Par Hubert Durt :
Parmi les religions indiennes et parmi les religions du monde en général, une originalité du bouddhisme est d’avoir donné une place centrale à la discipline monastique (Vinaya). Le code disciplinaire est censé avoir été promulgué par le Bouddha lui-même, qui l’aurait placé au même niveau d’importance que sa prédication doctrinale. On soupçonne à présent que ce code, certes très ancien, reflète dans la communauté une tendance centripète en faveur du monachisme, établi dans des monastères (vihāra). Cette institutionnalisation aurait fait suite à une période centrifuge d’ascétisme extrême pratiqué dans des ermitages forestiers (āraṇya).
Des règles existent aussi dans le jainisme mais leur visée me semble plus limitée. Dans l’autre religion universelle à tradition monastique, le christianisme, les règles, par exemple de Saint Basile, puis de Saint Benoît, apparaissent tardivement et se nourrissent des Évangiles, qui leur sont antérieurs de plusieurs siècles.
I. Aperçu sur le Bouddha et la communauté primitive
Ce n’est sans doute pas le bouddhisme qui a créé le monachisme. D’après les traditions légendaires, le milieu entourant le Bouddha semble pétri de religieux errants (śramaṇa), formant souvent communauté autour de maîtres, dont souvent nous connaissons les noms, et parfois aussi les doctrines, pour autant que nous puissions nous fier aux descriptions, faites de clichés assez caricaturaux, qu’en donnent les Écrits bouddhiques.
Tel nous apparaît l’enseignement des deux maîtres que le Bouddha renia avant son illumination (bodhi), tel aussi celui des six « maîtres d’erreur ». Le Bouddha lui-même fut un śramaṇa et c’est de ce nom (qui devait passer en grec, puis dans le français du xviiie siècle : « samanéen ») qu’il est appelé par ceux qui ne sont pas ses disciples.
Mais ce qui caractérise le Bouddha, c’est qu’il se veut, lui, sans maître. Ce point le différencie de son contemporain, le Mahāvira, fondateur du jaïnisme. Tout au plus a-t-il des prédécesseurs : les Bouddha du passé. En outre, il ne se veut pas de successeur. Chaque religieux est sa propre « lampe » (en pāli et en sanskrit : dīpa) ou sa propre « île » (en pāli : dīpa, en sanskrit : dvīpa) et c’est la doctrine (dharma) qui devra diriger la communauté (saṃgha) après l’extinction (parinirvāṇa) du Bouddha.
La légende, avec sans doute quelque véracité historique, nous apprend que le disciple Mahā-kāśyapa, qui n’était pas présent au parinirvāṇa du Bouddha, prit la tête de la Communauté désemparée en organisant un concile, le Concile des Cinq cents arhat à Râjagrha, dont l’objet était de compiler l’enseignement dispensé par le Bouddha au cours de ses 40 ans de prédication. C’est alors qu’apparaît la distinction entre deux types et deux corpus d’enseignement authentique attribué au Bouddha, le Dharma proprement dit, qui sera plus tard désigné comme « corbeille des Textes » (Sūtra-piṭaka), dont la récitation est confiée au disciple Ananda, et le Vinaya, la « corbeille de la Discipline » (Vinaya-piṭaka), dont la récitation est confiée au disciple Upāli, ancien praticien – le détail est significatif – d’un métier peu honorable : barbier.
Le récit de ce Premier Concile, comme aussi de celui qui lui fait suite, situé traditionnellement cent ans plus tard à Vaiśālī, qui groupa 700 arhat et eut pour objet la régularisation de dix interprétations erronées de la discipline, sont le point de départ de l’histoire du bouddhisme postérieur au Bouddha. Nous pouvons dire que les règles de la discipline sont l’embryon d’un droit très particulier qui n’est pas seulement propre au bouddhisme, mais qui est aussi restreint à la communauté monastique. Nous venons de voir que ces règles sont aussi à la source du bouddhisme. De là, l’équation de l’exposé qui va suivre : histoire + droit = légitimité. Par histoire, j’entends l’histoire de la communauté et la succession des maîtres ou patriarches. Par droit, j’entends le code du « Pénitentiel » (Pratimoksa) et les « Règlements » (Karmavācanā) de la « Loi interne » (Neifa, selon la formule de Yijing [635-713], religieux chinois dont il sera plusieurs fois question).
II. Contenu de la discipline
Je n’évoquerai ici que le contenu de la ou des disciplines bouddhiques. Je me bornerai ici à signaler la valeur légitimante de ce corpus que sont les Vinaya. Pour une description plus générale, je ne peux mieux faire que de renvoyer à l’analyse qu’en donne É. Lamotte dans son Histoire du bouddhisme indien, publiée par l’Institut Orientaliste de l’Université de Louvain en 1958.
Nous pouvons imaginer que ce qu’a récité Upāli au Premier Concile devait être les points, en fait les défenses-à-mémoriser (śikṣāpada), du Prātimoksa, c’est-à-dire une liste de manquements à la règle, rangés selon l’ordre de leur gravité. Encore aujourd’hui, chaque quinzaine, on récite cette liste dans les monastères de l’école Theravàdin afin de permettre aux « s » (bhikṣu) de confesser personnellement leurs fautes éventuelles. Cette liste, qui est restée remarquablement uniforme dans les six codes de discipline conservés, est probablement très archaïque. Le deuxième élément du Vinaya est, nous l’avons dit, les Karmavācanā groupant une série variable de règlements d’ordre intérieur de la Communauté. Ils concernent des nécessités comme le vêtement, la nourriture, le logement, les remèdes ou des événements de l’année religieuse.
III. Pluralité des codes
À propos de ces six codes, je vous rappelle qu’ils ont appartenu chacun à une école différente du bouddhisme tel qu’il fut diffusé entre la fin de l’ère ancienne et les premiers siècles de l’ère chrétienne. En dehors de leurs différences sectaires, les différences qu’il existe entre ces six Vinaya sont linguistiques. Le bouddhisme s’est diffusé en trois groupes de langue :
- les langues indiennes (pāli, sanskrit),
- le chinois (pour lequel j’utilise le sigle T. qui renvoie à l’édition japonaise [Taishō] du Canon bouddhique chinois),
- le tibétain.
Le Vinaya le plus connu, parce que traduit en anglais, est le Vinaya Theravādin, conservé seulement en pâli. Un autre code de discipline, plus étendu, est le Vinaya des Mūlasarvāstivādin, conservé en sanskrit (nous le connaissons grâce à la découverte des manuscrits de Gilgit en 1931), en chinois (T. 1442-1451, traduction de Yijing effectuée entre 700 et 712) et en tibétain (Dulva). Les quatre derniers Vinaya ne subsistent qu’en chinois, langue dans laquelle chacun fut traduit durant la même très brève période, à peu près les deux premières décennies du ve siècle (404-423). Deux de ces Vinaya en chinois, celui des Mahīśāsaka (T. 1 422 en 5 parties) et celui des Dharmaguptaka (T. 1 428 en 4 parties) sont proches du Vinaya pāli, le 3e, celui des Sarvāstivādin (T. 1 435 en 10 récitations), connu aussi par quelques fragments sanskrits, est proche du Vinaya des Mūlasarvāstivādin, et le 4e, celui des Mahāsāṃghika, les « majoritaires » (T. 1 425) lors d’un schisme très ancien, a des caractères très originaux et sans doute archaïques. Il en subsiste d’assez nombreux fragments en sanskrit.
Toutes les six écoles que j’ai mentionnées appartiennent au bouddhisme le plus ancien, le « véhicule des Auditeurs » (śrāvakayāna), souvent appelé « Petit Véhicule » (Hīnayāna). Elles présentent entre elles d’importantes différences doctrinales, mais leurs divergences dans leur Vinaya s’expliquent sans doute surtout par les variations inévitables que subit une transmission orale qui, avant de recevoir une transcription tardive, se répandit au cours d’une longue durée dans des régions très éloignées les unes des autres sur l’immense étendue du sous-continent indien. L’important ici est qu’on ne puisse imaginer une communauté sans Vinaya ou, à tout le moins, sans récitation du Prātimokṣa.
IV. Propagation du Vinaya en Chine
Si les communautés chinoises firent traduire les Vinaya à la même époque, c’est qu’à cette époque d’essor du Bouddhisme, où Daoan (312-385) et Huiyuan (334-416) jouèrent un rôle important, il y eut un peu partout en Chine une hantise de régularisation sur le modèle indien. Les quatre codes que j’ai cités en dernier lieu furent traduits au début du ve siècle dans des régions différentes de la Chine. Une anecdote est significative : à la fin de ce même ve siècle, le bruit courut que dans le sud de la Chine avait débarqué un moine indien porteur du manuscrit original du Vinaya qu’aurait récité Upāli. Ce manuscrit n’a jamais existé puisque l’écriture (d’origine araméenne) ne s’est diffusée en Inde qu’après le temps du Bouddha. En outre, ce vénérable manuscrit aurait été troué de clous qu’on y aurait enfoncés chaque année depuis le Concile de Rājagṛha : ce qui permettait de dater précisément l’extinction du Bouddha et ipso facto de répandre en Chine une datation de la vie du Bouddha en vogue à Sri Lanka. Cette nouvelle datation du Parinirvâna en 486 avant J.-C. situait le Bouddha à une époque moins reculée que celle que lui attribuaient les historiens chinois.
Deux siècles plus tard, à la fin du viie siècle, le pèlerin et traducteur chinois Yijing avait encore la préoccupation du retour aux sources indiennes lorsqu’il fit un rapport sur l’observance de la discipline ou « Loi interne » dans les « Mers du Sud ». Ainsi désignait-il les communautés de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, où prédominait le Vinaya des Mūlasarvāstivādin. Ce rapport (T. 2125) traduit en anglais par Takakusu en 1896 reste un outil indispensable pour comprendre comment était compris le Vinaya un millénaire après sa promulgation originelle. Rappelons que rentré en Chine, ce fut Yijing qui traduisit en chinois le Vinaya des Mūlasarvāstivādin.
V. Rôle du Vinaya
Comment expliquer cet attachement aux règles de discipline qui ne sont ni un code de droit canon, puisqu’elles ne s’appliquent qu’au sein de la communauté monastique, ni même une morale, puisqu’elles ne concernent que des religieux ? À certains égards, je pense à la fameuse maxime du judaïsme : les Juifs ont gardé le Sabbat, le Sabbat a gardé les Juifs. La récitation régulière du Prātimokṣa joua un rôle analogue.
À propos du respect jaloux du Vinaya, je vois encore cinq éléments qui peuvent être éclairants.
- Le monde bouddhique ancien était sans autorité centrale, même si nous y devinons à partir de Mahā-kāsyapa une succession de figures d’autorité, parfois appelés « patriarches ». Très vite, ces figures d’autorité furent produites par des spécialisations dans l’une des trois corbeilles (on parle de « porteurs du Vinaya » [Vinayadhāra]), voire dans les trois corbeilles (Tripiṭaka) à la fois. C’est un processus que nous connaissons mieux par l’épigraphie que par les textes.
- Le monde bouddhique ancien se différencia très vite des groupes de śramaṇa errants, dont il fut question plus haut, par la constitution de monastères permanents, les vihāra, plus résidences que lieux de culte. J’ai dit plus haut qu’il semble y avoir eu dès l’origine une tension entre ermitages forestiers et monastères établis. Cette évolution se fit à une époque où la société indienne se faisait plus commerçante et urbaine. Pour un grand monastère en marge d’une cité organisée, un règlement d’ordre intérieur est un besoin vital.
- Les religieux bouddhiques étaient célibataires et survivaient en grande partie grâce à la mendicité. Ce qui entraîna un souci de continuité par la doctrine et par la règle, différent de la continuité rituelle qui caractérisait le monde des brahmanes, prêtres, pères de famille et propriétaires.
- Au iiie siècle av. J.-C., le roi Aśoka, favorable au bouddhisme, a unifié la plus grande partie du sous-continent indien, ce qui a favorisé une diaspora commerçante et un essor missionnaire à l’intérieur de l’Inde et au-delà de ses frontières, vers Sri Lanka, vers la Sérinde et vers l’Asie du Sud-Est. Une diffusion mais aussi une fragmentation du bouddhisme en ont résulté. Cette fragmentation dans un immense espace et les tendances centrifuges qui produisirent les différentes écoles furent en partie neutralisées par le maintien de règles qui restèrent remarquablement uniformes.
- Un cinquième point sur lequel je voudrais insister va un peu à contre-courant d’une explication qui s’est répandue naguère sur la formation du Grand Véhicule comme un mouvement laïc. Je sais que sur ce point je me sépare d’une des thèses de mon maître, Mgr Lamotte, alors que le présent exposé se veut dépendant de son œuvre d’historien et d’exégète, qui est une contribution majeure aux études bouddhiques. Il me semble que le bouddhisme est resté un mouvement finalement très monastique, très porté sur l’ascétisme en Chine, tandis qu’au Japon, depuis plusieurs siècles, s’est développé une évidente sécularisation (ce qui est loin d’être une laïcisation !).
VI. Place des dévots laïcs et définition de la « religion »
Les laïcs sont avant tout les fournisseurs de support matériel à la communauté. Leur vertu primordiale est le don (dāna). En prenant des voeux de membres minute iure (upāsaka) de la Communauté, ils peuvent participer à la discipline sous son aspect d’observation de règles de conduite (śīla) qui recoupent d’une certaine manière certaines des défenses (śikṣāpada) du Prātimokśa des religieux. Mais il est important de constater que l’ordre suivi n’est pas le même : pour le religieux, les 4 fautes irrémissibles sont 1) contre la chasteté, 2) contre la pauvreté (le vol), 3) contre la vie (le meurtre), 4) contre la prétention à la sainteté. Cet ordre est très « ecclésiastique », car la chasteté et la pauvreté sont des qualités « emblématiques » du religieux. Pour le laïc par contre, les 5 mauvais actes auxquels il faut renoncer sont 1) le meurtre (ahiṃsa, comme dans le jainisme), 2) le vol, 3) l’adultère, 4) le mensonge, 5) l’usage d’alcool qu’on étend aujourd’hui aux intoxicants en général. Il s’agit d’un ordre plus proche de ce qui me semble être le droit naturel.
Pour montrer encore l’importance du Vinaya pour les bouddhistes, il faut aussi rappeler que l’observation des règles de conduite (śīla) entrent dans la définition même de leur religion. Si l’on ne tient pas compte des définitions de type chrétien (avec référence à Dieu et à l’âme) qu’on a trop longtemps imposées à n’importe quelle religion, je crois que pour un bouddhiste (quelque soit son « véhicule »), l’essentiel d’une religion est l’union de 1) śīla, à prendre comme observance de la morale, 2) de « concentration » (samādhi), à prendre comme pratique de la méditation, donnant accès à 3) prajnà, à prendre comme « sagesse », essai d’atteinte d’une connaissance transcendante. Nous sommes assurément ici proches d’une gnose et de sa mystique. D’autre part, śīla intervient à nouveau en deuxième place dans l’énumération des six « perfections » (pāramitā) promues par le Mahāyāna.
En me référant à l’histoire du bouddhisme ancien dans ses grandes lignes, je crois avoir démontré le rôle fondamental que jouent le Vinaya et, en particulier, son aspect à la fois moral et pénitentiel, représenté par les « défenses » du Prātimokśa. J’ai dit au début de cet exposé qu’il me semblait que la légitimité me semblait résulter de la continuité de la communauté liée à la stabilité de son code. La suite de cet exposé consistera surtout à affiner cette thèse grâce à différents aspects historiques et sociaux du bouddhisme. Je pense en particulier que le souci de continuité légitime a renforcé le rôle fondamental du Vinaya. Une caractéristique du bouddhisme en tant que religion est sa hantise de durer (très perceptible dans les Sutra du Grand Véhicule) afin de pouvoir continuer à exercer son œuvre salvifique.
VII. Influence du Vinaya
1. Constitution d’une « École » en Extrême-Orient
La communauté fragile se maintient par la récitation du Prātimokśa, à la réunion, liée aux lunaisons, de l’Uposatha. La communauté sans famille se renouvelle par l’ordination selon les règles (upasampadā) des nouveaux religieux. De là, le souci que manifestèrent les Chinois, après l’ère des conversions individuelles, de pouvoir disposer de textes authentiques de Vinaya pour rendre valides leurs ordinations. Le même souci se manifeste au début de l’implantation du bouddhisme au Japon : des nonnes sont envoyées en Corée pour recevoir une ordination valide. Un siècle plus tard, un illustre moine chinois dont le nom est surtout connu par la prononciation japonaise de son nom : Ganjin (688-753) introduit au Japon une « estrade aux défenses » (kaidan), « plate-forme d’ordination » permettant (non sans ambiguïté) un certain monopole d’État sur les vocations religieuses.
Sous l’influence de Ganjin se forme au Japon une école analogue à celle qui existait depuis quelques dizaines d’années en Chine. Appelée « école du Vinaya » (risshū), elle met en évidence, dans un Extrême-Orient presque complètement mahayanique, la discipline de l’école Dharmaguptaka. Notons cependant que le fait qu’il se soit fondé une école de Discipline n’empêche pas des adhérents aux autres écoles de se spécialiser dans le Vinaya : les maîtres en Vinaya (risshi) ne sont pas tous de l’école risshü. L’école Chan/Zen aura notamment un courant de « règles pures » (shingi) inspirées du Vinaya. D’autre part, pour ce qui n’est pas strictement disciplinaire, les adhérents chinois et japonais de l’école de Discipline se situent dans la mouvance du Mahāyāna.
2. Introduction de la méthode historique en Asie méridionale
À Sri Lanka et dans l’Asie du Sud-Est, il semble bien que la responsabilité de l’étude du Vinaya ait aidé la naissance d’une certaine historiographie. S’il y a des parties narratives, le plus souvent concernant la vie du Bouddha, dans les sūtras, ces narrations sont plus systématisées dans le Vinaya et englobent ces « Actes de la Communauté » que sont les récits des deux premiers conciles, mentionnés plus haut. On ne s’étonnera pas que ce soit dans les commentaires de tels récits, très probablement écrits d’abord en singhalais puis traduits en pâli avant le ve siècle de l’ère chrétienne, que se sont formées les chroniques à la fois du royaume et des grands centres de pèlerinage de Sri Lanka. Une telle historiographie, soumise à certains clichés « vinayiques », s’est répandue en Asie du Sud-Est.
Pour les religions pratiquées au sud de l’Himalaya, parmi lesquelles figure le bouddhisme Theravâdin, une telle compilation d’« Histoires » (vaṃsa) est un phénomène assez isolé. En Chine, au Tibet, au Japon, en Corée, l’histoire ecclésiastique bouddhique a connu un grand développement et, par plusieurs recoupements, mais il faudrait sur ce sujet une étude globale, il semble que l’étude du Vinaya et l’étude de l’histoire aient souvent été proches. Ce qui, dans la perspective légitimiste (histoire + droit) dont nous avons parlé plus haut n’a rien d’étonnant. Dans les années 1950, le Professeur Frauwallner avait même lancé l’hypothèse que l’Ur-vinaya dont dépendent les six Vinaya subsistant aujourd’hui possédait une chronique, perdue depuis une haute antiquité, dont se seraient inspirés les récits sur la vie du Bouddha et l’histoire de l’ancien Saṃgha que nous connaissons par fragments dispersés.
VIII. Vinaya et société
Pour revenir au droit qui fait l’objet de cette journée, je voudrais encore dire un mot sur l’aspect juridique de ce Vinaya que j’ai appelé le plus souvent « code » de discipline bouddhique. En fait, si le Vinaya contient un pénitentiel et une multitude de règlements concernant l’organisation interne d’une communauté, le droit civil et les règles sociales du monde extérieur n’y apparaissent que peu et surtout en négatif. Il est parfois question de la loi civile, appelée la « loi du roi » (rājadharma), mais, dans la tradition la plus ancienne, le roi est parfois, comme les voleurs, classé comme une calamité. Ajoutons que l’appréciation des rois, surtout quand ils protègent le bouddhisme, connaîtra au cours de l’histoire bien des variations... Quand il est question de société civile, son organisation, notamment la hiérarchie des castes, n’est pas mise en question. Mais, et c’est très important, il n’est pas tenu compte du système des castes dans la vie religieuse de la communauté, comme l’a montré l’exemple du barbier Upāli. Vue du point de vue de la tradition indienne, une telle position, qui attira l’attention de Gobineau, ne peut être ni sous-estimée, ni surestimée. La deuxième tendance prévalut un peu dans l’Inde des années 1930, lors de l’exaltation du « bouddhisme comme religion sans caste » par le mouvement anti-ségrégation du Dr Ambedkar (1891-1956).
IX. Vinaya et droit pénal
Insistons enfin sur le point que le pénitentiel (Prātimokṣa), énumération de manquements, n’est que marginalement un code pénal. Il n’est prévu aucun châtiment corporel. La sanction majeure est l’expulsion de la communauté, avec comme corollaire éventuel, l’abandon du coupable (pour un meurtre ou un vol) à la loi du roi. Pour le reste, les sanctions sont des suspensions temporaires, des restitutions ou réparations, et surtout l’aveu. Pour ce qui est des règlements de pratique quotidienne des Karmavācanā, il semble que, comme d’ailleurs pour le Prātimokṣa, l’importance accordée à la tradition en tant que telle ne pouvait pas ne pas engendrer un certain formalisme et un certain ritualisme. J’ai étudié, dans l’encyclopédie Hōbōgirin, le processus de formalisation dans le traitement des fautes graves d’intention (sthūlātyaya) et celui de ritualisation dans le cas du recours aux bâtonnets (alākā) dans le vote monastique qu’on a considéré non sans raison comme une des expressions les plus anciennes de la démocratie. Ce formalisme a entraîné une certaine dérision à l’égard des « porteurs » ou maîtres de discipline. Yijing nous signale qu’en Inde, on les signalait comme experts en deux contemplations (vipāśyana) : celle de l’eau et celle de l’heure (guansui guansi). Ce qui signifie qu’ils veillent à ce que, le matin, l’eau de leurs ablutions soit filtrée et sans insecte et, avant midi, à ce que l’ombre d’un bâton leur indique l’heure de manger. Les plaisanteries anticléricales sont universelles !
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Ce qui est plus représentatif, dirai-je pour conclure, c’est que, sauf peut-être au Japon, le Vinaya a joué son rôle de mainteneur de continuité malgré toutes les dissidences qui fissurèrent le bouddhisme. Rien ne le montre mieux que les mouvements de restauration du Vinaya comme retour au bouddhisme primitif, le bouddhisme tel que le prêchait la « bouche d’or » du Bouddha. Je vous ai signalé l’attention au Vinaya de la Chine des ive -ve siècles et des viie - viiie siècles. Un retour au Vinaya via le Rapport de Yijing se signale dans le Japon du xviiie siècle avec Jiun Sonja ou Jiun Onkô (1718-1804) surnommé Kāśyapa. En Thaïlande, où un juriste français, René Lingat, étudia le Vinaya ; c’est aussi vers ce code monastique que se tournèrent les réformateurs liés à la famille royale aux xixe et xxe siècles. Il faut cependant ajouter que ce n’est pas le Vinaya qui sert de référence aux réformistes contemporains. J’ajouterai comme point final (qui demanderait un nouvel exposé) qu’aujourd’hui, dans toute l’Asie, les plus fidèles observantes du Vinaya me semblent être, non pas les bhikṣu, mais les nonnes mendiantes (bhikṣṇï)
DURT, Hubert. “Le Vinaya : source et légitimité de la communauté bouddhiste” in : Le bouddhisme et ses normes : Traditions - modernités [en ligne]. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2006 (généré le 24 janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pus/14985>. ISBN : 979-10-344-0412-4. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pus.14985.