karma ieb

Par Philippe Cornu

Pourquoi, dans le bouddhisme, accorde-t-on une si grande importance aux actes et à ce qui les motive ? Tout d'abord parce que les actes participent d'une causalité généralisée, la production interdépendante qui anime chaque phénomène en cet univers transitoire, mais aussi parce qu'ils constituent le moteur intime du devenir de chaque individu. Or cette thèse se substitue à celle d'un principe créateur extérieur, chère à la plupart des religions...

Un monde composite et transitoire

Le bouddhisme n'est pas une religion de l'être. Il ne reconnaît l'existence de substances permanentes ni chez les êtres vivants ni dans les choses. Sa vision n'est pas davantage celle d'une certaine pensée occidentale de tradition aristotélicienne, qui voit dans les transformations d'un phénomène des modifications n'entraînant pas la destruction de son essence. L'enseignement du Bouddha insiste, au contraire, sur la nature transitoire de toutes choses — qu'il s'agisse de phénomènes d'ordre matériel ou bien psychique. Né de causes et de conditions, tout phénomène est une composition qui s'intègre dans une chaîne causale ininterrompue où il devient la cause ou l'une des conditions de l'émergence de nouveaux phénomènes, tout aussi transitoires. Ainsi conditionné, il est nécessairement temporaire car à peine né, il ne tarde pas à s'abolir en produisant autre chose. La causalité bouddhique ou interdépendance consiste précisément en cette interaction toujours renouvelée de phénomènes momentanés. Quant à l'apparente stabilité de ce monde, elle n'est, nous dit le Bouddha, que le produit de l'imperfection de nos sens, inaptes à saisir le caractère momentané de toutes choses. N'est-il pas vrai qu'au cinéma nous ne percevons la continuité de l'action d'un film qu'à cause de la vitesse de déroulement de la bande et de l'incapacité de notre œil à percevoir une à une les images du film ? 

Mais si tout phénomène est momentané, on admet aussi l'existence de séries corrélées : d'un grain de riz surgira toujours une pousse de riz, et non une pousse d'orge ou n'importe quel autre phénomène. Cette loi de série explique ainsi la cohérence que l'on constate entre une cause spécifique et son effet.
 

Des actes conditionnés et conditionnants

Laissant de côté la simple succession mécanique de causes à effets des phénomènes physiques, penchons-nous à présent sur l'acte perpétré par un être vivant — c'est-à-dire un être doué de conscience (ici compris comme un "sentiment immédiat, parfois irréfléchi, de l'existence du monde et de soi"), qu'il soit humain, animal ou autre.

Un tel acte n'est fondateur de notre devenir que s'il est intentionnel, c'est-à-dire motivé. Pour être plus précis, l'intention ou motivation de l'acte est ce qui dirige l'esprit vers son objet. Quand se présente un objet agréable devant moi, je conçois le désir de me l'approprier. Ce désir est le facteur déclenchant, l'intention qui tourne mon esprit vers cet objet désirable. C'est une émotion motivante puisqu'elle va m'inciter à agir pour l'acquérir. L'action a de ce fait un but : l'obtention de l'objet sur lequel j'ai fixé mon esprit. Même lorsque qu'un acte motivé implique surtout l'usage de la parole ou une action du corps, il prend avant tout naissance dans l'esprit. Et son achèvement, satisfaisant ou non, affecte en fin de compte l'esprit. L'ensemble constitué par l'intention motivante, la mise en œuvre de l'acte et son achèvement constitue un karmaKarma est un mot sanskrit dont la racine kr- est aussi à l'origine du verbe "créer" en français. Autrement dit, l'acte est conditionné puisqu'il est le produit de causes et de conditions antérieures— la manifestation, le moment venu, de l'objet devant moi et la réaction qu'il suscite en moi — mais il est lui-même conditionnant car producteur d'un effet. Or, l'effet ou fruit du karma est différé dans le temps, pouvant se manifester longtemps après l'achèvement de l'acte. Pendant ce temps de latence l'esprit porte en lui la trace rémanente de l'acte, laquelle fait le trait d'union entre la cause et son effet retardé. Cette imprégnation se comporte comme la virtualité ou le germe d'un fruit futur. Quand les conditions le permettent, ce germe mûrit et produit l'effet différé du karma ou rétribution de l'acte. En vertu de la corrélation étroite entre la cause et l'effet, cette rétribution a la même teneur que l'acte motivé qui lui a donné naissance. Autrement dit, un acte favorable produit un résultat agréable, un acte défavorable, un effet désagréable. Or ce n'est pas le caractère immédiatement bénéfique ou difficile de l'acte qui fait de lui un acte favorable ou défavorable, mais bien ses véritables conséquences à long terme pour soi-même et autrui. Si donc j'ai satisfait mes désirs en causant de la souffrance à autrui, la rétribution en sera douloureuse, même si dans l'immédiat mon acte m'a apporté satisfaction. Au contraire, s'il était motivé par le souci de l'autre ou le désir d'aider, il aura pour résultat une rétribution agréable ou favorable, même s'il m'est apparu sur le moment difficile à accomplir. En pratique, ce n'est pas si simple. La plupart du temps, nos sentiments sont mélangés, nos actes peuvent échouer, être teintés de regret ou bien avoir des conséquences plus importantes que nous ne le souhaitions, et la coloration et la force de la rétribution en seront affectées. Par ailleurs, nous agissons à chaque instant, et innombrables sont les karma accomplis, les uns favorables, les autres défavorables.

Ainsi, nous vivons le résultat de myriades d'actes passés et par nos actes présents, nous préparons ce que sera notre avenir. Cette formulation entraîne d'importantes implications. 

Aliénés par les habitudes et la croyance au moi

Tant que nous suivons aveuglément nos désirs ou nos aversions, nous faisons partie de ces êtres esclaves de leurs habitudes passées. Notre vie est une aliénation continuelle qui ne nous laisse d'autre choix que de poursuivre ou de renforcer des comportements antérieurs. Il n'y a guère de liberté ou de libre-arbitre dans ces conditions. Ensuite, bien que nous recherchions tous plus ou moins consciemment le bonheur, nous savons par expérience que nos actes, quand ils sont motivés par des passions incontrôlées, nous mènent vers des situations plus douloureuses qu'heureuses, ce que les maîtres bouddhistes résument ainsi : « Tous les êtres animés qui peuplent par milliards l'immensité de l'univers, jusqu'au plus petit, désirent tous être heureux et ne pas souffrir. Cependant, malgré leurs efforts incessants pour y parvenir, aucun d'entre eux ne comprend que le bonheur résulte des actes vertueux, et la souffrance, des actes malveillants. C'est ainsi que, tournant le dos à leur propre bien-être, ils se précipitent aveuglément vers le malheur. »

La notion de karma entre dans le cadre de la “vérité sur l’origine de la souffrance”, la deuxième des Quatre Nobles Vérités énoncées par le Bouddha. L’acte semble donc se situer au cœur du processus qui nous plonge dans l’affliction. Comment cela ? En énonçant les causes de la souffrance, l'Éveillé a désigné le coupable : la soif, autrement dit la soif d'appropriation de ce qui est désirable ou agréable, mais aussi son opposé, la répulsion ou l'aversion à l'égard des objets indésirables ou désagréables. Ces deux pôles, le désir-attraction et l'aversion-haine, sont eux-mêmes le produit d'un conditionnement antérieur : je désire m'approprier les objets qui me rappellent d'autres objets grâce auxquels j'ai éprouvé, par le passé, des sensations agréables. Je repousse avec horreur ou colère les objets ou les êtres semblables à d'autres qui, autrefois, m'ont infligé souffrance et tourments. Ce qui ressemble à un banal instinct de survie procède, nous dit le Bouddha, de l'ignorance, un aveuglement qui nous voile la nature réelle des choses. La soif qui nous anime a pour pivot la survie du "moi" de l'individu, qui est le sentiment d'identification au "je" et au "mien". Or ce "moi" que nous chérissons n'est, à bien y regarder, qu'un assemblage temporaire de phénomènes momentanés et notre identification à ce "moi" comme à un principe permanent n'est qu'une imposture de l'esprit. Ce "moi" est une pure convention, certes commode, mais sans consistance ontologique. Or, toutes nos pensées et donc tous nos actes tournent autour de cet axe de vie fictif. Cette croyance nous porte à faire passer notre intérêt personnel avant celui d'autrui et induit des comportements égoïstes facteurs de souffrances qui deviennent une multitude de karma défavorables. Shântideva, un maître indien du VIIIe siècle, aimait à dire : « Toutes les catastrophes, toutes les douleurs, tous les périls viennent de l'attachement au "moi" : pourquoi m'accrocher à ce démon ? ». 

La chaîne causale de la souffrance est implacable : le karma n'est que l'expression en acte de la croyance au "moi". Tant que durera cette croyance, obnubilé par cette soif égotique, j'ignorerai mes besoins réels et ceux d'autrui et provoquerai souffrance et frustration. L'empreinte rémanente laissée par l'acte en mon esprit m'obligera plus tard à en subir la rétribution sous la forme de situations douloureuses. Tant que je ne briserai pas cette chaîne, la souffrance sera mon lot...

L'individualité du karma

Le mot karma est certes passé dans le dictionnaire, mais nombre d'idées erronées circulent à son sujet, comme celle du « karma collectif ». Selon la doctrine bouddhique, toute idée de phénomène collectif, toute catégorie générale n'est qu'une convention, une image mentale sans véritable réalité. Seuls les phénomènes singuliers existent du fait de leur efficience causale. L'idée de "feu" en général, qui englobe tous les feux imaginables, ne brûle pas. Seul un feu singulier peut embraser une forêt. De même l'acte motivé, doué d'efficience, ne peut être que le fait de l'individu et non d'une collectivité. Comment une "collectivité" d'individus, abstraction mentale sans réalité propre, pourrait-elle être l'auteur d'un acte unique et en subir l'effet collectivement ? Nuançons cependant : la "collectivité" étant un rassemblement d'individus, elle constitue une condition générale qui influence nécessairement l'action de chacun de ses membres. Mais elle n'est capable ni en elle-même ni par elle-même d'induire un karma. Il n'y a donc pas de « karma collectif » en tant que tel dans le bouddhisme. Quand plusieurs individus accomplissent un même type d'acte ensemble et au même moment, en réalité, c'est chaque individu qui agit et porte la charge entière de son acte. Même sa complicité à l'égard des actes de ses compagnons est un acte mental dont il assumera seul les conséquences. 

C'est ainsi que l'idée d'un châtiment karmique collectif subi par tout un "peuple" en vertu de ce que ce même "peuple" aurait collectivement commis dans le passé est tout bonnement contraire à la doctrine bouddhique. Non seulement l'idée de "peuple" est une notion générale, mais les individus qui le composent à un certain moment sont distincts de ceux qui le composaient à une époque révolue. En outre, on ne saurait subir ce que d’autres ont perpétré dans le passé. Enfin, une catastrophe collective n'est pas nécessairement de nature karmique et en supposant qu'elle le soit, elle n'est alors que la coïncidence temporelle et localisée du mûrissement d'un ensemble de karma toujours singuliers, bien que déclenché dans des circonstances communes. 

Assumer sans culpabiliser

Tant que nous agissons sous l’emprise de l’ignorance, du désir et de la colère, nous ne pourrons que souffrir des conséquences de nos actes, que ce soit dans cette vie même ou dans les vies suivantes. Mais nous sommes aussi tributaires des actes passés dont nous accueillons les conséquences à présent. Ce qui nous arrive n'est donc pas le fait d'une justice divine extérieure (le karma n'a pas à être juste, il est naturel), car nous ne faisons qu'assumer le moment venu les conséquences de nos actes passés. L'idée d'un Dieu créateur auprès duquel ses créatures sont censées rendre compte de leurs actes est tout à fait étrangère au bouddhisme, la causalité propre aux êtres la rendant inutile. Mais la dimension morale de l'acte individuel ne s'en trouve pas pour autant annihilée, comme nous l'avons vu. Et si le "moi" est une fiction, qui donc récolte les effets différés du karma ? Derrière cette question s'en trouve une autre, tout aussi épineuse, celle des renaissance individuelles successives. Ce qui renaît n'est point le "moi" d'un individu, mais la somme des conditionnements mentaux, des traces karmiques et des habitudes accumulées qui constituent le continuum mental de cet individu. Cette renaissance se produit en fait à chaque instant qui passe. Poursuivant son cours, le continuum mental est semblable à un fleuve : il est l'écoulement ininterrompu d'un flot d'événements transitoires sans cesse renouvelés. Quant aux vies successives, le bouddhisme suppose simplement que le fleuve de la conscience ne s'interrompt pas lors de la mort, mais poursuit son écoulement vers une autre vie dont les conditions seront déterminées par le mûrissement du karma passé qu'il porte en lui. Un acte étant accompli dans une vie donnée, sa trace est déposée dans le continuum de la conscience où il mûrira tôt ou tard, en cette même vie ou dans celles qui suivent. Ce n'est donc ni le même “individu” ni un être radicalement autre qui assumera le fruit de l'acte mais bien le même continuum de conscience dans une nouvelle existence. Aussi, quand il traverse des situations difficiles, un bouddhiste évitera de se sentir coupable d'actes anciens dont il n'a plus conscience. Il prendra, s'il le peut, son mal en patience, sans y ajouter d'inutile amertume ni accuser autrui de ses maux. Et lorsqu'il sera témoin des tourments d'autrui, il évitera de juger, mais bien au contraire, s'efforcera de renforcer sa compassion et sa volonté d'aider autrui à rompre les chaînes du conditionnement karmique. 

S'affranchir des chaînes du karma ...

En prenant conscience de l'impact réel de nos actes sur autrui et nous-mêmes, il est possible, peu à peu, de réorienter nos actes présents vers des buts vertueux et par conséquent d'infléchir l'avenir. Cette réorientation comprend deux aspects : l'abandon des karma défavorables et le développement de karma favorables. Ces derniers, qui comprennent les actes de générosité, de bienfaisance, etc., sont appelés actes méritoires parce que leur rétribution ultérieure sera un facteur de vie heureuse et libre, qui facilitera le cheminement vers l'Éveil. Mais accumuler des actes méritoires ne suffit pas. Pour atteindre la libération, il faut y adjoindre la sagesse ou connaissance supérieure qui, seule, permet de s'affranchir de l'existence conditionnée ou samsâra. Pour atteindre ce double objectif, le pratiquant dispose des trois outils : la discipline éthique, la méditation et la sagesse. 

La discipline implique une moralisation de l'acte. Cependant, l'éthique bouddhiste ne procède pas tant de règles édictées ou du jugement de ce qui serait "bien" ou "mal" en soi, mais de la constatation d'une causalité effective dans le développement de la souffrance comme du bien-être. Elle consiste en l'adoption de préceptes d'abstention tels que s'efforcer de ne pas prendre la vie, de ne pas prendre ce qui ne nous est pas donné, etc., et de préceptes d'action altruiste comme protéger la vie des êtres, développer la générosité, etc. Sont requis dans les deux cas volonté, vigilance et respect d'autrui. La discipline prévient certes l'acte négatif mais ne suffit pas à dompter l'émergence des passions dans l'esprit. Cela, c'est le rôle de la méditation ou culture de l'esprit. En découvrant que pensées et passions ne sont que des vagues agitant la surface de l'océan de l'esprit, le méditant apprend peu à peu à ne plus s'identifier à elles, à les laisser se dissoudre et à s'en affranchir. Libérer les pensées qui sont à l'origine des actes, c'est se libérer du poids des actes. Enfin, en réfléchissant aux enseignements de la doctrine bouddhique et en clarifiant son esprit, le pratiquant acquiert la sagesse qui tranche l'ignorance et dissipe définitivement les conditionnements mentaux. Peu à peu, les sources du karma étant taries, l'individu parvient à s'affranchir des causes de la souffrance et à s'émanciper de l'existence conditionnée : c'est la libération et l'Éveil. 

Philippe CORNU

Documents d'études

Vous trouverez dans cet espace une sélection de documents qui vous permettront d'approfondir les sujets qui vous intéressent déjà ou d’en découvrir de nouveaux. L’Institut développe régulièrement cette base de données comportant des textes, des vidéos, des photos et documents graphiques. Afin de vous aider dans votre recherche de documents, nous vous proposons différents modes de recherche : 1) lorsque vous ouvrez la page, s’affiche la liste des documents les plus récemment mis en ligne, 2) un moteur de recherche intelligent vous permet deffectuer une recherche en saisissant un mot-clé 3) tous les documents sont renseignés par des "tags", sortes d'étiquettes caractérisant son contenu ou son type ; un document peut reçevoir plussieurs tags et vous pouvez naviguer entre les différents tags et documents taggués.