes ces complications, il y avait de toute évidence du côté chinois une curiosité et un appétit d’apprendre suffisamment puissants pour faire accepter et s’efforcer de surmonter tous ces obstacles. Il faut bien comprendre que l’utilisation des diverses écritures indiennes pour consigner les textes par écrit était une chose, mais que la transmission orale du contenu de ces textes en était une tout autre et se faisait dans une grande diversité de langues, de parlers et de dialectes qui pouvaient être assez éloignés du texte écrit. Nous retrouvons ici la grande dissociation entre la transmission orale et la transmission écrite propre aux milieux indiens, qui explique que les Chinois aient eu beaucoup de mal à s’y retrouver. Une illustration intéressante de cette difficulté se trouve dans une section du Chu sanzang jiji de Sengyou, intitulée « Hu Han yijing yinyi tongyi ji 胡漢譯經音義同異記 » (Notes sur les similarités et différences de son et de sens dans la traduction des textes en langue(s) hu vers la langue han) :

夫神理無聲。因言辭以寫意。言辭無跡。緣文字以圖音。故字為言蹄。言為理筌。音義合符不可偏失。 是以文字應用彌綸宇宙。雖跡繫翰墨而理契乎神。
昔造書之主凡有三人。長名曰梵。其書右行。次曰佉 樓。其書左行。少者蒼頡。其書下行。梵及佉樓居于天竺。黃史蒼頡在於中夏。梵佉取法於淨天。蒼頡 因華於鳥跡。文畫誠異。傳理則同矣。
仰尋先覺所說。有六十四書。鹿輪轉眼筆制區分。龍鬼八部字體 殊式。唯梵及佉樓為世勝文。故天竺諸國謂之天書。
西方寫經雖同祖梵文。然三十六國往往有異。譬諸 中土猶篆籀之變體乎。案蒼頡古文沿世代變。古移為籀。籀遷至篆。篆改成隷。其轉易多矣。

  • 15  Allusion au Zhuangzi, chap. 26 « Wai wu 外物 » : 荃者所以在魚,得魚而忘荃;蹄者所以在兔,得兔而忘蹄;言者所以在意,得意而忘言。吾安得忘言之人而與之言哉 (...)

Les principes divins n’ont pas de son. Il faut donc des mots et des expressions pour transcrire leur signification. Or, les mots et expressions ne laissent pas de traces, il faut donc des signes et des caractères écrits pour figurer leur son. Ainsi, les caractères sont des pièges pour attraper les mots et les mots sont des nasses pour capturer les principes15. Quand le son et le sens coïncident, il ne peut y avoir ni distorsion ni perte.
Voilà pourquoi il faut recourir à l’écrit pour ordonner l’univers dans son entier.
Les traces ont beau dépendre du pinceau et de l’encre, les principes ont partie liée au divin. Dans les temps anciens, il y eut trois maîtres de la création de l’écriture. Le plus ancien s’appelait Fan (Brahmi) : son écriture partait vers la droite (de gauche à droite). Ensuite venait Qulou (Kharosthi) : son écriture partait vers la gauche (de droite à gauche). Le plus jeune était Cang Jie : son écriture partait vers le bas (en colonnes verticales). Brahmi et Kharosthi résidaient au Tianzhu [Inde]. Cang Jie, scribe de l’Empereur jaune, se trouvait au pays central des Xia [Chine]. Brahmi et Kharosthi prenaient modèle sur le Ciel Pur (Suddhavāsa), tandis que Cang Jie imitait les motifs des traces laissées par les oiseaux. Certes, les signes et les traits différaient, mais ils avaient la même façon de transmettre les principes.
Lorsque nous nous tournons avec respect vers ce qu’enseignait le premier à connaître l’Éveil (le Bouddha), nous comptons 64 formes d’écritures, parmi lesquelles se distinguent les styles dits de « la roue du cerf » et de « l’œil qui tourne ». La forme des mots « dragon » (naga) et « démon » (yaksa), et les huit catégories [d’êtres surnaturels] diffèrent en style. Seules les écritures brahmi et kharosthi prédominent de notre temps. Voilà pourquoi tous les royaumes de Tianzhu les appellent « écritures célestes ».Bien que les textes copiés de l’Occident aient pour ancêtre commun la Brahmi, on trouve des différences entre les trente-six pays [des contrées occidentales]. N’est-ce pas comparable aux changements de styles entre la petite sigillaire [des Qin] et la grande sigillaire [des bronzes Zhou] dans les terres du Milieu [= Chine] ?
Si on prend l’écriture archaïque de Cang Jie dans ses évolutions à travers les âges, on voit que le style archaïque s’est changé en grande sigillaire, qui est devenue petite sigillaire, laquelle s’est muée en cléricale (Han). Nombreuses en ont été les transformations.

23  Ici, nous voyons que Sengyou a quelque difficulté à se représenter la diversité des écritures indiennes : pour lui, le seul moyen de faire comprendre cette diversité à un lectorat chinois est de la comparer avec l’évolution des différents styles d’écriture chinoise dans le temps, au cours des siècles, mais l’idée que des écritures différentes puissent coexister et servir à noter une même langue lui échappe. Quand on passe à la langue parlée, cela se complique encore un peu plus :

至於胡音。為語單複無恒。或一字以攝眾理。或數言 而成一義。
尋大涅槃經列字五十。總釋眾義。十有四音。名為字本。
觀其發語裁音。宛轉相資。或舌根脣 末。以長短為異。
且胡字一音不得成語。必餘言足句。然後義成。譯人傳意豈不艱。

Pour ce qui est des sons hu, les mots se prononcent simples ou doubles, sans qu’il y ait de constante : tantôt un mot [zi = aksara = une syllabe] sert à représenter plusieurs principes/concepts ; tantôt plusieurs mots [prononcés] ne forment qu’une seule signification.
Si on examine le Da niepan jing (Mahā-parinirvāna-sūtra), on voit qu’il liste dans l’ordre les cinquante zi [aksara, syllabes], en donnant une explication complète de leurs diverses significations. Les quatorze sons [phonèmes] sont appelés racines des syllabes.
Quand nous observons leur manière d’émettre des paroles et de distinguer des sons, les modulations [dans la manière de prononcer] se soutiennent mutuellement [pour produire des sens différents]. Certains sont des sons « racine de la langue » [vélaires], d’autres des sons « bout des lèvres » [labiales]. Certaines distinctions sont produites selon que les [voyelles] sont longues ou courtes.
De plus, un zi hu est un seul son, mais ne suffit pas à constituer un mot. Il faut y ajouter d’autres mots pour faire une phrase, alors seulement on obtient une signification. Quand les traducteurs transposent le sens, comment ne rencontreraient-ils pas des difficultés !

24  On s’efforce ici d’expliquer – de manière quelque peu confuse – qu’un graphème seul dans une écriture indienne ne constitue pas un morphème comme c’est le cas en chinois (même si ce n’est pas toujours un mot au sens de la linguistique moderne). Comme cela est expliqué dans le catalogue d’une exposition sur les écritures à la BNF :

Là où les Grecs arrivent à une décomposition « atomique » de la langue en consonnes et voyelles, les Indiens distinguent eux aussi voyelles et consonnes, mais ils considèrent le plus souvent la consonne avec une vocalisation, l’unité de base étant la syllabe. Pour eux, la plus petite unité sécable de la langue est la syllabe ou aksara, qui signifie « indestructible ». Elle est représentée par un seul groupe graphique où la consonne fait corps avec la voyelle qui suit16.

  • 17  Cf. V. Alleton, « L’écriture chinoise : mise au point », in A. Cheng (dir.), La Pensée en Chine au (...)

25 Autrement dit, ce qui est premier et non réductible ici, c’est le son (la syllabe, c’est-à-dire une émission de son, ex. ba, ti, ku, etc.). La différence avec les alphabets, c’est qu’on ne sépare pas les consonnes des voyelles (ex. b-a ba, t-i ti, etc.). Mais le problème est que Sengyou traduit cette unité phonique appelée aksara par zi qui est, en chinois, d’abord un mot écrit, ce qu’on appelle communément un « caractère chinois17 ».

又梵書製文有半 字滿字。
所以名半字者。義未具足。故字體半偏。猶漢文月字虧其傍也。
所以名滿字者。理既究竟。故 字體圓滿。猶漢文日字盈其形也。
故半字惡義以譬煩惱。滿字善義以譬常住。
又半字為體。如漢文言 字。滿字為體。如漢文諸字。以者配言方成諸字。諸字兩合即滿之例也。言字單立即半之類也。
半字雖 單為字根本。緣有半字得成滿字。譬凡夫始於無明得成常住。故因字製義以譬涅槃。

En outre, les ouvrages composés en écriture fan comportent des demi-éléments et des éléments pleins. La raison pour laquelle certains éléments sont appelés demi-éléments, c’est qu’ils ne suffisent pas à produire une signification [en fait, ce sont des lettres]. Voilà pourquoi le corps du caractère est tronqué, comme si le caractère yue [lune] en écriture han était privé de côté. La raison pour laquelle certains éléments sont appelés « éléments pleins », c’est qu’à travers eux les principes sont parfaitement clairs. Voilà pourquoi leur corps est plein, comme le caractère ri [soleil] qui remplit bien sa forme.Ainsi, les demi-éléments, qui ne sont pas bons à rendre la signification, sont tels des souillures (klesas), alors que les éléments pleins, qui sont bons à rendre la signification, s’assimilent à la grande constance.
Autre exemple : le corps d’un demi-élément serait comme le caractère 言 en chinois ; et le corps d’un élément entier serait comme le caractère 諸. Prenez l’élément 者 pour l’assembler avec 言 pour former le caractère 諸, qui est l’exemple de la plénitude unissant deux éléments, alors que le caractère 言, pris isolément, relève de la catégorie « à moitié » [tronquée]. Les demi-éléments ont beau être isolés, ils sont la racine des caractères [morphèmes]. Nous dépendons des demi-éléments pour former des caractères entiers, de même qu’un homme ordinaire part de l’état d’ignorance [absence de lumière] pour atteindre la grande constante. C’est ainsi que la formation de la signification à partir des caractères sert à illustrer le nirvāna.

26 L’analyse que donne ici Sengyou des langues indiennes est symptomatique. De toute évidence, la plus grande difficulté pour lui est de saisir le véritable mode de fonctionnement d’une écriture alpha-syllabique, qui utilise des lettres ou des syllabes qui, à elles seules, ne constituent pas des morphèmes ni des mots. Sengyou ne semble pas percevoir clairement la différence entre une lettre ou une syllabe (aksara) et un mot (souvent composé de plusieurs syllabes), autrement dit la distinction entre langue et écriture. En chinois, un caractère écrit se prononce nécessairement par une syllabe, et peu importe comment on la prononce selon les différents dialectes de la Chine. D’où la difficulté de concevoir la diversité des langues du fait de l’universalité de l’écriture.

27 Nous avons ainsi touché du doigt les problèmes qui surgissent quand on tente de passer non seulement d’une langue à une autre, mais d’un système linguistique à un autre totalement différent. Et si nous revenons à notre question de départ : mais pourquoi diantre les Chinois des Han ont-ils pu accepter de se décentrer au point de souffrir d’un borderland complex (complexe de la marginalité ou de la périphérie) ? Complexe que nous avions observé chez Faxian (337-422), le premier moine bouddhiste chinois à avoir fait le voyage jusqu’en Inde, pour qui Zhongguo ne pouvait désigner que la partie centrale de l’Inde du nord (Madhyadesa), c’est-à-dire la patrie du Bouddha, ce qui eut pour effet de reléguer la Chine sur les marges lointaines de cette terre sacrée, au point de pousser l’un des compagnons de Faxian, Daozheng, à une décision de non-retour Foguo ji § 114.

  • 18  Cf. Da Tang da ci’en si Sanzang fashi zhuan 大唐大慈恩寺三藏法師傳 (Biographie du Maître du Tripitaka du Gran (...)

28  Quelques siècles plus tard, le même dilemme se présente au célèbre Xuanzang 玄奘 (602-664) qui, lui aussi, fit le voyage jusqu’à la patrie du Bouddha et séjourna longuement à Nālanda, grand centre du savoir bouddhique. Au moment où Xuanzang s’apprête à quitter Nālanda pour rentrer en Chine, les moines indiens tentent de le convaincre de rester en Inde, comme l’avait fait Daozheng avant lui18 :

法師即作還意,莊嚴經像。諸德聞之,咸來勸住,曰:「印度者,佛生之處。大聖雖遷,遺蹤具在,巡遊禮讚,足豫平生,何為至斯而更捨也?又支那國者,蔑戾車地,輕人賤法,諸佛所以不生,志狹垢深,聖賢由茲弗往,氣寒土嶮,亦焉足念哉!」

Le Maître de la Loi [Xuanzang] s’apprêtait à retourner [en Chine] et commença à emballer ses sūtra et ses images. Lorsque les autres moines [indiens] vinrent à l’apprendre, ils accoururent tous pour l’exhorter à rester en lui disant : « L’Inde (Yindu) est le lieu de naissance du Bouddha. Bien que ce Grand Sage ait quitté ce monde, il reste encore toutes les traces qu’il a laissées. Faire le tour [des lieux saints] pour lui rendre un culte devrait suffire à combler n’importe quelle vie. Pourquoi donc vouloir s’en retourner après être venu jusqu’ici ?
En outre, la Chine (Zhinaguo 支那國) est une terre de mleccha qui n’ont que mépris pour les hommes et pour la Loi. Voilà pourquoi pas un seul Bouddha n’y est né. Les gens y ont un esprit étroit et profonde est leur impureté. Voilà pourquoi les saints et les sages n’y vont pas. Le climat est rude et la terre hérissée de montagnes, voilà bien de quoi y réfléchir à deux fois ! »

29  On notera d’abord que dans la bouche des moines indiens, la Chine n’est pas du tout désignée comme « le pays du milieu » (Zhongguo), mais comme Zhinaguo (le pays de Zhina), translittération phonétique du sanscrit Cīna qui est lui-même une translittération de Qin. Il est intéressant de noter que cette désignation purement phonétique, qui fait totalement abstraction de la notion de centralité chinoise, a été reprise bien plus tard, notamment à l’époque Meiji au xixe siècle, par les Japonais qui voulaient ainsi affirmer leur volonté de ne pas reconnaître la centralité chinoise et revendiquer la centralité pour le Japon.

  • 19  Cf. R. Thapar, « The Image of the Barbarian in Early India », Comparative Studies in Society and H (...)
  • 20  Cf. W. Halbfass, India and Europe: An Essay in Philosophical Understanding, Delhi, Motilal Banarsi (...)

30  Pour ne rien arranger, ces moines indiens parlent de la Chine comme d’un pays de mleccha, un terme aux connotations négatives à l’extrême, qui se trouve souvent traduit par « barbares », autrement dit l’équivalent du mot chinois hu. Pire : dans le vocabulaire brahmanique, ce terme sert à désigner tous ceux qui sont en dehors du monde civilisé, c’est-à-dire tous ceux qui sont en dehors de la communauté rituelle, religieuse, sociale et linguistique des Aryens. Il est ici translittéré mielieche qui se décompose en mie 蔑 (dédaigner, mépriser), lie 戾 (pervers, subversif), che 車 (véhicule) – bel exemple de translittération phonétique assez exacte, combinée avec une transposition de sens. Les mleccha sont considérés comme étant au-dessous même des caṇḍāla qui constituent la plus basse catégorie des hors-castes indigènes et qui étaient perçus, selon Romila Thapar, comme tellement impurs qu’ils étaient contraints de vivre en dehors des villes et des villages19. Wilhelm Halbfass20 va plus loin en situant les mleccha entre les caṇḍāla et les animaux. Plus généralement, Halbfass en arrive à observer que l’Inde des brahmanes ne s’est pas véritablement intéressée à ce qui n’était pas elle, à l’autre :

  • 21  Ibid., p. 182.

There are no Hindu accounts of foreign nations and distant lands. The Indian cultural “colonization” of East and Southeast Asia and the spread of Buddhism are not at all reflected in Sanskrit literature. There is little resonance of the Buddhist activities outside of India in Indian Buddhist literature. The advances of the missionaries, the great translation projects, the enthusiasm with which the Buddhist dharma was welcomed by so many Asian traditions – all this is hardly ever mentioned in India itself, and it has had few repercussions upon the debates between Hinduism and Buddhism , which were carried on in the Indian motherland21.

31 Toujours est-il que l’usage du mot mleccha appliqué à la Chine suscite une réaction d’indignation chez Xuanzang, qui est pourtant un bouddhiste bon teint, mais qui ne peut pas s’empêcher de se rebiffer et de rappeler que la Chine a une civilisation vénérable et qu’on ne peut pas la traiter de « pays de mleccha » :

法師報曰:「法王立教,義尚流通,豈有自得霑心而遺未悟。且彼國衣冠濟濟,法度可遵,君聖臣忠,父慈子孝,貴仁貴義,尚齒尚賢。加以識洞幽微,智與神契。體天作則,七耀無以隱其文;設器分時,六律不能韜其管。故能驅役飛走,感致鬼神,消息陰陽,利安萬物。自遺法東被,咸重大乘,定水澄明,戒香芬馥。向蒙大聖降靈,親麾法化,耳承妙說,目擊金容,並轡長途,未可知也,豈得稱佛不往,遂可輕哉!」

Le Maître de la Loi répondit : « Le roi de la Loi [Bouddha] a instauré son enseignement de façon à ce que son message soit diffusé partout. Comment pouvons-nous en garder pour nous seuls le bénéfice en laissant tomber ceux qui n’ont pas encore connu l’éveil ? En outre, là-bas dans ce pays [la Chine], les gens sont habillés dignement et les lois sont respectées, le souverain est saint et les ministres loyaux, les pères sont aimants et les fils filiaux, on valorise la vertu d’humanité et le sens du juste, on fait honneur aux anciens et aux sages. À cela s’ajoute que le savoir y est profond jusqu’à l’insondable, et que la sagacité rejoint le divin. [Les Chinois] prennent le Ciel comme modèle et les Sept Planètes n’ont pas de secret pour eux. Ils ont inventé des instruments pour diviser le temps, et les six tons musicaux. C’est ainsi qu’ils ont été capables de dompter les animaux, de se mettre au diapason des démons et des esprits, de s’adapter aux fluctuations du Yin et du Yang, et d’apporter paix et bienfait aux dix mille êtres.
Depuis que la Loi léguée [par le Bouddha] s’est répandue à l’Est, [les Chinois] privilégient le Grand Véhicule (Mahāyāna), ils pratiquent la méditation qui décante l’esprit comme de l’eau calme, et observent les règles de la discipline (Vinaya) qui diffusent le parfum de leur influence. Ils font un vœu pour parvenir à l’illumination et aspirent à atteindre le dixième degré de la voie du Bodhisattva. Ils joignent les mains et cultivent leur esprit afin de parvenir à la réalisation des Trois Corps (Trikaya) du Bouddha. En direction des ignorants le Grand Sage (Bouddha) a fait descendre son effet merveilleux, de sorte qu’ils puissent toucher du doigt la transformation opérée par la Loi, que leurs oreilles puissent recevoir ses paroles divines, et que leurs yeux puissent percevoir sa face dorée. Tel un double attelage sur une longue route, nul ne sait jusqu’où il peut aller. Comment pouvez-vous faire si peu de cas de ce pays qui est le mien pour la simple raison qu’aucun Bouddha n’y est allé !

https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17202

ANNUAIRE DU COLLEGE DE FRANCE

La série de cours « Universalité, mondialité, cosmopolitisme (Chine, Japon, Inde ; suite

et fin) » est disponible, en audio et vidéo, sur le site internet du Collège de France

(https://www.college-de-france.fr/site/anne-cheng/course-2018-2019.htm), ainsi que le

colloque « Historians of Asia on political violence » (https://www.college-de-france.fr/

site/anne-cheng/symposium-2018-2019.htm).

Avec l’aimable autorisation de Madame Anne Cheng

 

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